Un matin, mon ami Olivier m’a appelée pour me prévenir qu’il se passait quelque chose d’inquiétant sur mon Facebook, enfin sur la page Facebook créée par mes lecteurs. Je ne comprenais rien à ce qu’il essayait de m’expliquer, cette histoire de mur sur lequel quelqu’un avait passé la nuit à inscrire des messages épouvantables qui me concernaient. Quelqu’un qui prétendait être de ma famille avait publié des dizaines de posts, m’accusant des pires horreurs. Mon ami craignait qu’un journaliste tombe sur ces messages et s’en fasse l’écho. Avais-je moyen de contacter les administrateurs du groupe ? Ce groupe avait-il été monté par mon éditeur ?
Une fois que je suis parvenue à me représenter ce dont il me parlait (pour moi qui ne suis pas sur Facebook, cette histoire de mur visible par tous et de messages affichés par un profil fictif n’était pas simple à appréhender), j’ai commencé à m’inquiéter. Non, je ne connaissais pas personnellement les administrateurs du groupe et, à ma connaissance, mon éditeur n’avait aucun lien avec eux.
J’ai remercié Olivier de m’avoir prévenue et j’ai raccroché. J’étais en train de réfléchir à la situation lorsque L. m’a téléphoné pour la même raison. Elle m’a révélé en substance la teneur des messages, refusant toutefois de me les lire, ce qu’elle jugeait blessant et inutile. Il était question du mal que j’avais fait en écrivant mon dernier roman, et du mal que j’avais fait en général, depuis le plus jeune âge, j’étais malade et j’avais tout détruit autour de moi, j’avais une personnalité borderline, destructrice, j’avais falsifié l’histoire, mélangé les dates, j’avais écrit un livre qui était très en dessous de la réalité, j’avais menti par omission, travesti la réalité, avec pour seul objectif de dissimuler ma propre pathologie. Les messages s’étaient succédé au fil de la nuit, se contredisant les uns les autres, me reprochant d’en avoir dit trop, ou pas assez, d’avoir édulcoré la réalité ou de l’avoir exagérée, bref, tout et son contraire. D’après L., leur contenu n’avait pas laissé les membres du groupe indifférents. Certains avaient fini par conseiller à leur auteur d’aller se faire soigner. Au fil de la nuit, ce dernier s’était décrédibilisé par la confusion et la virulence croissante de ses propos.
Dans le courant de la journée, les messages ont disparu. Soit l’administrateur du groupe les a tous effacés, les jugeant excessifs, soit leur auteur s’est chargé lui-même de les faire disparaître.
Le soir même, L. a sonné chez moi. Elle voulait vérifier que j’allais bien et parler de ce qui venait d’arriver. Selon elle, l’auteur des messages et celui des lettres anonymes ne faisaient qu’un. Et ces attaques appelaient une riposte.
Comme je ne relevais pas, elle s’est assise dans mon canapé dans une position qui indiquait clairement qu’elle avait cette fois l’intention de mener à bien une véritable discussion sur le sujet. D’ailleurs, elle n’a pas tardé à se lancer :
— Quelqu’un de ta famille te provoque depuis des mois et tu ne réponds pas. Il ou elle t’a écrit, à plusieurs reprises, et tu n’as pas réagi. Alors il ou elle passe à l’étape supérieure, qui consiste à prendre d’autres gens à témoin, parce qu’il ou elle attend une réponse. C’est simple.
— Mais il n’y a rien à répondre.
— Mais si. Bien sûr que si. Il attend que tu réagisses. Écris un livre. Prouve-lui que tu n’as pas peur. Prouve-lui que tu es libre, que la littérature a tous les droits. Écris sur ton enfance, écris sur ta famille, écris sur toi-même, cherche. Seule l’écriture te permettra de découvrir qui c’est. Tu as commencé quelque chose que tu dois terminer.
Mais non, je ne voulais pas recommencer. Je voulais revenir à la fiction, je voulais me protéger, je voulais retrouver le plaisir d’inventer, je ne voulais pas passer deux années à peser chaque mot, chaque virgule, à me réveiller en pleine nuit, le cœur battant à tout rompre, après des cauchemars indéchiffrables.
L. s’était enflammée, mais je la connaissais maintenant sous ce jour plus émotif. J’ai essayé de lui expliquer pourquoi ce n’était plus possible :
— Écoute-moi. Si je n’avais pas écrit ce livre, je n’aurais plus jamais écrit. Encore aujourd’hui, j’en ai la certitude. C’était une sorte d’épreuve, par laquelle il me fallait passer. Un rite initiatique. Mais écrire sur soi, sur sa famille, c’est prendre le risque de blesser des gens, même ceux que l’on croyait avoir épargnés ou magnifiés. Je ne veux plus faire ça. Je ne dis pas que je regrette de l’avoir fait, je dis que je n’ai pas la force de recommencer. Pas sous cette forme. Oui, tu as raison, je détiens une arme à laquelle les autres, jusqu’à nouvel ordre, n’ont pas accès. Les autres, quels qu’ils soient, n’ont pas de droit de réponse. Au mieux, ils peuvent m’écrire des lettres anonymes ou tenter de salir un mur qui ne m’appartient pas. Moi, si je récidive, je suis sûre d’être lue par quelques milliers de personnes. Et de laisser une trace qui ne s’effacera pas avant plusieurs années.
