À l’époque où j’ai rencontré L., j’avais dans l’idée d’écrire un roman qui aurait pour décor, ou point de départ, une émission de téléréalité. Je tournais autour du phénomène depuis longtemps et j’avais collecté au cours des dix années précédentes une importante documentation. En 2001, quelques mois avant que le fameux Loft Story apparaisse sur les écrans, j’avais suivi une émission diffusée sur TF6, dont le principe me fascinait (il paraît bien fade comparé à ce qui existe aujourd’hui) : trois équipes différentes, composées de très jeunes gens, étaient enfermées dans trois appartements distincts et totalement vides. Les participants devaient disputer un certain nombre d’épreuves, en fonction desquelles était calculé le temps de connexion à Internet dont ils disposaient pour se meubler et se ravitailler. Pour la première fois en France, des gens étaient filmés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par plusieurs caméras. À ma connaissance, Aventures sur le Net a été la toute première émission de téléréalité diffusée en France. Par une coïncidence que j’ai oubliée – il était l’ami du fils d’un ami, ou quelque chose comme ça – j’avais réussi à rencontrer l’un des participants de ce jeu. Il m’avait raconté, une fois sorti de l’appartement, l’expérience qu’il avait vécue. M’intéressait alors la manière dont ces jeunes gens, après quelques semaines d’enfermement, revenaient à la vraie vie. Il me semblait que nous étions au seuil d’une révolution télévisuelle, j’étais loin pourtant d’en imaginer l’ampleur. Et puis le Loft avait fait son entrée fracassante dans le paysage audiovisuel et pendant quelques mois nous n’avions plus parlé que de ça. Je crois n’avoir raté aucune soirée diffusée en prime time de la première saison, et cette assiduité avait finalement eu raison de mon désir d’écriture.
Quelques années plus tard, alors que la téléréalité n’avait cessé de repousser les limites de la vacuité et du voyeurisme, la fascination que j’éprouvais s’était déplacée. Au-delà des candidats et de leur devenir psychique, je m’intéressais à la manière dont ces programmes parvenaient à caractériser des personnages, à leur faire vivre des relations ou des situations plus ou moins scénarisées (ou à les recréer au montage) tout en donnant au spectateur l’illusion du réel. Comment ces alliances, ces tensions, ces conflits – fabriqués et orchestrés par des démiurges invisibles – endossaient-ils l’apparence du Vrai ?
Par l’intermédiaire d’une amie, je venais d’entrer en contact avec une productrice qui avait travaillé plusieurs saisons d’affilée sur l’une des émissions phare du genre. Elle avait quitté la société de production qui l’employait et j’espérais qu’elle se sentirait libre de me raconter des anecdotes. Au téléphone, elle m’était apparue plutôt bien disposée et m’avait répondu sans hésiter :
— Bien sûr qu’on fabrique des personnages ! Mais le plus fort, c’est qu’on les fabrique à l’insu des personnes qui les incarnent.
À l’époque où j’ai rencontré L., je prenais depuis quelque temps des notes sur des carnets en vue d’un projet de roman qui tournait autour de cette question ou serait sous-tendu par elle. Je cherchais de la matière. Je procédais presque toujours de cette manière : chercher d’abord, écrire ensuite (ce qui revient, bien sûr, à chercher autrement). Il s’agissait pour moi d’une phase d’immersion, d’imprégnation, au cours de laquelle je rassemblais des munitions. Dans ces phases de documentation, je guettais avant tout l’impulsion : celle qui me donnerait l’envie d’inventer, de composer, celle qui me conduirait chaque matin devant un fichier Word dont la sauvegarde ne tarderait pas à devenir une obsession.
Tout était affaire d’étincelle, de déclic. Ensuite venait l’écriture, ces mois de solitude face à l’ordinateur, ce combat à mains nues, où seule l’endurance pouvait l’emporter.
