Au lendemain de ce dîner, je n’ai pas eu de nouvelles de L.
Pendant quelques jours, L. a disparu de ma vie, créant ainsi une sorte de discontinuité, de vacance, à laquelle je ne m’étais pas préparée.
L. me manquait. Je crois avoir pensé, même si cela n’avait aucun sens, qu’elle me punissait. J’ai essayé à plusieurs reprises de lui téléphoner, lui ai laissé un ou deux messages, auxquels elle n’a pas répondu.
Le week-end suivant, Louise et Paul sont partis en vacances avec leurs amis respectifs. Paul campait en Bretagne, Louise était invitée dans le Sud. Le soir même, un coursier m’a livré un magnifique bouquet de fleurs accompagné d’un petit mot de L. dont j’ai oublié les termes exacts. Sur le fond, elle s’excusait de s’être emportée, regrettait la véhémence de cette discussion. Je lui ai envoyé un SMS pour la rassurer.
J’étais seule à Paris et j’attendais avec impatience le retour de François qui avait prévu de rentrer deux semaines en France avant de repartir, de nouveau, pour un long séjour aux États-Unis. Je savais combien cette série documentaire était importante pour lui, combien il en avait rêvé. Nous avions évoqué ensemble ces longues périodes où nous allions être séparés. Je l’avais encouragé à partir. François ne remettait jamais en question le temps que je consacrais à l’écriture, ni le mode de vie qui était le mien.
Quand il est revenu, nous nous sommes tout de suite mis en route pour la campagne.
Au cours des années précédentes, alors que s’étaient multipliées pour lui les invitations diverses, dans un mouvement de rétraction inversement proportionnel, François s’était peu à peu replié, sur ses terres en quelque sorte, dans cet endroit qu’il a choisi comme point d’ancrage sur la paroi lisse et glissante du monde.
Le jour où j’ai rencontré François, alors que nous buvions une Margarita, accoudés au bar d’une boîte de nuit de province, il m’avait parlé de cette maison, pas très loin de Paris, qui était en pleins travaux. Il m’avait expliqué à quel point lui devenait nécessaire, vitale même, cette possibilité d’être dans le silence, de s’éloigner. Je lui avais répondu sans ménagement que, pour ma part, je détestais la campagne. Cela n’avait rien à voir avec la nature, je n’avais rien contre, il s’agissait d’autre chose. L’idée de la campagne était pour moi synonyme d’isolement, contenait une notion inhérente de danger. La campagne était associée à la peur et à une certaine idée d’enfermement.
Je n’ai aucun souvenir de cette conversation, c’est François qui m’a raconté bien plus tard à quel point mes propos l’avaient déstabilisé. Nous étions clairement entrés dans un processus de séduction et il n’avait jamais vu ça, quelqu’un qui se tirait une balle dans le pied, comme ça, d’entrée de jeu, qui ne respectait pas les codes, qui ne cherchait pas les coïncidences ou les points communs mais au contraire soulignait les antagonismes et les incompatibilités. Nous avions malgré tout fini par trouver un terrain d’entente lorsque nous avions évoqué les chansons que nous écoutions l’un et l’autre à l’époque de Hit FM (nous en avions listé un certain nombre et cela nous avait amusés, cette culture commune des tubes de l’été).
Je pourrais raconter la première fois où je suis venue à Courseilles, près de trois ans après cette première conversation, et l’étrange chemin qui m’a finalement menée vers cet homme (et lui vers moi), comme je l’ai raconté à L. d’ailleurs, à sa demande, peu de temps après notre rencontre. L. ne m’a jamais caché qu’elle trouvait étrange notre association, je crois d’ailleurs que c’est le mot qu’elle a employé (elle n’a pas dit : « votre couple », ou « le couple que vous formez » ou « votre amour »), dans sa bouche il s’agissait explicitement de la carpe et du lapin. L. m’a toujours semblé intriguée par la relation que nous entretenions, François et moi, et affichait à cet égard une certaine perplexité. Elle n’est pas la seule. Il m’a fallu du temps pour comprendre et sans doute admettre qu’au-delà de mes propres préjugés, nous avions beaucoup en commun. Je me suis d’abord attachée à recenser ce qui nous opposait, nous distinguait, à me conforter dans l’idée que nos univers ne possédaient pas d’intersection – ou bien, si intersection il y avait, elle était fortuite et provisoire. Plus tard, lorsque j’ai eu accès à sa personne, lorsque enfin j’ai compris qui était cet homme, ce qui l’animait, d’où provenaient son énergie et ses failles, lorsque j’ai été capable de voir derrière le masque, tantôt ouvert et policé, tantôt arrogant et lointain, qu’il présentait au monde, j’ai compris quel amour pouvait naître de notre rencontre et j’ai cessé d’avoir peur.
