Dans le courant du mois de septembre, je suis repartie pour aider mes enfants à s’installer. Paul avait obtenu une chambre à l’internat de son école et Louise avait trouvé une colocation avec deux amis partis pour suivre la même formation qu’elle. Les allers-retours chez Ikea et Castorama, les quelques jours passés à Tournai, puis à Lyon, ont occupé les premières semaines de rentrée sans que la question de l’écriture puisse ressurgir. J’étais heureuse de profiter de ces moments avec mes enfants. De retarder le moment de la séparation.
Je n’avais pas la disponibilité d’esprit pour m’y mettre, voilà ce que j’avais expliqué à L. qui s’enquérait de l’avancement de mon projet, un soir au téléphone. De sa voix feutrée, sans rien affirmer, elle m’avait demandé si tout cela (les allées et venues, l’emménagement de mes enfants, les papiers à remplir, les achats à faire) ne m’offrait pas un alibi convenable pour ne pas voir l’incapacité dans laquelle je me trouvais de m’asseoir et d’écrire, incapacité liée au projet lui-même et non aux circonstances. N’avais-je pas su trouver, à une autre époque, l’espace et le temps nécessaires, alors que je travaillais quatre jours par semaine dans une banlieue lointaine ? Selon elle, je refusais d’admettre que mon idée n’était pas la bonne et que je m’étais engagée depuis plusieurs mois sur un terrain qui n’était pas le mien, qui allait même à l’encontre de l’évolution de mon travail. N’était-ce pas cette discontinuité, à laquelle je m’accrochais en vain, qui m’empêchait d’écrire ? Elle me livrait cette piste pour que j’y réfléchisse. Une interrogation qui lui semblait essentielle, dont elle se permettait de me faire part, maintenant que nous étions amies. Elle n’avait aucune certitude, juste une intuition.
Je n’avais pas trouvé d’arguments pour la contredire.
Oui, en des temps plus contraints, j’avais trouvé celui d’écrire.
Mais je n’étais plus si jeune et je n’avais plus la ressource, voilà tout.
À L. qui s’intéressait de très près à la manière dont je travaillais (comme personne avant elle), j’avais montré mes carnets en cours, trois ou quatre de la même taille, à la couverture lisse et douce, que François m’avait offerts au sortir de l’exposition Edward Hopper. Chaque couverture était une reproduction d’un des tableaux du peintre.
Je prends des notes sur des petits carnets. Je les aime fins et légers, à couverture souple, avec des lignes. Je les garde au fond de mon sac, où que j’aille, les emporte en voyage, en vacances, et j’en dépose toujours un, le soir venu, sur ma table de nuit. J’y note des idées ou des phrases pour mon travail en cours, mais aussi d’autres mots, des titres de futurs livres, des commencements d’histoires. Parfois je décide de m’organiser : pendant quelques semaines, tel carnet accueille les idées relatives au livre en cours, tandis que tel autre est réservé aux chantiers ajournés. Il m’est arrivé, dans des périodes d’ébullition, d’avoir cinq ou six carnets entamés, chacun correspondant à un projet différent ; je finis toujours par tout mélanger.
À mon éditrice, je laissais croire que tout allait bien, j’usais de formules un peu vagues pour différer le mensonge : j’effectuais quelques recherches complémentaires, je préparais le terrain, je consolidais les fondations…
Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.
J’étais sur le point de m’y remettre.
En réalité, je tergiversais, m’éparpillais, repoussais de jour en jour et de semaine en semaine le moment où il me faudrait admettre que quelque chose était cassé, perdu, ne fonctionnait plus.
En réalité, dès que j’allumais l’ordinateur, dès que je commençais à réfléchir, la voix de la censure s’élevait. Un genre de surmoi sarcastique et sans indulgence avait pris possession de mon esprit. Il gloussait, se gaussait, ricanait. Il traquait, avant même qu’elle soit formulée, la faible phrase qui, sortie de son contexte, provoquerait l’hilarité. Sur mon front, un troisième œil s’était greffé au-dessus des deux autres. Quoi que je m’apprête à écrire, il me voyait venir avec mes gros sabots. Le troisième œil m’attendait au tournant, démolissait toute tentative de début, démasquait l’imposture.
Je venais de comprendre quelque chose de terrifiant et vertigineux : j’étais dorénavant mon pire ennemi. Mon propre tyran.
Parfois, une pensée sombre, insoutenable, m’envahissait : L. avait raison. L. me mettait en garde parce qu’elle voyait venir le désastre vers lequel j’avançais.
Je faisais fausse route.
L. tentait de m’avertir et je faisais la sourde oreille.