J’aimerais parvenir à rendre compte de la personnalité de L. sous tous ses aspects, aussi contradictoires fussent-ils.
L. se donnait à voir sous des jours différents, tantôt grave et sous contrôle, tantôt facétieuse et imprévisible. C’est sans doute ce qui rend si complexe la représentation de sa personne, ces failles brusques dans la maîtrise d’elle-même, ce mélange d’autorité et de sérieux, que venait soudain contredire un accès d’humeur ou de fantaisie, dont la violence m’évoquait ces appels d’air inattendus, lorsque les fenêtres s’ouvrent en fracas sous la pression du vent.
L. continuait de m’impressionner par sa capacité à capter les états d’âme de l’autre, en un instant, et à s’y adapter. Elle savait déjouer la contrariété d’un serveur de café ou la fatigue d’une vendeuse de boulangerie, comme si elle avait perçu leur humeur au moment même de franchir le seuil de leur porte. Elle avait toujours un temps d’avance. Dans un lieu public, elle était capable d’entamer une conversation avec n’importe qui et, en moins de trois minutes, recueillait les soupirs, suscitait les confidences. L. se montrait indulgente et tolérante, donnait le sentiment de pouvoir tout entendre sans porter de jugement.
L. savait trouver les mots de la consolation et de l’apaisement.
L. faisait partie de ces gens vers lesquels, d’instinct, on se tourne dans la rue pour obtenir un itinéraire ou un renseignement.
Mais parfois la surface lisse se déchirait d’un coup et L. révélait d’elle-même une facette surprenante. De temps à autre, dans une volonté évidente de démentir ses propres constantes, L. entrait dans une colère ahurissante, disproportionnée, par exemple parce que, la croisant sur le trottoir, quelqu’un n’avait pas dévié sa trajectoire (elle estimait que deux personnes arrivant l’une en face de l’autre devaient toutes deux se décaler d’un pas, ou en tout cas en esquisser le mouvement, en signe de respect ou de bonne volonté). Parmi les épisodes du métro, je me souviens d’un jour où pendant plus de cinq minutes, alors qu’une femme hurlait dans le micro de son portable, L. avait fait les réponses à voix haute, impassible, sans que cette femme s’en rende compte, provoquant l’hilarité des voyageurs qui nous entouraient.
Une autre fois, alors que je la rejoignais place Martin-Nadaud, je l’ai trouvée rouge de rage en train d’agonir d’insultes un type qui criait plus fort qu’elle mais dont le vocabulaire, à côté du sien, semblait très limité. De sa voix basse, ferme, définitive, L. avait pris le dessus. Lorsque enfin elle a consenti à s’éloigner, elle m’a expliqué que le type s’était montré agressif et vulgaire envers deux très jeunes filles qui passaient en short devant lui.
L. avait des sujets de conversation très variés. Les incivilités parisiennes, les petits chefs, les inquisiteurs et les bourreaux de toute sorte, les différentes formes de somatisation et leur lien avec notre époque, la téléportation humaine figuraient parmi ses thèmes de prédilection. Si nous partions du principe que nous n’étions rien d’autre qu’un ensemble d’atomes reliés les uns aux autres, aucune loi fondamentale de la physique ne nous empêchait de vivre ensemble en respectant notre périmètre respectif. Aucune loi fondamentale de la physique ne nous empêcherait non plus, d’ici quelques centaines ou milliers d’années, de nous téléporter d’un point A vers un point B tout comme nous étions capables, dès à présent, d’envoyer une photo ou un morceau de musique de manière quasi instantanée à l’autre bout du monde.
Entre autres lubies, L. pensait que les gauchers étaient des êtres différents, qu’ils se reconnaissaient instantanément entre eux, étaient reliés les uns aux autres et formaient une caste invisible, longtemps rejetée, dont la suprématie discrète n’avait plus besoin d’être prouvée.
Je ne tardais pas à découvrir que L. avait aussi des phobies : un jour que nous déjeunions toutes les deux dans une brasserie de mon quartier, j’ai vu une souris longer la courbe du bar, juste derrière elle. Ce n’est pas rare d’apercevoir des souris dans les restaurants parisiens, y compris les plus chic, mais je dois dire qu’en plein service du midi, ce n’est pas si fréquent. D’autant que l’animal trottinait avec désinvolture. Le spectacle valait la peine d’interrompre notre échange.
L. s’est figée, incapable de se retourner.
— Une vraie souris ? Tu plaisantes ?
J’ai fait non de la tête, amusée.
Et puis j’ai compris que L. n’en rajoutait pas du tout, elle était livide, une fine pellicule de sueur était apparue sur son front. C’était la première fois que je la voyais si pâle.