J’avais quelques semaines avant de retrouver le temps et l’espace mental nécessaires pour me mettre au travail. Louise et Paul passaient tous les deux le bac, je voulais rester auprès d’eux, me rendre complètement disponible. J’avais prévu de commencer le nouveau livre après l’été, quand tout le monde se remettrait au travail, dans les prémices de l’automne.
Bien sûr, je pressentais que ce ne serait pas simple. Il me faudrait retrouver mon sillon, les balises imperceptibles de ma trajectoire, ce fil invisible tissé d’un texte à l’autre, que l’on croit tenir et qui nous échappe sans cesse. Il me faudrait faire abstraction de tout ce que j’avais entendu et reçu, de ce qui s’était dit ou écrit, des doutes et de l’appréhension. Je savais tout cela. Et tout cela, dorénavant, constituait une forme d’équation à plusieurs inconnues à laquelle je devais me soumettre et dont je connaissais au moins la première ligne de résolution : il fallait refaire le silence, s’extraire, reconstruire sa bulle.
J’avais quelques semaines devant moi, je n’étais plus si occupée ni si fatiguée, je passais du temps à la maison avec mes enfants, je rejoignais François dès que je le pouvais, ou bien lui venait me retrouver. Les choses suivaient leur cours. Il me semblait être dans un entre-deux ; une de ces zones de transition, vaguement expectatives, qui marquent la fin d’une période pour laisser place à une autre. Un de ces moments où l’on veille, par peur du court-circuit, à ce que les événements ne se chevauchent pas, n’entrent pas en collision, et que s’accomplisse ce qui doit l’être.
Il me tardait de me taire.
Au cours de cette période, si j’en crois mon agenda, j’ai vu L. plusieurs fois. Je n’ai pas le souvenir précis de la manière dont nous avons repris contact. J’imagine qu’après la soirée à l’Express Bar, l’une de nous a rappelé l’autre. Il me semble que L. m’a envoyé par mail une ou deux adresses dont nous avions parlé. Elle m’a invitée à venir voir avec elle une pièce de théâtre qui se jouait depuis plusieurs semaines à guichets fermés et pour laquelle je n’avais pas réussi à obtenir de places. Une autre fois, je me souviens que nous avons bu un café dans un bar de la rue Servan, elle m’avait appelée alors qu’elle était en bas de chez moi, elle sortait d’un rendez-vous dans mon quartier. Par diverses attentions, L. m’avait signifié sa volonté de voir notre relation se prolonger au-delà de ces premières sorties.
Au début du mois de mai, L. m’a proposé d’aller au cinéma. Quelque temps plus tôt, je lui avais raconté combien j’aimais voir des films en plein après-midi, ce plaisir d’étudiante que je retrouvais depuis que j’avais quitté l’entreprise et le sentiment de transgression que j’éprouvais à m’asseoir dans le noir pendant deux heures, loin de ma table de travail. J’aimais aller au cinéma avec d’autres gens et parler du film juste après l’avoir vu, dans ce moment un peu flottant, parfois ému, qui suit la projection, mais j’aimais aussi y aller seule, pour que rien n’altère ces premières impressions, rien ne perturbe cette possibilité d’offrir son corps en résonance, quand les lumières viennent de se rallumer et que défile le générique, être seule pour que ce moment s’étire, se prolonge, rester assise dans l’atmosphère du film, en absorber entièrement l’humeur. Nous avions eu cette conversation l’une des premières fois où nous étions sorties toutes les deux, L. m’avait avoué qu’elle ne supportait pas d’aller seule au cinéma : elle était persuadée que tout le monde la regardait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle m’a demandé de l’accompagner voir 17 filles, le premier long-métrage de Delphine et Muriel Coulin. Le film était sorti juste avant Noël, elle n’avait pas pu le voir à cause d’un texte urgent qu’elle devait rendre, par chance il se jouait encore pour quelques jours dans un cinéma du quartier Latin. Je connaissais le travail littéraire de Delphine Coulin et j’avais lu quelque part qu’elle avait écrit et réalisé ce film avec sa sœur. J’aime l’idée des fratries créatrices, cela me tentait bien.
