Le lendemain, j’ai remis le manuscrit au fond de la malle où je l’avais trouvé.
J’ai prévenu mon éditrice quelques jours plus tard. Elle n’a pas demandé à le lire, elle n’a pas paru étonnée. Elle m’a conseillé de prendre mon temps, le temps qu’il faudrait.
Je n’avais pas parlé du manuscrit à François, et n’avais plus aucune raison de le faire, puisque j’y avais aussitôt renoncé. Quand il ne voyageait pas, François passait des journées entières à lire des livres, c’était le cœur de son métier. À certains égards, son métier nous rapprochait. Nous pouvions échanger pendant des heures sur les romans des autres, nous aimions partager nos découvertes, nos engouements, débattre de nos désaccords. Mais je n’étais pas seulement une lectrice. J’écrivais des livres. Des livres sur lesquels il était susceptible d’émettre un jugement. Voilà sans doute pour quelle raison je refusais de lui montrer ma prose et parfois même de lui en parler. J’avais peur de le décevoir. J’avais peur qu’il ne m’aime plus. Deux ans plus tôt, lorsque j’en avais achevé la première version, j’avais refusé de lui faire lire mon dernier livre. Il avait découvert le texte une fois les premières épreuves imprimées.
L’écriture était mon terrain le plus intime, le plus isolé, le plus protégé. Le moins partagé. Une zone franche, égoïstement défendue. Barricadée. Une zone que je n’évoquais qu’en surface, avec parcimonie. Le plus souvent, je parlais avec mon éditrice avant d’entamer un livre, puis se passaient de longs mois avant que je lui envoie une première version du texte terminé.
Ainsi avais-je toujours avancé.
Voilà ce que L. avait très vite compris : l’écriture était un territoire retranché, interdit aux visiteurs. Mais maintenant, ce territoire était miné, assailli par le doute et la peur, et cette solitude me devenait insupportable.
Je voulais me battre seule mais j’avais besoin d’un allié.
Quelques jours plus tard, alors que je tentais de répondre à mon courrier, j’ai constaté qu’il m’était devenu presque impossible de rester assise plus de cinq ou dix minutes devant l’ordinateur. Au-delà de l’appréhension que j’éprouvais au moment d’allumer la machine (un pincement violent à hauteur du sternum), il m’était de plus en plus pénible, physiquement, de me tenir face à l’écran, ne serait-ce que le temps nécessaire pour rédiger quelques mails. Écrire devenait un combat. Non pas seulement écrire un livre (à vrai dire, il n’en était plus vraiment question) mais écrire tout court : répondre à des amis, à des demandes transmises par mon éditeur, assembler des mots pour faire des phrases, aussi usuelles fussent-elles. J’hésitais sur les formulations, doutais de la grammaire, cherchais sans la trouver la juste tonalité. Écrire était devenu une épreuve de force et je ne faisais pas le poids.
Et toujours, face à l’écran vide, cette brûlure à l’œsophage qui m’empêchait de respirer.
Je n’avais pas dit à L. que j’avais refusé d’écrire une nouvelle pour un magazine féminin et reporté, pour la troisième fois, un édito qu’un hebdomadaire me proposait.
Je n’avais pas dit à L. que j’avais six semaines de retard pour rendre la préface de la réédition du dernier roman de Maupassant, sur laquelle je m’étais engagée un an plus tôt.
Je n’avais pas dit à L. que je ne parvenais plus à aligner trois mots.
Mes mains tremblaient et une panique sourde, confuse, battait dans mes veines.
Un soir, j’ai accepté d’accompagner François au vernissage d’une exposition organisée par l’un de ses amis. Je n’étais pas sortie depuis l’anniversaire de L.
Nous sommes arrivés parmi les premiers, nous avons salué le maître des lieux et regardé les tirages accrochés au mur, parmi lesquels figurait une série de portraits en noir et blanc qui dataient des années soixante et m’avait beaucoup plu. Un cocktail était organisé. Heureuse d’être là, j’ai attrapé une coupe de champagne et regardé autour de moi. Le moment était venu de discuter un peu, d’échanger autour d’un verre, de faire preuve de sociabilité. Alors que j’hésitais à me lancer (il faut croire qu’à rester chez soi on finit par perdre l’usage de la parole), j’ai vu arriver plusieurs écrivains et journalistes que je connaissais. Des gens que j’aurais dû, au minimum, saluer. Mais au lieu de m’avancer pour leur dire bonjour, je me suis vue reculer, dans un mouvement de rétraction et de panique absurde, reculer comme je l’aurais fait, prise de vertige, sur une corniche située à vingt mètres au-dessus du sol pour me plaquer contre une paroi stable. Dos au mur. Exactement comme quand j’avais quinze ans, lorsqu’une force invisible me poussait dans les soirées vers le bord, la périphérie, les frontières. Faire tapisserie, oui, plutôt que prendre le risque d’être visible. Ce soir-là, cette même force me poussait hors du cercle, incapable de dire simplement bonjour, comment allez-vous, une voix dans ma tête s’indignait putain Delphine tu l’as fait des dizaines de fois, tu sais le faire, sois simple et naturelle, sois toi-même, mais non, c’était trop tard, c’était mal emmanché, j’étais à la dérive. Au loin, François se retournait vers moi et me jetait des regards inquiets.