J’ai tenté de la rassurer : la souris avait disparu, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, ni aucune raison qu’elle revienne. L. n’a rien voulu savoir. Elle n’a pas avalé une bouchée supplémentaire de la salade qu’elle venait de commencer, elle a demandé l’addition et nous sommes sorties.
Plus tard, j’ai découvert que L. ne supportait aucun rongeur et elle m’a avoué n’avoir pas pu aller au bout de la nouvelle que j’avais écrite où il était question de souris blanches.
Peu à peu, j’ai appris, au détour de diverses conversations, que L. avait lu tout ce que j’avais écrit et publié, mes romans, mes nouvelles, mes participations à des ouvrages collectifs, tout, à l’exception de ce texte qu’elle n’avait pu terminer.
Par ailleurs, L. reconnaissait cultiver quelques manies et s’intéressait de très près à celles des autres. Elle avait une théorie sur la question. Nul être ne pouvait survivre dans notre société sans développer un certain nombre de rituels dont il n’avait pas toujours conscience. L. constatait par exemple que nous avions tous des périodes alimentaires. Est-ce que je voyais de quoi elle parlait ? Si j’y réfléchissais, ne faisais-je pas le constat qu’au fil du temps mon alimentation avait évolué et connu différentes phases, différentes périodes, correspondant à des âges et des influences différents, voyant disparaître certains aliments tandis que d’autres au contraire, délaissés jusque-là, m’étaient devenus soudain indispensables ? Elle m’invitait, par exemple, à réfléchir à mon petit déjeuner. Était-il toujours le même ? Je reconnaissais en effet en avoir modifié la composition habituelle à plusieurs reprises. J’avais eu une période tartines + yaourt, une période céréales + tartines, une période céréales + yaourt, une période brioche tout court… À vingt ans je buvais du thé, à trente du café, à quarante de l’eau chaude. Cela la fit sourire. L. m’avoua avoir traversé, alors qu’elle entrait tout juste dans l’âge adulte, des phases dites chromatiques : une période orange, durant laquelle elle ne s’était nourrie que d’aliments de cette couleur (oranges, abricots, carottes, mimolette, potiron, melon, crevettes cuites), et puis un peu plus tard, une période verte (épinards, haricots, concombres, brocolis…) à laquelle elle avait mis fin quand elle s’était mariée.
De même, L. constatait qu’un certain nombre de gestes de notre vie quotidienne s’effectuaient dans un ordre immuable sans que cela fasse l’objet d’une décision ou d’une réflexion. Ces séquences, selon elle, relevaient de stratégies que nous mettions en œuvre de façon plus ou moins consciente pour survivre. Nos tics de langage, loin d’être fortuits, révélaient mieux que n’importe quel discours la manière dont nous étions en mesure, à un instant T., de nous adapter aux contraintes majeures de notre environnement (ou de leur résister). Selon L., les expressions courantes que nous adoptions collectivement traduisaient, mieux que toute analyse approfondie de notre vie ou de notre emploi du temps, nos désarrois les plus intenses. Ainsi, à une époque où plus rien ne semblait fonctionner, où la société dans son ensemble semblait figée, en suspens, les gens répétaient ça marche à tout bout de champ. De même, les soirées, les films, les gens n’étaient plus très – très sympa, très chiants, très rapides, très lents –, ils étaient devenus trop – trop sympa, trop chiants, trop rapides, trop lents –, peut-être parce que ce genre de vie, en effet, nous submergeait.
À propos de stratégie, L. en avait une, très efficace, pour garantir son espace vital ou la confidentialité de ses conversations. Lorsqu’elle arrivait dans un café à l’heure du déjeuner, elle demandait toujours une table pour trois alors que nous n’étions que deux. Ce stratagème lui permettait de bénéficier d’une grande table (ou de la réunion de deux guéridons) alors qu’autour de nous tout le monde était au coude à coude. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle prenait un air las et déclarait au serveur que nous allions devoir commander sans attendre la troisième personne, dont nous conservions néanmoins la place, au cas où. Vers la fin du repas, tandis que l’endroit s’était considérablement vidé, L. s’excusait auprès du serveur : elle était désolée, la personne nous avait posé un lapin.
Je dois dire qu’avec elle, je ne m’ennuyais jamais.
L. se posait toutes sortes de questions à voix haute ou plutôt exprimait à voix haute les questions que probablement beaucoup de femmes se posent (moi en tout cas) : Jusqu’à quel âge pouvait-on porter un jean slim ? Une minijupe ? Un décolleté ? Était-on capable de s’apercevoir soi-même qu’il était trop tard, que cela confinait au ridicule, ou fallait-il demander à quelqu’un de proche (pendant qu’il en était encore temps) de nous alerter le moment venu ? Était-il déjà trop tard et avions-nous dépassé la ligne rouge sans nous en rendre compte ?