Je ne trouve aucune trace de ce rendez-vous dans mon agenda, sans doute s’est-il improvisé le jour même, ce qui explique que je ne l’ai pas noté. Nous nous sommes retrouvées devant le cinéma, L. était arrivée en avance et avait pris les places.
Le film raconte l’histoire de dix-sept adolescentes d’un même lycée qui décident de tomber enceintes au même moment. Il est inspiré d’un fait divers qui a eu lieu en 2008 à Gloucester aux États-Unis. Les sœurs Coulin ont délocalisé l’intrigue dans une petite ville de Bretagne. Le film est beau, habité par cette langueur expectative, une forme d’ennui qui n’a pas de nom, le désir d’un ailleurs qui semble ne jamais trouver sa représentation. Les plans des jeunes filles, immobiles dans leurs chambres respectives, sont des tableaux mélancoliques qui rythment le film comme un compte à rebours. À eux seuls, ils disent ce moment qui n’appartient plus à l’enfance mais pas davantage à l’âge adulte, cet entre-deux trouble, incertain. Pour ces jeunes filles, être enceinte est un acte de liberté, la promesse d’une autre vie. Au-delà de ces grossesses qui ne cessent de se multiplier, le film raconte aussi une histoire d’ascendant. Car Camille, qui tombe enceinte la première, est la star du lycée. Elle est de celles que l’on suit aveuglément, auxquelles on voudrait tant ressembler. L’une de ces idoles adolescentes que l’on a tous connues, qui finissent par disparaître sans que l’on sache ce qu’elles sont devenues. Lorsque les lumières se sont rallumées, je me suis tournée vers L., elle m’a semblé un peu tendue. J’ai tout de suite remarqué la manière dont sa mâchoire s’était crispée, une pulsation lente soulevait sa joue, formait tantôt un creux, tantôt une légère bosse, juste au-dessous de l’oreille, alors que le reste de son visage était demeuré impassible. Lorsque nous sommes sorties, elle m’a proposé de me raccompagner. Pour une fois elle était en voiture, elle n’avait pas l’habitude de l’utiliser dans Paris mais elle rentrait d’un rendez-vous en banlieue et n’avait pas eu le temps de la déposer dans son parking. J’ai accepté.
L. avait trouvé à se garer à proximité du cinéma, nous avons marché en silence, côte à côte.
Une fois installée sur son siège, et sa ceinture bouclée, L. a fait descendre la vitre de son côté. Elle l’a d’abord arrêtée à mi-hauteur puis l’a laissée glisser jusqu’en bas. L’air s’est engouffré dans l’habitacle. Elle est restée comme ça pendant quelques secondes, elle regardait droit devant elle, je voyais son chemisier se soulever au rythme de sa respiration. Au bout d’un moment, elle a fini par parler :
— Excuse-moi, je ne peux pas démarrer.
Les deux mains posées sur le volant, elle cherchait à inspirer en profondeur, mais son souffle était court, entravé.
— Oui, c’est le film, mais ne t’inquiète pas, ça va passer.
Nous avons attendu. L. fixait la route exactement comme si sa voiture filait sur une voie express à cent cinquante kilomètres-heure.
J’ai essayé de dédramatiser. Moi aussi, j’étais sujette à ce genre de contrecoup. Des films qui explosent à retardement, au moment du générique. Je connaissais cette sensation, cela m’était arrivé à plusieurs reprises, au point de m’asseoir sans pouvoir bouger au bord du trottoir (L’Épouvantail, de Jerry Schatzberg) ou de ne plus pouvoir articuler un mot (Naissance des pieuvres, de Céline Sciamma). Je comprenais très bien. Parfois, un film trouvait en nous une résonance viscérale. Pour la distraire, j’ai raconté à L. le jour où j’ai vu pour la première fois le film The Hours, adapté du roman de Michael Cunningham. Alors que je n’avais pas versé une larme pendant toute la projection, je m’étais écroulée, une fois le film terminé. C’était venu comme ça, sans signe avant-coureur, je m’étais mise à pleurer à chaudes larmes, incapable de sortir de la salle, ni même d’expliquer quoi que ce soit au père de mes enfants dans les bras duquel je m’étais effondrée.