Alors que j’étais à Courseilles, L. a fini par m’appeler. J’étais contente de l’entendre. Elle s’est comportée comme si aucune ombre ne s’était installée entre nous, elle voulait prendre de mes nouvelles, s’assurer que je me reposais vraiment, ces derniers mois avaient été si chargés en émotions, il était normal et même souhaitable que je m’accorde un peu de temps, que je marque une pause. Je suis restée assez longtemps au téléphone avec elle, je m’en souviens car le vent ne soufflait pas dans le bon sens et j’avais dû me déplacer dans le fond du jardin, perchée sur un monticule de terre, c’est-à-dire vers le seul endroit, quand le vent vient du nord, où l’accès au réseau est à peu près constant. Je me souviens que cet appel m’avait touchée, rassurée. L. pensait à moi. Cette fois encore, L. mieux que quiconque paraissait comprendre ce que l’année qui venait de se terminer représentait pour moi, l’énergie qu’elle m’avait demandée, les doutes qui s’étaient creusés, l’ambivalence de mes sentiments, la sensation de plénitude et celle du vide, intimement mêlées. Une fois encore, il m’a semblé que L. seule savait où j’en étais, même à distance. Car L. avait perçu l’étrange coïncidence de ces deux moments : ce dernier livre qui m’avait dépassée, au sens propre et au sens figuré, et se situait maintenant en dehors de moi, et mes enfants qui s’apprêtaient à partir.
L. m’a dit qu’elle serait à Paris tout l’été pour terminer un texte qu’elle devait rendre à la rentrée, un témoignage autour d’un récent fait divers, elle ne pouvait m’en révéler davantage pour l’instant mais c’était pour elle un gros chantier, avec pas mal d’enjeux. Non, rester seule à Paris ne lui faisait pas peur, elle aimait la ville ralentie et livrée aux touristes, elle partirait un peu plus tard. Elle m’a demandé ce que j’avais prévu pour le mois d’août, je me souviens de lui avoir raconté l’histoire de notre fameuse maison-des-vacances, ainsi nommée par les enfants quand ils étaient petits, ce terme générique désignant non pas le lieu mais le moment, cet incontournable rendez-vous renouvelé au fil des ans. Chaque été, avec les mêmes amis, rencontrés lorsque j’avais une vingtaine d’années, nous louons pour deux ou trois semaines une maison, grande en effet, jamais deux fois la même et jamais deux fois au même endroit. Les premiers étés où nous sommes partis ensemble, nous n’avions pas d’enfant. Aujourd’hui ils ont l’âge que nous avions lorsque nous passions la nuit à faire la tournée des bars dans une petite station balnéaire de la côte atlantique espagnole. Aujourd’hui, la maison-des-vacances abrite entre dix-huit et vingt-cinq personnes selon les années, enfants compris, la géométrie du groupe s’articulant toujours autour du même noyau dur, auquel se sont greffées au fil du temps quelques personnalités connexes, adoubées par la communauté.
Rares sont les amis dont nous pouvons nous dire qu’ils ont changé notre vie, avec cette certitude étrange que, sans eux, notre vie tout simplement n’aurait pas été la même, avec l’intime conviction que l’incidence de ce lien, son influence, ne se limite pas à quelques dîners, soirées ou vacances, mais que ce lien a irradié, rayonné, bien au-delà, qu’il a agi sur les choix les plus importants que nous avons faits, qu’il a profondément modifié notre manière d’être et contribué à affirmer notre mode de vie. Mes amis de la maison-des-vacances sont de ceux-là : fondamentaux. Malheureusement pour moi (mais heureusement pour eux, semble-t-il), ils ont quitté Paris il y a longtemps.