— Et alors ? Tu as la chance d’avoir entre les mains quelque chose que tous t’envient. Tu ne peux pas agir comme si cela n’existait pas, comme si cela ne t’appartenait pas. Oui, l’écriture est une arme et c’est tant mieux. Ta famille a engendré l’écrivain que tu es. Ils ont créé le monstre, pardonne-moi, et le monstre a trouvé un moyen de faire entendre son cri. De quoi crois-tu que sont faits les écrivains ? Regarde-toi, regarde autour de toi ! Vous êtes le produit de la honte, de la douleur, du secret, de l’effondrement. Vous venez des territoires obscurs, innommés, ou bien vous les avez traversés. Des survivants, voilà ce que vous êtes, chacun à votre manière et tous autant que vous êtes. Cela ne vous donne pas tous les droits. Mais cela vous donne celui d’écrire, crois-moi, même si cela fait du bruit.
L’exaltation de L. commençait à m’inquiéter.
Il y a quelques années, alors que je m’apprêtais à écrire un roman sur la violence des rapports dans l’entreprise – ou quelque chose autour ou à partir de cela –, j’ai rencontré un psychiatre spécialisé dans la souffrance au travail et les risques psychosociaux. À l’époque, j’envisageais une fin violente pour le roman sur lequel je travaillais. Je voulais savoir si cette fin était possible, vraisemblable, d’un point de vue psychique : est-ce qu’une femme harassée, victime depuis des semaines d’une agression quotidienne, insidieuse, une femme victime de harcèlement moral, pouvait commettre un acte violent, voire meurtrier ? Était-il possible que cette femme passe à l’acte ?
Après lui avoir décrit le contexte, j’ai précisé ma question dans ces termes :
— Est-il plausible que cette femme ait un geste dangereux, même involontaire ? Si vous me dites que non, je changerai mon fusil d’épaule.
Nous étions dans un café, le psychiatre m’a dévisagée, amusé :
— Dites donc, c’est chargé votre affaire.
J’ai ri. Cette phrase que j’avais prononcée, je changerai mon fusil d’épaule, m’a hantée pendant plusieurs jours. Avec quelle colère m’apprêtais-je à écrire ce livre ? De quelle douleur était-il le prolongement, la forme travestie ?
Je me suis bien gardée de raconter cette anecdote à L.
Elle n’avait pas besoin de mon assentiment pour poursuivre.
L. était en colère parce qu’elle pensait que je me laissais intimider par des menaces qui auraient dû, au contraire, m’inciter au combat. L. s’indignait à voix haute et m’exhortait à la rébellion.
— Il va falloir qu’ils comprennent que ce n’est que le début, tu sais. Tu as pris des gants, tu as marché sur la pointe des pieds, tu as passé sous silence un certain nombre de choses, tu as mis de côté le plus violent, le plus noir, et c’est ce qu’ils te reprochent ! Tu veux savoir pourquoi ? Parce que pour eux, c’est un signe de faiblesse. Tu as pris des précautions, tu as voulu rester la gentille fille qui ne ferait pas de mal à une mouche, tu as pris le lecteur à témoin – toi qui ne l’avais jamais fait – pour lui faire part de tes doutes et de tes atermoiements, tu n’as cessé de lui rappeler le dispositif que tu avais mis en place, « attention mesdames, messieurs, ceci est un roman, une tentative pour approcher la vérité, mais ce n’est que ma vision des choses, je ne prétends pas, je ne me permets pas, je ne voudrais surtout pas » et j’en passe. Tu as mis un genou à terre, voilà. Tu as ouvert la brèche par laquelle ils s’engouffrent pour mieux t’atteindre. Tu as eu tort, Delphine, tu leur as montré que tu te préoccupais d’eux, et de leurs états d’âme, et c’est par cette faille qu’ils cherchent maintenant à t’anéantir.
Je n’ai pas protesté, je n’ai pas rectifié, je me suis abstenue de tout commentaire.
Je me suis demandé si L. avait bu avant de venir chez moi. Son discours était excessif, irrationnel. Et pourtant, il me semblait entendre, sous l’emphase de sa révolte, quelque chose de juste. Pour la calmer, j’ai dit que j’y réfléchirais. Mais elle n’avait pas terminé.
— Oui, l’écriture est une arme, Delphine, une putain d’arme de destruction massive. L’écriture est même bien plus puissante que tout ce que tu peux imaginer. L’écriture est une arme de défense, de tir, d’alarme, l’écriture est une grenade, un missile, un lance-flammes, une arme de guerre. Elle peut tout dévaster, mais elle peut aussi tout reconstruire.
— Je ne veux pas de cette écriture-là.
L. m’a regardée. Son visage s’est fermé d’un seul coup. Sa voix m’a paru soudain anormalement douce :
— Je ne suis pas sûre que tu aies le choix.
Oui, j’aurais dû m’inquiéter que L. se sente à ce point concernée par ce qui m’arrivait.
Oui, j’aurais dû m’alerter de ce surgissement du « ils » dans son discours.
Oui, j’aurais dû prendre un peu de distance vis-à-vis d’elle, au moins pendant quelques jours, et me remettre, enfin, au travail.
Mais avais-je de vraies raisons de m’alarmer ? L. était une femme de mon âge qui passait sa vie à écrire celle des autres. Elle avait de la littérature une vision extrême, radicale, mais une vision que je trouvais riche et dont je pressentais qu’il pouvait être intéressant de débattre, hors affects, c’est-à-dire hors de mon cas personnel.
En outre, L. prenait fait et cause pour moi. Et dans un moment comme celui-ci – un moment de doute et d’empêchement –, la compassion de L. était d’un inestimable réconfort.