Quelque chose dans mon système de protection interne avait manifestement cédé.
J’ai essayé d’ajouter un soupçon d’autodérision, dans l’espoir de la distraire un peu. L. m’écoutait avec attention, mais je voyais bien qu’elle ne pouvait ni sourire ni acquiescer, tout son corps semblait mobilisé par une tentative de reprise de contrôle.
Il s’est écoulé encore plusieurs minutes dans le silence avant qu’elle enclenche le contact, et plusieurs minutes encore avant qu’elle mette le moteur en marche.
Nous n’avons rien dit non plus pendant le trajet du retour, j’ai passé en revue les scènes du film qui m’avaient touchée, à la recherche d’un indice sur ce qui avait pu à ce point la bouleverser. Je n’en savais pas assez sur L. pour comprendre quel avait été le point d’impact. Pourtant, je me souviens d’avoir pensé au personnage de Florence, cette jeune femme rousse un peu ingrate, que l’on découvre au début du film, tenue à l’écart par les autres filles. Elle est celle dont on se moque, un peu gauche, un peu ridicule, sans que l’on sache vraiment pourquoi, ni à quel endroit se joue cette fausse note qui lui vaut d’être rejetée. C’est Florence, la première, qui confie à Camille qu’elle est enceinte aussi. La maternité lui ouvre les portes du groupe dont elle était exclue, et Florence initie sans le vouloir le mouvement de suivi. D’autres filles tombent enceintes, puis d’autres encore. Plus tard, dans une scène d’une grande cruauté, les filles découvrent que la grossesse de Florence n’est qu’un leurre, tout n’est que mensonge pour appartenir au cercle qui la relègue alors hors de ses frontières, sans autre forme de procès.
L. s’est arrêtée en bas de chez moi. Elle m’a souri et remerciée. Sans doute simplement par cette phrase « merci d’être venue avec moi », mais prononcée comme si je venais de l’accompagner pour un examen douloureux à l’hôpital ou l’annonce d’une grave maladie.
J’ai ressenti une sorte d’élan vers elle, l’envie de la prendre dans mes bras.
En vertu d’une intuition étrange, je me rappelle m’être dit que L. n’avait pas toujours été la femme ravissante et sophistiquée que j’avais devant moi. Quelque chose en elle, quelque chose d’enfoui, à peine perceptible, indiquait que L. revenait de loin, d’un territoire obscur et fangeux, et qu’elle avait fait l’objet d’une phénoménale métamorphose.
À partir de ce jour, nous nous sommes vues de plus en plus souvent.
L. habitait à deux pas de chez moi. Elle travaillait chez elle, décidait de ses horaires et de l’usage de son temps. L. m’appelait parce qu’elle passait devant mes fenêtres, parce qu’elle avait lu un livre dont elle avait envie de me parler, parce qu’elle venait de découvrir un endroit calme pour boire un thé. Elle s’est fondue dans ma vie parce qu’elle était libre d’aller et venir, parce qu’elle s’autorisait l’imprévu et l’improviste, parce qu’il lui semblait normal de dire je suis en bas, comme si nous avions quinze ans, je t’attends au carrefour, rendez-vous devant la boulangerie, au Monoprix, à la station Réaumur-Sébastopol, je dois m’acheter une veste cet après-midi, viens m’aider à choisir une lampe pour mon bureau. L. aimait décider des choses au dernier moment, changer ses plans, annuler un rendez-vous pour prolonger le plaisir d’une rencontre, prendre un dessert, ou simplement ne pas interrompre une conversation qui l’intéressait. L. cultivait une forme de disponibilité à l’instant qui la rendait à mes yeux singulière, moi qui depuis si longtemps tentais d’apaiser mon anxiété par un souci plus ou moins efficace d’anticipation.
