Au cours de l’automne, Louise et Paul sont revenus deux ou trois fois en week-end, ensemble ou séparément. Entre nous, un lien nouveau se créait, que la distance et le manque avaient modifié. Une relation intense, bavarde, dans le prolongement des années passées ensemble, et pourtant différente. Mes enfants étaient devenus grands. Je restais une mère émue, émerveillée.
François jonglait entre différents projets et venait de s’engager sur une deuxième saison de sa série documentaire, un travail au long cours qui le conduirait de nouveau de nombreuses semaines à l’étranger. Je connaissais son insatiable curiosité, les journées entières qu’il consacrait à la lecture, son goût pour le voyage. Et dans le fond cela me convenait très bien, cet engagement que nous avions l’un et l’autre dans ce que nous tentions de fabriquer, cette volonté – ou cette illusion – de pouvoir mener de front ce qui se partage et ce qui ne se partage pas. François respectait mon besoin de solitude, mon indépendance, mes moments d’absence. Je respectais ses choix, ses lubies, son enthousiasme sans cesse renouvelé.
Plusieurs fois par semaine, L. m’appelait pour me dire qu’elle était juste à côté. À vrai dire, elle n’était jamais très loin. Et chaque fois, je lui proposais de monter. Car dans ce désarroi que je refusais de nommer, sa présence me rassurait.
L. apportait des fleurs, des viennoiseries, une bouteille de vin. Elle savait où trouver les tasses, le thé, le café, le tire-bouchon et les verres à pied. Elle avait sa place sur le canapé. Elle s’enveloppait dans mon châle, allumait les lampes, choisissait la musique.
Lorsque je recevais un appel en sa présence, L. restait là. Elle ne faisait pas semblant de regarder son propre téléphone ou de feuilleter un journal, comme l’auraient fait la plupart des gens. Non, au contraire, elle acquiesçait à mes propos ou bien fronçait les sourcils. En silence, elle prenait part à la conversation.
L. m’avait offert un assortiment de nouveaux carnets en papier recyclé, de trois tailles différentes. Sur le plus grand, elle m’avait écrit un petit mot d’encouragement et de confiance, que j’ai oublié. Je ne peux pas le retrouver aujourd’hui car je les ai tous jetés.
Chaque semaine, elle me demandait où j’en étais de mon travail, me rappelait qu’elle se tenait à ma disposition, si je le souhaitais, pour en parler. Comme je n’avais pas grand-chose à en dire, elle me parlait du sien. L. entamait tout juste l’autobiographie d’une actrice célèbre. Trois mois plus tôt, elle avait été mise en concurrence avec deux nègres très recherchés. Comme les autres, elle avait rencontré l’actrice lors d’une soirée organisée par son agent. Et l’actrice l’avait choisie. Sans doute L. avait-elle su trouver les mots, faire preuve de cette intuition de l’autre qui continuait de me fasciner. L. aimait évoquer le plaisir qu’elle éprouvait à mettre en forme le matériau que l’actrice lui confiait. Elle me parlait de cette femme avec une tendresse de démiurge, comme si l’actrice n’existait pas en dehors de ce travail qu’elles avaient commencé ensemble, comme s’il lui appartenait de révéler cette femme au monde, et à elle-même. L. était heureuse, et il lui semblait, cette fois, être au cœur de son métier. De ce qui importait. Car L. ne se contentait pas d’être choisie. Elle n’écrivait pas pour n’importe qui. Elle s’autorisait le droit de refuser certaines collaborations et choisissait les gens avec lesquels elle avait envie de travailler. Des gens, m’avait-elle confié, qui avaient un destin. Qui avaient chuté, sombré, qui avaient souffert et en gardaient la trace. Voilà ce qui l’intéressait. Écrire comment ils s’étaient relevés, construits, réparés. Son rôle était de mettre en scène, en mots, en valeur, le matériau qu’ils lui confiaient. C’est leur âme qu’elle donnait à lire, et quand ils la remerciaient, elle en revenait toujours à ça : elle n’avait fait que rendre leur âme visible à l’œil nu.
Un soir, L. m’a dit qu’elle savait reconnaître au premier coup d’œil les gens qui avaient été victimes de violence. Pas seulement de violence physique. Des gens dont la personnalité, la personne, avaient été mises en danger par quelqu’un d’autre. Elle savait déceler chez eux une forme d’empêchement, d’empêtrement, de déséquilibre, au sens propre du terme. Une hésitation, une incertitude, une faille, que personne d’autre qu’elle ne semblait remarquer.
L’hiver s’annonçait et L. était en plein travail. Je profitais pour ma part de ce moment où je pouvais encore brandir des prétextes plus ou moins crédibles. Différer. Je prétendais préparer quelque chose. Je continuais d’inventer des recherches, des esquisses.
J’ignorais que deux années allaient passer avant que je sois en mesure de créer un nouveau fichier sous traitement de texte et de rédiger une phrase de plus de trois mots.