J’ai retrouvé dans mon agenda la trace de ce premier rendez-vous. À côté du nom de L., j’ai noté son numéro de téléphone et l’adresse du café. À l’époque, et pour quelque temps encore, je pouvais tenir un stylo et ma vie était contenue dans cet agenda noir Quo Vadis, le même modèle depuis quinze ans, renouvelé chaque automne. Grâce à ces pages, j’essaie d’imaginer l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque j’ai revu L., de reconstituer le contexte. Au cours de la même semaine, j’ai apparemment participé à une rencontre dans une librairie parisienne, retrouvé au Lutetia une chercheuse du CNRS qui préparait une étude sur la médiatisation des écrivains, je me suis rendue au 12 de la rue Édouard-Lockroy (l’adresse est surlignée au Stabilo vert, sans aucune précision), j’ai passé un moment au Pachyderme avec Serge que je vois une ou deux fois par an pour un bilan de nos œuvres et de nos vies (il avait été question ce jour-là de la recherche de la chaise idéale, Serge m’avait fait un récit désopilant de ses engouements éphémères pour telle ou telle assise et du nombre de chaises répudiées entassées sur son palier). À cela s’ajoute une dizaine de rendez-vous dont je n’ai qu’un vague souvenir. J’en conclus que la période était chargée, je devais sans doute être un peu tendue, comme je le suis quand la vie me devance, galope plus vite que moi. Je constate par ailleurs que j’avais commencé mes cours d’anglais avec Simon. Je sortais d’ailleurs de cette leçon quand j’ai rejoint L. à l’Express Bar.
Je ne savais pas grand-chose d’elle, parce que le soir de notre rencontre nous avions surtout parlé de moi. Une fois rentrée ce constat m’avait laissé un sentiment de malaise, c’est pourquoi, à peine assise, j’ai commencé par lui poser plusieurs questions sans lui laisser le temps d’infléchir la tournure que prenait la conversation. Il ne m’avait pas échappé qu’elle avait pour habitude de mener la danse.
L. a souri, bonne joueuse.
Elle m’a d’abord expliqué qu’elle écrivait pour les autres. C’était son métier. Elle écrivait leurs confessions, leurs états d’âme, leurs vies d’exception qui ne demandaient qu’à être racontées, plus rarement leurs parcours sans aspérités qu’il fallait transformer en épopée. Quelques années plus tôt, après avoir été journaliste, elle avait fait de cette écriture son métier. L. était très sollicitée par les éditeurs et se permettait même de refuser des propositions. Au fil du temps, elle s’était plus ou moins spécialisée dans l’autobiographie féminine ; les actrices, les chanteuses, les femmes politiques se l’arrachaient. L. m’a raconté comment fonctionnait le marché : trois ou quatre plumes se partageaient l’essentiel des gros coups. Le plus souvent, elle était en concurrence avec deux auteurs connus, qui, au-delà de leur propre travail, écrivaient dans l’ombre. Des nègres-stars, a-t-elle précisé, une espèce littéraire invisible, dont elle pensait faire partie. Car ni leur nom ni le sien n’était mentionné sur les couvertures, tout au plus apparaît-il en première page, au titre d’une collaboration. Mais à vrai dire, la plupart du temps, rien à l’intérieur ou à l’extérieur du livre ne laissait deviner que l’auteur supposé n’en avait, parfois, pas écrit un mot. Elle m’a cité le titre de ses derniers opus, parmi lesquels figuraient les mémoires d’un top modèle international et le récit de captivité d’une jeune femme séquestrée plusieurs années. L. m’a raconté ensuite ces heures d’interview passées avec ces gens pour recueillir la matière, ce temps qu’il fallait pour les apprivoiser, ce lien qui se tissait peu à peu, d’abord incertain, puis de plus