En moins de deux minutes, j’étais repartie trente ans en arrière, j’étais redevenue la jeune fille timide et orgueilleuse incapable de jouer le jeu.
Voilà donc où j’en étais, à force de ne plus écrire, de ne plus pouvoir écrire, voilà donc ce qui m’attendait si je ne trouvais pas de porte de sortie : une régression sans précédent.
Je ne comptais plus le nombre de gens que je devais rappeler, à qui j’avais promis des apéritifs, des déjeuners, des dîners, des gens qu’en temps normal j’aurais été ravie de voir, mais là non, pour leur dire quoi ? Pour leur dire je n’ai plus la moindre idée, plus le moindre élan, je me demande si je n’ai pas fait fausse route depuis le début, je me demande ce que je fais là, au milieu de rien, je suis un écrivain en panne, c’est un tel cliché que je n’ose même pas le formuler, en panne, oui, je suis désolée, c’est pathétique, mais non, ce n’est pas une question de temps ni de succès ni rien de tout cela, c’est infiniment plus profond, je ne sais pas vous l’expliquer, cela a à voir avec le fondement même de l’écriture, sa raison d’être, peut-être que je me suis trompée, depuis le début, que je n’ai rien à faire là, j’ai raté un embranchement qu’il eût été judicieux d’emprunter, une autre vie, oui, un autre genre de vie, moins présomptueux, moins vain, moins exposé, je ne sais pas pourquoi je dis ça, la fatigue, oui, sans doute, mais il me semble parfois qu’une particule étrangère est entrée dans mon cerveau et que les transmissions, les connexions, les désirs sont brouillés, toutes ces choses qui ne marchaient pas si mal sont maintenant sujettes à des soubresauts, des défaillances, alors je préfère rester seule, voyez-vous, me tenir à l’écart quelque temps, ne m’en veuillez pas je serais heureuse d’avoir de vos nouvelles si je n’avais pas besoin en échange de vous donner des miennes, mais ce n’est pas comme ça que ça marche, je le sais bien.
Un matin, j’ai reçu l’appel de l’éditrice auprès de laquelle je m’étais engagée à écrire la préface de Notre Cœur, le roman de Maupassant, réédité dans une collection de littérature classique. J’aurais dû rendre mon texte quelques semaines plus tôt, mais j’avais joué l’autruche et n’avais pas donné signe de vie.
La jeune femme s’inquiétait, le livre avait été annoncé dans le catalogue, il n’était pas possible de différer une nouvelle fois, d’autant que pas mal de professeurs de lycée avaient déjà prévu d’inscrire cette œuvre à leur programme.
Lorsque j’ai raccroché, j’ai été prise de panique. À l’évidence, écrire une préface était hors de ma portée. Je n’étais même pas capable d’écrire un mail pour lui demander un délai supplémentaire ou déclarer forfait. D’ailleurs, des dizaines de messages restés sans réponse s’étaient accumulés dans ma boîte, dont la plupart n’avaient même pas été ouverts.
Dans l’après-midi, j’ai été prise d’une sorte de dernier sursaut (quelques jours plus tôt, j’avais lu un article scientifique sur le dernier sursaut des cellules mourantes, voilà sans doute pourquoi cette expression m’est venue à l’esprit). Je ne pouvais pas capituler sans avoir essayé : tenter mon va-tout, comme on disait dans une émission de télévision que ma grand-mère regardait quand j’étais enfant.
Il fallait que j’écrive au moins ça. J’avais accepté ce travail. Si je manquais à ma parole, si je ne m’accrochais pas à quelque chose, j’allais perdre pied.
Je connaissais bien le roman, je l’avais lu plusieurs fois, je pouvais m’en sortir, je devais m’en sortir.
J’ai allumé l’ordinateur, décidée à honorer l’engagement que j’avais pris.
