Nous étions assises sur le canapé, L. et moi. J’avais quitté la piste la première, à un moment où la musique ne me plaisait plus.
L., qui avait dansé près de moi pendant plus d’une heure, n’avait pas tardé à me rejoindre. D’un sourire elle avait obtenu la place étroite qui me séparait de mon voisin, ce dernier s’était décalé vers l’accoudoir, la laissant s’asseoir à son aise. Complice, elle m’avait alors adressé une mimique de victoire.
— Vous êtes très belle quand vous dansez, m’a-t-elle déclaré, à peine installée. Vous êtes belle parce que vous dansez comme si vous pensiez que personne ne vous regarde, comme si vous étiez seule, d’ailleurs je suis sûre que vous dansez comme ça, seule dans votre chambre ou votre salon.
(Ma fille, quand elle était adolescente, m’a dit un jour qu’adulte elle garderait ce souvenir de moi, une mère qui dansait au milieu du salon pour signifier sa joie.)
J’ai remercié L. pour le compliment mais je n’ai pas su quoi répondre, d’ailleurs elle ne semblait rien attendre, elle continuait de regarder la piste, un sourire aux lèvres. Je l’observais à la dérobée. L. portait un pantalon noir, fluide, une chemise couleur crème dont le col était ornementé d’un fin ruban de satin ou de cuir sombre, je ne parvenais pas à en reconnaître avec certitude la matière. L. était parfaite. J’ai pensé aux publicités pour la marque Gérard Darel, je m’en souviens très bien, c’était exactement ça, cette sophistication simple, moderne, l’habile mélange d’étoffes classiques, bourgeoises, et d’audacieux détails.
— Je sais qui vous êtes et je suis heureuse de vous rencontrer, a-t-elle ajouté après un moment.
J’aurais sans doute dû lui demander comment elle s’appelait, par qui elle avait été invitée, voire ce qu’elle faisait dans la vie, mais je me sentais intimidée par cette femme, son assurance tranquille.
L. était ce genre de femmes qui me fascine, exactement.
L. était impeccable, les cheveux lisses, les ongles parfaitement limés et couverts d’un rouge vermillon qui semblait luire dans l’obscurité.
J’ai toujours admiré les femmes qui portent du vernis à ongles. Les ongles peints représentent pour moi une certaine idée de la sophistication féminine dont j’ai fini par admettre que, sous cet aspect en tout cas, elle me demeurerait inaccessible. J’ai des mains trop larges, trop grandes, trop puissantes d’une certaine manière, et lorsque je tente de vernir mes ongles, elles semblent plus larges encore, comme si cette vaine tentative de travestissement en soulignait le caractère masculin (en soi, de toute façon, l’opération m’a toujours semblé laborieuse, le geste en lui-même exige une minutie, une patience que je n’ai pas).
Combien de temps faut-il pour être une femme comme ça, me demandais-je en observant L., comme j’avais observé des dizaines de femmes avant elle, dans le métro, dans la file d’attente des cinémas, aux tables des restaurants ? Coiffées, maquillées, repassées. Sans un faux pli. Combien de temps pour parvenir à cet état de perfection, chaque matin, et combien de temps le soir, pour les retouches, avant de sortir ? Quel genre de vie faut-il mener pour avoir le loisir de dompter ses cheveux en brushing, de changer de bijoux chaque jour, d’assortir et varier ses tenues, de ne rien laisser au hasard ?
Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas seulement une affaire de disponibilité, mais plutôt de genre, quel genre de femme l’on choisit d’être, si tant est qu’on ait le choix.
Je me souviens que la première fois que j’ai rencontré mon éditrice, dans son petit bureau de la rue Jacob, j’ai d’abord été fascinée par sa sophistication, les ongles, bien sûr, mais aussi tout le reste, simple et d’un goût irréprochable. Il émanait d’elle une féminité un peu classique mais parfaitement dosée, maîtrisée, qui m’avait impressionnée. Lorsque j’ai rencontré François, j’étais persuadée qu’il aimait les femmes d’un autre genre que le mien, plus apprêtées, plus raffinées, sous contrôle, je me revois expliquer dans un café à l’une de mes amies les raisons d’un échec annoncé, ce n’était tout simplement pas possible, mais oui, à cause de ça, François aimait les femmes aux cheveux lisses et dociles (je joignais le geste à la parole), tandis que moi j’étais hirsute. Ce décalage me semblait résumer à lui seul des différences plus profondes, fondamentales même, d’une manière générale notre rencontre n’était qu’une banale erreur d’aiguillage, il m’a fallu du temps pour admettre que ce n’était pas le cas.
Au bout d’un moment, L. s’est levée et s’est remise à danser au milieu d’une dizaine de personnes parmi lesquelles elle s’était faufilée pour me faire face. Aujourd’hui, et au regard de ce qui s’est passé, je ne doute pas que cette scène puisse se lire comme une parade de séduction et d’ailleurs elle m’apparaît comme telle, mais sur le moment il s’agissait plutôt d’une sorte de jeu, entre elle et moi, une connivence silencieuse. Quelque chose m’intriguait, m’amusait. L. fermait parfois les yeux, les mouvements de son corps étaient d’une sensualité discrète, sans ostentation, L. était belle et les hommes la regardaient, j’essayais de capter le regard des hommes sur elle, de saisir le moment où ce regard se troublait. Je suis sensible à la beauté des femmes, je l’ai toujours été. J’aime les observer, les admirer, tenter d’imaginer quelle courbe, quel creux, quelle fossette, quel léger défaut de prononciation, quelle imperfection suscite chez elles le désir.