en plus intense et confiant. Elle les considérait comme ses patients, de toute évidence ce n’était pas à prendre au premier degré, mais le terme n’était pas non plus choisi au hasard, car au fond elle prêtait oreille à leurs tourments, leurs contradictions, leurs pensées les plus intimes, certains même éprouvaient le besoin de s’extraire de son regard ou de s’allonger. Le plus souvent, c’est elle qui allait chez eux, elle sortait son dictaphone et son téléphone (une fois, elle avait perdu une séance complète de travail, l’appareil s’était éteint au cours de l’entretien sans qu’elle s’en rende compte, depuis elle sécurisait tout par un double enregistrement), laissait venir la parole, les souvenirs. Elle avait passé l’été précédent à Ibiza, dans la maison d’une célèbre animatrice de télévision, avec laquelle elle avait ainsi vécu plusieurs semaines. Elle avait adopté son rythme, rencontré ses amis, elle s’était fondue dans le décor. Peu à peu, les confidences étaient venues, au détour d’un petit déjeuner, d’une promenade nocturne, d’un lendemain de fête dans la maison désertée. L. avait tout enregistré, des heures d’échanges anodins au détour desquels surgissait parfois une révélation. Après quelques mois de travail, elle venait tout juste de terminer le livre. L. aimait évoquer cette matière qui lui était offerte, une matière brute, vivante, quelque chose au fond qui relevait du Vrai, elle a prononcé ce mot plusieurs fois, car au fond seul le Vrai comptait. Et tout cela relevait d’une rencontre, de cette relation singulière qui se tissait peu à peu entre elle et eux. Il lui était difficile d’ailleurs de terminer un livre pour en commencer un autre, chaque fois elle se sentait coupable, coupable d’abandon, telle une amante volage, indécise, qui rompt avant de se lasser.
Plus tard dans la soirée, L. m’a dit qu’elle vivait seule, son mari était mort depuis longtemps. Je n’ai pas demandé comment, il m’a semblé que cette information contenait un supplément de douleur que L. n’était pas prête à aborder. Elle m’a confié qu’elle n’avait pas eu d’enfant, ce n’était pas un regret, ou plutôt c’était un regret auquel elle ne pouvait consentir, un regret qu’elle avait éloigné d’elle comme un poison. Fallait-il des raisons, des justifications, cela n’était pas arrivé, voilà tout. À ce moment-là, je me suis rendu compte que j’étais incapable de lui donner un âge, L. pouvait avoir trente-cinq ans comme quarante-cinq, elle était de ces jeunes filles qui ont l’air de femmes avant les autres, et de ces femmes qui demeurent d’éternelles jeunes filles. L. m’a demandé si je vivais avec François (elle a utilisé son prénom, je m’en souviens), je lui ai expliqué les raisons pour lesquelles nous avions choisi de rester chacun chez soi, tant que nos enfants vivaient avec nous. Oui, sans doute, avais-je peur de l’habitude, de l’usure, de l’agacement, des compromis, toutes ces choses très banales qui arrivent aux gens qui s’aiment après quelques années de vie commune, mais il était surtout question d’un équilibre que je craignais de mettre en péril. Et puis, à l’âge qui était le nôtre, chacun trimballant son lot de défaites et de désillusions, il me semblait qu’à vivre ainsi nous donnions et recevions le meilleur de nous-même.
J’aime cette facilité dans l’échange que l’on éprouve avec certaines personnes, cette manière d’entrer tout de suite dans le vif du sujet. J’aime parler des choses essentielles, émotionnelles, même avec des amis que je ne vois qu’une ou deux fois par an. J’aime chez l’Autre (et chez les femmes souvent) cette capacité à évoquer l’intime sans pour autant être impudique.