J’admirais L. pour sa capacité à refuser la contrainte, à n’envisager le futur que de manière immédiate. Pour elle, il y avait l’instant présent et l’instant juste après, rien au-delà de plus important ni de plus urgent. L. ne portait pas de montre et ne regardait jamais son portable pour vérifier l’heure. Elle était là, totalement, et se comportait ainsi en toute circonstance. C’était un choix, une façon d’être au monde, un refus de toute forme de diversion ou de dispersion. Il m’est arrivé de passer des après-midi entiers à parler avec elle sans qu’une seule fois elle s’inquiète de l’heure et je crois, au cours de ces deux années, n’avoir jamais entendu la sonnerie de son portable.
L. ne différait aucune rencontre : les choses se produisaient sur le moment ou bien n’avaient pas lieu. L. vivait maintenant, comme si tout pouvait s’arrêter le jour même. L. ne disait jamais « on se rappelle pour prendre un rendez-vous » ou « essayons de nous voir avant la fin du mois ». L. était disponible sur-le-champ, sans plus attendre. Ce qui était pris n’était plus à prendre.
J’admirais sa détermination, et je crois n’avoir observé chez personne d’autre une telle présence à l’instant. L. savait depuis longtemps ce qui était important pour elle, ce dont elle avait besoin et ce dont il lui fallait se protéger. Elle avait opéré une sorte de tri sélectif qui lui permettait d’affirmer sans détour quelles étaient ses priorités, et les éléments de perturbation qu’elle avait définitivement exclus de son périmètre.
Sa manière de vivre – pour ce que je pouvais en percevoir – m’apparaissait comme l’expression d’une force intérieure que peu de gens possèdent.
Un jour, L. m’a appelée à 7 heures du matin parce qu’elle venait de s’apercevoir que son dictaphone numérique était en panne. Elle avait rendez-vous à 8 h 30 avec une femme politique pour laquelle elle avait commencé à travailler. Elle n’avait aucune chance de trouver un magasin ouvert et voulait savoir si je pouvais lui prêter le mien. Nous nous sommes retrouvées une demi-heure plus tard au comptoir d’une brasserie. Je l’ai regardée traverser la rue, j’ai observé sa démarche si stable, si assurée, malgré les talons qu’elle portait, ses cheveux blonds relevés par une pince soulignaient la longueur de son cou et l’élégance de son port de tête, elle semblait perdue dans ses pensées. Mettre un pied devant l’autre était, de toute évidence, le cadet de ses soucis. (Il s’agit parfois pour moi d’une préoccupation majeure.) Quand elle est entrée, les têtes se sont tournées vers elle, elle avait une allure qu’on ne pouvait ignorer. Je me souviens parfaitement de ce moment parce que j’ai pensé à ça : il était 7 h 30 du matin et rien, chez elle, ne dépassait. Rien n’était froissé, ni chiffonné, chaque élément de sa personne était parfaitement à sa place, et pour autant L. n’avait rien de figé ni de fabriqué. Ses joues étaient à peine rosies par le froid, ou par un fard d’une couleur naturelle, ses cils étaient maquillés d’un mascara léger. Elle m’a souri. Il émanait d’elle une véritable sensualité, quelque chose qui avait à voir avec l’aisance, la facilité. L. incarnait à mes yeux ce mystérieux mélange de mouvement et d’apparat.
J’avais accepté depuis longtemps l’idée que je n’étais pas l’une de ces femmes impeccables, incontestables, que j’avais rêvé d’être. Chez moi toujours quelque chose dépassait, rebiquait, ou s’effondrait. J’avais des cheveux bizarres à la fois raides et frisés, j’étais incapable de garder du rouge à lèvres plus d’une heure et il arrivait toujours un moment, tard dans la nuit, où je me frottais les yeux, oubliant le rimmel sur mes cils. À moins d’une vigilance extrême, je me cognais dans les meubles, je ratais les marches, les dénivellations, me trompais d’étage pour rentrer chez moi. Je m’étais accommodée de cela et du reste. Et mieux valait en rire.