Je me suis forcée à respirer, le temps que la machine lance les applications principales et affiche les icônes du bureau, j’ai tenté d’adopter un air décontracté, l’air de quelqu’un qui n’est pas terrorisé à l’idée de se trouver devant une page blanche, au milieu de laquelle clignote un curseur muet. J’ai ouvert le fichier que l’éditeur m’avait envoyé par mail sur lequel figurait le questionnaire auquel j’étais censée répondre. Mais à peine ai-je eu le temps de voir la page apparaître que j’ai été saisie d’une nausée d’une violence inouïe. Je me suis précipitée sur la corbeille à papier dans laquelle j’ai vomi tripes et boyaux, incapable de reprendre mon souffle. Il fallait m’éloigner, voilà ce que je ressentais, m’éloigner le plus loin possible du clavier pour que cela s’arrête. Entre deux haut-le-cœur, pliée en deux, essayant de traîner la corbeille avec moi, j’ai rampé jusqu’à la salle de bains. Une fois la porte refermée, j’ai vomi une dernière fois de la bile dans le lavabo.
Lorsque je me suis rincé la figure et me suis brossé les dents, j’ai vu dans le miroir mon visage blême. J’avais l’air de quelqu’un qui vient d’entrevoir le pire. L’image de l’ordinateur, la pensée de l’ordinateur, m’enserrait le crâne dans un étau.
Alors j’ai compris que j’étais au fond du trou, tout au fond.
Ce n’était pas seulement une image. Je me suis vue, très distinctement, au fond d’un trou, dont les parois lisses rendaient vaine toute tentative d’ascension. Je me suis vue – oui, pendant quelques secondes j’ai eu cette vision de moi, d’une précision terrifiante – au fond d’un trou rempli de terre et de boue.
Aujourd’hui, il est tentant de penser que cette vision n’était rien d’autre qu’une prémonition.
Je suis sortie de la salle de bains et j’ai appelé L. à la rescousse.
Je l’ai appelée, elle et personne d’autre, car, à cet instant-là, elle m’est apparue comme la seule personne capable de comprendre ce qui m’arrivait.
L. est venue chez moi dans la demi-heure.
Elle a enlevé son manteau, a préparé un thé, m’a obligée à m’asseoir sur le fauteuil près de la fenêtre.
L. m’a demandé le mot de passe de mon ordinateur.
L. s’est installée à ma place, à mon bureau.
L. m’a dit : on va commencer par répondre à tes courriers et ensuite on va écrire cette préface.
L. m’a lu à voix haute les formules diplomatiques qu’elle employait pour expliquer un refus ou différer une réponse. Tout cela, dans sa bouche, semblait si simple. Si fluide.
L. m’a dit qu’elle en profitait pour envoyer un mot aux connaissances qui m’avaient adressé un signe au cours des dernières semaines et auxquelles, apparemment, je n’avais pas non plus répondu. Ensuite, elle a rédigé un courrier pour le syndic de l’immeuble que j’avais laissé traîner.
Enfin, elle en est venue à la préface.
Le texte que je devais écrire se présentait sous forme d’interview. C’est le principe de cette collection : un écrivain contemporain explique pourquoi il aime l’œuvre classique rééditée. L. m’a lu à voix haute la trame proposée par l’éditeur, une quinzaine de questions auxquelles j’étais censée répondre par écrit. Elle a paru satisfaite. C’était une chance, je n’avais qu’à lui parler du texte et elle s’occuperait de mettre tout cela en forme. Après tout c’était son métier, et en deux ou trois jours nous serions prêtes.
L. a répondu à l’éditrice pour lui donner notre délai.
L. est revenue chez moi le lendemain, et le lendemain encore.
J’ai raconté à L. pour quelles raisons j’aimais le roman. Je me suis installée dans le fauteuil près de la fenêtre, pas très loin d’elle, pendant qu’elle écrivait.
Le dernier jour, alors qu’elle venait d’imprimer le texte pour que je puisse le parcourir, L. s’est emparée d’un stylo pour y noter une précision à laquelle elle venait de penser.
Penchée sur la feuille, sans doute soulagée d’en avoir terminé, L., qui m’avait dit être gauchère (et l’avait été sous mes yeux), tenait son stylo de la main droite et écrivait de manière parfaitement lisible.
Oui, j’aurais dû m’en étonner.
Oui, j’aurais dû demander à L. pour quelle raison elle écrivait soudainement de la main droite.
Oui, j’aurais dû lui demander pourquoi elle s’était mise à porter des bottines comme les miennes.
J’aurais dû la remercier et lui faire comprendre qu’il n’était pas utile qu’elle revienne le lendemain, puisque nous en avions terminé.
Le soir même, alors que L. était encore chez moi, l’éditrice a accusé réception de la préface. Cela lui convenait parfaitement, elle était ravie.
Alors j’ai eu de nouveau ce geste que j’ai souvent avec mes amies : dans un élan de reconnaissance, j’ai entouré L. de mes bras. Aux points de contact, j’ai senti son corps se raidir. L. s’est soustraite à l’étreinte et m’a regardée, émue : elle était très heureuse de pouvoir m’aider et me décharger d’un certain nombre de choses, si cela pouvait me permettre de me recentrer sur l’essentiel.
Elle a répété cette phrase : te recentrer sur l’essentiel.