Nous sommes restées ainsi, nous faisant face dans ce café, L. n’était plus dans cette posture de séduction dans laquelle je l’avais vue à la fête, un peu offensive, quelque chose en elle semblait plus doux. Nous étions deux femmes qui font connaissance, partagent un certain nombre de préoccupations et perçoivent immédiatement quelles affinités les relient. Cela, toujours, me paraît à la fois banal et miraculeux. La conversation est redevenue plus légère. Assez vite, je me souviens que L. m’a fait parler de mes amies. Qui étaient-elles, d’où venaient-elles, à quelle fréquence étais-je en contact avec elles ? C’est un sujet que j’affectionne et sur lequel je pourrais parler des heures. J’ai connu mes amies en maternelle, à l’école élémentaire, au collège, au lycée, en classe préparatoire, partout où je suis passée. J’ai rencontré mes amies dans les différentes entreprises où j’ai travaillé et pour deux d’entre elles dans des festivals ou des salons littéraires. Je suis quelqu’un qui s’attache, c’est indéniable, et qui s’attache de manière durable. Certaines de mes amies ont quitté Paris il y a longtemps, d’autres y sont revenues. J’en ai rencontré de nouvelles. Je les admire, toutes, pour des raisons différentes, j’ai besoin de savoir ce qu’elles deviennent, ce qu’elles traversent, ce qui les émeut, même si nous avons des vies très occupées. J’aime aussi que mes amies se rencontrent, certaines ont développé entre elles des amitiés qui aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec moi.
Voilà ce que j’essayais d’expliquer à L., et combien chacune comptait pour moi, unique, singulière, lorsque celle-ci m’a demandé :
— Mais aucune ne t’appelle tous les jours ? Aucune ne partage avec toi le quotidien ?
Non, aucune n’était présente de manière aussi régulière. Cela me semblait dans l’ordre des choses. Avec le temps, nos rapports avaient évolué. Ils étaient certes plus espacés, mais n’en étaient pas moins intenses. Nous avions nos vies. Et puis nous nous retrouvions toujours avec une grande facilité, cela était valable pour chacune d’elles, les plus anciennes comme les plus récentes. D’ailleurs, cela ne cessait de m’émerveiller, cette capacité que nous avions d’être tout de suite dans l’intime, après parfois plusieurs semaines ou plusieurs mois sans s’être vues. Mes amitiés fusionnelles s’étaient transformées en un lien plus aéré, moins exclusif, soluble dans une vie composée d’autres liens.
L. paraissait étonnée. Selon elle, il était impossible, à l’âge adulte, d’avoir plusieurs amies. Plusieurs vraies amies. Elle ne parlait pas des copines, mais de la personne avec laquelle on pouvait tout partager. Unique. La personne qui pouvait tout entendre, tout comprendre, qui ne jugeait pas. J’ai dit que pour moi il y en avait plusieurs. Chacune de ces relations avait sa tonalité propre, son rythme et sa fréquence, ses sujets de prédilection et ses tabous. Mes amies étaient différentes les unes des autres et je partageais avec elles des choses différentes. Chacune comptait pour moi, de manière unique. L. voulait en savoir davantage. Comment s’appelaient-elles, quel était leur métier, vivaient-elles seules ou en couple, avaient-elles des enfants ?
Aujourd’hui, alors que j’essaie de restituer cette conversation, je suis tentée de penser que L. tâtait le terrain, évaluait ses chances de conquête. Mais en réalité je ne suis pas sûre que les choses aient été aussi claires. Il y avait chez L. une authentique curiosité, un intérêt profond et renouvelé, dont je n’avais aucune raison de me méfier.
Rares sont les gens qui posent les vraies questions, celles qui importent.
La nuit était tombée, la serveuse avait allumé des bougies sur chacune des tables. J’ai envoyé un SMS à mes enfants pour les prévenir que je serais un peu en retard et qu’ils ne m’attendent pas pour dîner.
Tout était simple.
Plus tard, alors que je prenais un stylo dans mon sac pour noter quelque chose sur un papier, une adresse sans doute, ou le nom d’une boutique, L. m’a souri.
— Moi aussi je suis gauchère. Tu sais que les gauchers se reconnaissent entre eux ?
Ce jour-là, L. ne m’a parlé ni de mon livre ni de mon travail à venir.
L. avançait à pas de velours, elle avait tout son temps.