Pourtant ce matin-là, en la voyant arriver, j’ai pensé que j’avais beaucoup à apprendre de L. Si je prenais le temps de l’observer, peut-être pourrais-je capter quelque chose qui m’avait toujours échappé. À la côtoyer de près, je comprendrais comment elle parvenait à être tout cela à la fois, la grâce, l’assurance et la féminité.
Il m’avait fallu dix ans pour me tenir droite, et presque autant pour porter des talons, après tout peut-être pouvais-je, un jour, devenir ce genre de femme.
Ce matin-là, L. s’est assise sur le tabouret proche du mien. Elle portait une jupe droite, assez près du corps, je pouvais voir le muscle de sa cuisse se dessiner sous le tissu. Ses collants étaient sombres et légèrement satinés. J’admirais sa posture, qui soulignait la forme ronde de ses seins que je devinais sous son chemisier, cette manière d’ouvrir les épaules, juste ce qu’il fallait, pour que cela paraisse naturel, presque nonchalant. J’ai pensé qu’il fallait que j’apprenne à me tenir comme ça, et puis les jambes aussi, l’une posée sur l’autre malgré l’étroitesse de la jupe, le corps de L. en équilibre sur un tabouret de bar, c’était une chorégraphie immobile qui se passait de musique et convoquait les regards. En l’absence de prédispositions favorables, cette posture était-elle reproductible ?
Il était 7 h 30 du matin, je m’étais contentée de prendre une douche et d’enfiler un jean, un pull et des bottines, j’avais glissé les doigts dans mes cheveux pour me coiffer. L. m’a regardée, elle m’a souri de nouveau.
— Je sais à quoi tu penses. Et tu te trompes. Il y a une grande différence entre ce que tu ressens, la manière dont tu te perçois, et l’image que tu donnes de toi. Nous portons tous la trace du regard qui s’est posé sur nous quand nous étions enfants ou adolescents. Nous la portons sur nous, oui, comme une tache que seules certaines personnes peuvent voir. Quand je te regarde, je vois tatouée sur ta peau l’empreinte de la moquerie et du sarcasme. Je vois quel regard s’est posé sur toi. De haine et de méfiance. Affûté et sans indulgence. Un regard avec lequel il est difficile de se construire. Oui, moi je le vois et je sais d’où il vient. Mais, crois-moi, peu de gens le perçoivent. Peu de gens sont capables de le deviner. Parce que tu caches ça très bien, Delphine, bien mieux que tu ne le penses.
L. faisait mouche, la plupart du temps. Même si dans sa bouche les choses semblaient souvent plus dramatiques qu’elles ne l’étaient, même si elle avait tendance à tout mélanger, il y avait toujours un fond de vérité.
L. semblait savoir tout de moi, sans que je n’aie rien dit.
Tandis que je tente d’expliquer comment je me suis attachée à L., d’identifier les étapes de cet attachement, un autre moment me revient en mémoire, qui date plus ou moins de la même époque.
