Il y a quelques mois, j’ai revu avec Paul Usual Suspects, un film culte sorti dans les années quatre-vingt-dix, que je voulais lui montrer depuis longtemps. Lorsque le générique de fin est apparu, j’ai compris pourquoi c’était si important. La scène mythique qui clôt le film avait une drôle de résonance.
Le scénario est construit autour de l’interrogatoire de Verbal Kint, seul survivant d’un massacre sanglant qui a eu lieu la veille. Verbal est un infirme boiteux, dont la main est tordue, un simple d’esprit, joué par Kevin Spacey. Après plusieurs heures d’interrogatoire, il apparaît comme un complice de seconde zone, lui-même victime d’une machination qui le dépasse. Comme la caution a été versée, il est libre. Il récupère ses effets personnels et quitte le poste de police. Après son départ, l’agent Kujan reste un moment dans ce bureau qui n’est pas le sien. Ses yeux balaient machinalement le tableau d’affichage accroché au mur, sur lequel sont épinglés des avis de recherche, des fiches de renseignements, des photos, des coupures de journaux. C’est alors qu’il s’aperçoit que tous les noms et tous les détails mentionnés par Verbal Kint au cours de son interrogatoire proviennent de ce tableau, en face duquel ce dernier était assis. Et que le nom de son soi-disant complice, donné par Verbal, n’est autre que celui du fabricant de vaisselle, inscrit sous sa tasse à café. Dans le même temps, le portrait-robot du fameux Keyser Söze, criminel d’une cruauté légendaire que personne n’a jamais vu, arrive sur le fax… sous les traits de Verbal Kint.
En montage parallèle, on voit Kevin Spacey marcher dans la rue, sa main redevient valide et il cesse de boiter, ses pas s’accélèrent, il allume une cigarette.
Voilà exactement ce qui m’était arrivé, ce jour où, face à ma bibliothèque, me remémorant cette lancinante poésie que L. aimait à réciter, j’avais compris qu’elle avait tout inventé. J’étais comme l’agent Kujan qui comprend trop tard qu’il s’est fait rouler.
Aujourd’hui, quand je pense à L., c’est cette image qui me revient avant les autres : les jambes de Verbal Kint filmées en plan serré, ce passage de la claudication à la marche normale, et puis ce pas rapide, assuré, qui le conduit jusqu’à la voiture qui l’attend.
Je sais que L. est quelque part, pas si loin. Elle se tient à distance.
Je sais qu’un jour elle reviendra.
Un jour, au fond d’un café, dans la pénombre d’une salle de cinéma, au milieu d’un petit groupe de lecteurs venus pour m’écouter, je reconnaîtrai ses yeux, je les verrai briller, comme les calots noirs que je rêvais de gagner, dans la cour de l’école élémentaire de Yerres. L. se contentera d’un petit signe de la main, de paix ou de connivence, mais elle aura ce sourire de victoire, qui me trouera le ventre.
Pour chacune de ses confidences, j’ai fini par retrouver de quel livre elle s’était inspirée. Une seule, pourtant racontée avec détails, est restée sans origine. Peut-être vient-elle d’un livre que je n’ai pas lu. J’en ai quelques-uns, rangés dans ma bibliothèque. Je les ai achetés ou on me les a offerts. J’ai besoin d’avoir des réserves.
Un jour, en commençant l’un de ces livres, je tomberai peut-être sur cette scène.
L. a quatorze ans. Elle est au collège dans une ville de banlieue parisienne. La veille, son père a passé une partie de la nuit à lui faire des reproches. Ça ne va pas, rien ne va, il y a quelque chose qui cloche. Elle se tient mal, toute voûtée, toute timorée, elle n’est pas féminine, elle fait tout le temps la gueule. Il la soupçonne de quelque chose, elle n’est pas nette, c’est tout. D’ailleurs, tout le monde le voit (il répète tout le monde, il insiste, comme s’il était en contact avec l’univers entier), le pharmacien et le type de l’agence Groupama lui ont dit exactement la même chose : votre fille, elle est bizarre. Elle n’est pas comme les autres. Les autres, au moins, elles sont gaies, elles sont joyeuses, elles ont l’air bien dans leurs baskets. Elles sont gentilles.
Le matin, quand elle arrive au collège, elle reste en retrait. Elle sait qu’elle a les yeux rouges, on risque de lui poser des questions.
Parfois elle rêve qu’elle s’enfuit. Ou que quelqu’un vient la chercher. Parfois elle se dit que malgré tout, elle deviendra peut-être une femme. Une femme qu’on regarde, qu’on trouve belle. Dont les blessures ne se voient pas.
Après le cours de français, le professeur lui ordonne de rester. Quand les autres élèves sont sortis, il lui demande si ça va. Si elle a des soucis à la maison. Il ne veut pas être indiscret, juste savoir si elle va bien.
Le professeur se tient devant elle, il la dévisage. Il cherche un signe. Elle baisse les yeux.
Il lui dit que si elle n’arrive pas à parler, elle devrait peut-être écrire. Pour elle-même. Elle aime bien écrire, non ? Elle ne dit rien. Elle pense très fort ces mots qu’elle ne peut pas dire, elle pense le plus fort possible pour qu’il l’entende, suis-je si laide, si ridicule, si différente, si voûtée, si mal coiffée, si méchante ? J’ai peur de devenir folle. J’ai peur et je ne sais pas si cette peur existe, si elle a un nom.
fin *