L. dansait, presque immobile, son corps ondulait doucement, en rythme, épousait chaque note, chaque nuance, ses pieds restaient maintenant collés au sol et ne bougeaient plus, L. était une tige, une liane, soumise au souffle, à la cadence, et c’était très beau à voir.
Plus tard, et sans que je puisse aujourd’hui établir de lien entre ces deux moments, nous nous sommes retrouvées L. et moi, assises à la table de la cuisine devant une bouteille de vodka. Entre-temps, je crois me souvenir que des gens que je ne connaissais pas étaient venus me parler, j’avais passé un moment avec eux et puis L. m’avait tendu la main pour que je revienne danser, j’avais perdu de vue Nathalie, peut-être était-elle rentrée chez elle, il y avait beaucoup de monde et l’ambiance de la fête était joyeuse.
Je ne sais pas comment j’en suis venue à parler à L. de la femme du Salon du Livre, de ce remords, un arrière-goût amer qui ne m’avait pas quittée. Je n’arrêtais pas de repenser à cet instant, à ma réaction, il y avait dans cette scène quelque chose qui me révoltait, qui n’était pas moi, je n’avais aucun moyen de rattraper cette femme, de lui présenter mes excuses, de signer son livre. Cela avait eu lieu, cela s’était joué, et il n’y avait aucune chance de revenir en arrière.
— Au fond ce qui vous inquiète, ce n’est pas seulement que cette femme ait été blessée, qu’elle ait peut-être parcouru des kilomètres pour venir vous voir, laissé ses enfants à sa sœur, qu’elle se soit disputée avec son mari parce qu’il avait prévu d’aller faire des courses et ne comprenait pas pourquoi elle tenait tant à vous rencontrer. Non, ce qui vous hante, c’est que cette femme puisse maintenant ne plus vous aimer.
Sa voix était douce, sans ironie.
— Peut-être, ai-je admis.
— J’imagine que ce ne doit pas être simple, ce moment dans lequel vous vous trouvez. Les commentaires, les réactions, cette lumière soudaine. J’imagine qu’il doit y avoir un risque d’effondrement.
J’ai tenté de minimiser, il ne fallait pas non plus exagérer.
Elle a repris :
— Il n’empêche que vous devez parfois vous sentir très seule, comme si vous étiez toute nue au milieu de la route, prise dans les phares d’une voiture.
J’ai regardé L., sidérée. C’est exactement comme ça que je me sentais, toute nue au milieu de la route, et dans ces termes précis que je l’avais formulé quelques jours plus tôt. À qui avais-je confessé cela ? À mon éditrice ? À un journaliste ? Comment L. pouvait-elle employer exactement les mots que j’avais utilisés ? Mais l’avais-je seulement dit à quelqu’un ?
Encore aujourd’hui, j’ignore si L. reproduisait ce soir-là des propos qu’elle avait lus ou qui lui avaient été rapportés, ou si elle les avait réellement devinés. Je devais me rendre compte assez vite que L. avait un sens inouï de l’Autre, un don pour trouver les mots justes, dire à chacun ce qu’il avait besoin d’entendre. L. ne tardait jamais à poser la question la plus pertinente, ou à prononcer la remarque qui montrait à son interlocuteur qu’elle seule était en mesure de le comprendre et de le réconforter. L. savait non seulement identifier au premier coup d’œil l’origine du désarroi, mais surtout cerner cette faille, si enfouie soit-elle, que chacun de nous abrite.
Je me souviens d’avoir expliqué à L. ma conception du succès, sans faux-semblant, sûre que mes paroles ne seraient pas mal interprétées. Pour moi, le succès d’un livre était un accident. À proprement parler. Un événement brutal et inattendu provoqué par la coïncidence aléatoire de différents facteurs non reproductibles. Qu’elle n’y lise de ma part aucune fausse modestie, le livre lui-même avait bien entendu quelque chose à voir dans cette affaire, mais il ne constituait que l’un des paramètres. D’autres livres, potentiellement, auraient pu connaître un succès comparable, et même plus important, mais pour eux la conjoncture n’avait pas été si favorable, l’un ou l’autre des paramètres avait manqué.
L. ne me quittait pas des yeux.
— Mais un accident, a-t-elle repris, en insistant sur le terme pour signifier qu’il ne lui appartenait pas, cause des dommages, des dommages parfois irréversibles, n’est-ce pas ?
J’ai terminé le verre de vodka qui était devant moi et qu’elle avait rempli à plusieurs reprises, je n’étais pas ivre, il me semblait au contraire avoir atteint un degré de conscience auquel j’étais rarement parvenue. Il était très tard, la fête s’était vidée d’un seul coup, nous étions seules dans la cuisine qui grouillait de monde quelques minutes plus tôt. J’ai souri avant de lui répondre.
— C’est vrai. Le succès d’un livre est un accident dont on ne sort pas indemne, mais il serait indécent de s’en plaindre. De cela, je suis sûre.
Nous avons pris un taxi ensemble, L. a insisté, c’était si simple de me déposer, j’habitais sur son chemin, ce n’était même pas un détour.
Dans la voiture, nous nous sommes tues. Je sentais la fatigue gagner mes membres, appuyer sur ma nuque, m’engourdir peu à peu.
Le chauffeur s’est arrêté devant chez moi.
L. m’a caressé la joue.
J’ai souvent repensé à ce geste, à ce qu’il contenait de douceur, de tendresse, peut-être de désir. Ou peut-être rien de tout cela. Car au fond je ne sais rien de L. et n’en ai jamais rien su.
Je suis descendue de la voiture, j’ai monté mon escalier et me suis écroulée sur mon lit tout habillée.