Nous étions allées voir une exposition, un soir de nocturne, puis nous avions commandé un croque-monsieur dans un café près du musée. Il pleuvait beaucoup, nous avions attendu que la pluie cesse. Il était assez tard lorsque nous avons repris le métro. Nous étions assises côte à côte, près de la porte, sur les strapontins. La rame était pleine, pas suffisamment pour nous obliger à nous lever. Un homme et une femme sont montés. Aussitôt cette dernière s’est agrippée à la barre centrale, juste devant nous. Agrippée, c’est le mot qui m’est venu en la voyant, elle semblait tenir debout avec difficulté. L’homme était plus âgé qu’elle. Il n’a pas tardé à reprendre le monologue qu’il avait de toute évidence commencé sur le quai, il parlait fort, une bonne partie du wagon pouvait l’entendre. La femme avait la tête baissée, les épaules légèrement voûtées. S’il m’était difficile de distinguer son visage, il me semblait, sous l’assaut verbal, voir en revanche son corps plier. L’homme lui reprochait son attitude durant le dîner qu’ils venaient de quitter. Exaspéré, une moue de dégoût sur les lèvres, il scandait ses phrases comme s’il s’agissait d’un discours politique, tu te tiens comme une pauvre fille, tu manges comme une pauvre fille, tu parles comme une pauvre fille, tu me fous la honte (je retranscris quasiment mot pour mot, je crois n’avoir rien oublié tant j’étais abasourdie par la violence de cet homme et l’humiliation publique qu’il infligeait à cette femme). Les gens se sont écartés, certains ont changé de place. L’homme, loin de s’adoucir, a poursuivi.
— Tu es la seule à ne pas t’en rendre compte, Magali, tout le monde était consterné, mais oui, et tout le monde se disait : mais qu’est-ce qu’il fout avec une fille comme ça ? Tu transpires le malaise, qu’est-ce que tu veux que je te dise, ça fout les jetons. Et je te dis même pas quand tu t’es mise à parler de ton boulot, mais qu’est-ce que tu crois, que ça intéresse les gens la vie d’une pauvre instit’ de maternelle, mais on s’en fout, tout le monde s’en fout, tu crois que ça intéresse les gens ?
L. regardait l’homme, non pas discrètement, de manière furtive, comme nous le faisions tous. L. fixait l’homme, avec ostentation, le visage levé vers lui comme au théâtre. Sa mâchoire s’est serrée, la pulsation est revenue, creusait par intermittence un petit puits dans sa joue.
— Non mais regarde comment tu te tiens, c’est pas vrai de voir ça, on dirait une bossue. Ah mais oui, j’oubliais, c’est toi qui portes la misère du monde, Magali, au temps pour moi, ha ha ha, elle est bonne, mais oui c’est vrai, Madame porte les malheurs de la terre entière et Dieu sait s’il y en a : les mômes dont les parents sont clandestins, les mômes dont les parents ont perdu leur boulot, les mômes dont les parents sont cinglés et j’en passe, mais attention, Madame est peinarde tous les jours à 16 h 30 après un bon goûter ! Non mais tu t’es regardée, Magali, il te manque plus qu’une blouse des Trois Suisses, on dirait une femme de ménage.
Nous venions de nous arrêter à la station Arts et Métiers. L. s’est levée, elle était très calme, chacun de ses mouvements semblait avoir été calculé au préalable et au millimètre près, elle s’est postée devant l’homme, exactement devant, elle a planté son regard dans le sien, sans un mot. L’homme s’est interrompu, les murmures autour de nous se sont tus. Un silence étrange a envahi le wagon. L. faisait face à l’homme, ne le lâchait pas des yeux, tandis que quelques voyageurs entraient et sortaient. L’homme a dit qu’est-ce qu’elle a cette connasse, le signal de fermeture des portes a retenti.
Alors d’un geste ferme, d’une rapidité étonnante, L. a poussé l’homme sur le quai. Il est tombé en arrière, s’est retenu avec les mains, les portes se sont refermées avant qu’il ait eu le temps de comprendre. À travers la vitre, nous avons vu son visage hébété, incrédule. Il a hurlé sale pute et puis sa silhouette a disparu.
L. s’est alors tournée vers la jeune femme, elle lui a dit cette phrase que je n’ai jamais oubliée :
— Vous ne devez pas supporter ça, personne ne doit supporter ça.
Ce n’était pas une prière, ni une parole de consolation. C’était un ordre. La femme s’est assise un peu plus loin, elle avait l’air soulagée. Au bout de quelques minutes je l’ai vue sourire, perdue dans ses pensées, puis elle a eu un petit rire, bref, sec, presque coupable. Il m’a semblé que son corps s’était un peu redressé.