À vrai dire, la plupart de mes amis ont quitté Paris. Ils vivent aujourd’hui à Nantes, à Angers, à Valence, à Rocbaron, à Caen, à Évecquemont, à Montpellier.
Juchée sur un monticule de terre au fond du jardin de Courseilles, tandis que l’air commençait à se rafraîchir (rentrer chercher un pull revenait à perdre le réseau et donc interrompre la conversation), j’ignore comment j’en suis venue à parler à L. de cette vague de départs qui m’avait laissée comme orpheline, quelques années plus tôt, avant que je me sente capable de me lier avec de nouvelles personnes. J’ai raconté à L. comment, les uns après les autres, mes amis avaient plié enfants et bagages, comme si la peste s’était emparée de la ville, et ce sentiment absurde de perte, voire d’abandon, que j’avais ressenti, quand, en moins de cinq ans, ils étaient tous partis.
L. m’a dit qu’elle comprenait. Elle connaissait ce sentiment, l’avait elle-même éprouvé. Ses amis n’étaient pas partis pour la province, ils étaient partis tout court, après la mort de son mari. Elle m’a promis qu’elle me raconterait, un jour. Elle m’a souhaité de bonnes vacances, elle penserait à moi.
Au mois d’août, François s’est envolé vers le Wyoming et j’ai pris le train avec Louise et Paul pour la maison-des-vacances.
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression que les choses reprenaient leur forme et leurs proportions normales, comme si tout cela – ce roman paru quelques mois plus tôt, sa résonance ondulatoire –, cette succession de cercles concentriques qui s’était propagée dans un rayon impossible à mesurer et avait altéré profondément ma relation avec certaines personnes de ma famille – comme si tout cela n’avait jamais existé.
Là, au milieu de ceux dont le regard n’avait pas changé, ne s’était pas troublé, ne s’était couvert d’aucun voile, ceux qui étaient restés loin de cette vaine agitation mais si proches de moi, il m’a semblé que mon corps se relâchait.
Nous avons ri, dormi, bu, dansé, nous avons parlé et marché pendant des heures. Je me suis dit qu’un jour je les écrirai, eux, mes amis dispersés ici ou là, ceux de l’enfance et ceux de l’âge adulte, et ces vingt-cinq ou quarante années qui nous ont vus grandir, devenir parents, changer de vies, de métiers, de maisons, parfois d’amours.
Durant cette période, je n’ai pas eu de nouvelles de L. Je ne crois pas avoir parlé d’elle à mes amis.
Trois semaines plus tard, nous sommes rentrés par le train, Louise, Paul et moi, nous étions gais, nous occupions un carré Famille dans le TGV, nous avions des mines reposées. Soudain je me suis sentie vivante, incroyablement, j’étais avec mes enfants dans un train qui nous ramenait des Landes, j’avais préparé les sandwiches qu’ils aimaient, avec ou sans beurre, avec ou sans salade, nous avions passé des vacances merveilleuses, je regardais la campagne défiler à toute vitesse par la vitre, mes enfants allaient partir et commencer à vivre leur propre vie, j’étais fière d’eux, fière du genre de personnes qu’ils étaient devenus, l’un et l’autre, j’ai pensé qu’au-delà des angoisses et des blessures familiales, je leur avais transmis quelque chose qui ressemblait malgré tout à la joie.
Dans le bus, alors que nous étions tous les trois coincés dans la foule compacte des heures de pointe, soudain, j’ai été émue aux larmes. Quelque chose s’achevait et quelque chose d’autre allait commencer, j’avais une chance incroyable, depuis le début, depuis tout ce temps, la chance au fond ne m’avait pas quittée. L’année s’annonçait douce et intense, j’allais me remettre à écrire et j’irais voir mes enfants, souvent, là où ils seraient. J’allais explorer une vie nouvelle dans une configuration nouvelle, à laquelle je saurais m’adapter, il fallait tenir la nostalgie à distance et s’arrimer au présent. Il n’y avait pas de quoi avoir peur.