Je n’en revenais pas : L. qui m’avait semblé si sûre d’elle quand je l’avais rencontrée, si assurée dans ses choix, si consciente de son aura, exprimait – avec davantage d’humour – des préoccupations semblables aux miennes.
Cela est vite devenu l’un de nos sujets favoris : l’effort d’acclimatation qui nous était nécessaire pour nous voir telles que nous étions – une mise au point, au sens photographique du terme, à laquelle il nous fallait régulièrement consentir pour nous situer dans l’échelle des âges, savoir à quoi nous en tenir.
La découverte d’une nouvelle ride, d’une étape supplémentaire dans l’affaissement général, les cernes irréductibles, tout cela pouvait se partager, faisait désormais l’objet d’une analyse critique… et comique.
L. m’a confié ne pas pouvoir croiser quelqu’un de plus de trente ans sans s’interroger d’abord sur son âge. Depuis quelques années, l’âge était la première question qu’elle se posait au sujet de toute personne qu’elle croisait ou rencontrait, homme ou femme, comme s’il s’agissait d’une donnée première, incontournable, pour évaluer le rapport de forces, de séduction, de complicité. Pour ma part, j’avais remarqué, avançant en âge, que les gens jeunes me paraissaient souvent plus jeunes qu’ils n’étaient. C’était justement, selon elle, un signe de l’âge, ne plus être capable de faire la différence entre une personne de vingt ans et une personne de trente, tandis qu’entre eux ils étaient parfaitement capables de se reconnaître ou de se distinguer.
Ce qui me fascinait chez L., c’est qu’aucun de ces questionnements intérieurs ne transparaissait dans sa manière d’être. Rien dans son apparence ni dans son comportement ne trahissait quelque inquiétude ou incertitude au sujet d’elle-même. Il me semblait au contraire que sa manière de s’habiller, de se mouvoir, de rire, était la preuve flamboyante qu’elle assumait pleinement la femme qu’elle était.
C’était sans doute tout cela, la puissance d’attraction que L. exerçait sur moi : je l’admirais pour sa lucidité à l’égard du monde et à l’égard d’elle-même, mais aussi pour sa capacité à donner le change, à jouer le jeu.
Un soir, alors que nous marchions côte à côte sur le terre-plein du boulevard Richard-Lenoir, L. m’a raconté avoir vu, au début des années quatre-vingt-dix, un film de Pascale Bailly qui s’intitulait Comment font les gens. Le titre, à lui seul, lui avait semblé résumer son état d’esprit, ce questionnement permanent, à propos des autres, dont elle ne pouvait s’affranchir : comment faisaient-ils, oui, à quel rythme, avec quelle énergie, en vertu de quelles croyances ? Comment les gens parvenaient-ils à tenir debout ? Car à l’époque, lorsqu’elle les observait, les gens lui semblaient s’en sortir beaucoup mieux qu’elle. Avais-je vu ce film ? Comme je ne répondais pas, L. a poursuivi sur sa lancée, en me parlant d’un autre long-métrage, qui datait plus ou moins de la même époque, réalisé par Laurence Ferreira Barbosa et dont le titre, Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, n’avait rien à envier au premier. Le scénario se passait pour l’essentiel au sein d’un hôpital psychiatrique et elle l’avait adoré.
Je me suis arrêtée de marcher.
Je suis restée sans voix pendant quelques secondes, je scrutais son visage en quête d’un indice.
L. me regardait, interloquée. La nuit venait de tomber, les lumières s’allumaient aux fenêtres, le vent soulevait les feuilles mortes par rafales, dans un bruit de papier froissé.
Je crois avoir ressenti à ce moment-là une sorte de vertige dont je ne saurais dire s’il s’apparentait au plaisir ou à l’effroi.
Ce n’était pas la première fois.
Oui, j’avais vu ces deux films et, pour des raisons assez intimes, ils faisaient partie de mon panthéon personnel. Que L. me parle précisément de ces deux-là, restés l’un et l’autre plutôt confidentiels, qu’elle les associe, c’était une coïncidence troublante, sidérante même, au point qu’il m’est venu à l’esprit qu’elle avait lu ou entendu quelque part le souvenir précieux que j’en gardais. Mais nous n’avions aucune connaissance commune et je ne me rappelais pas en avoir jamais parlé dans la presse.
Oui, moi aussi, je m’étais souvent demandé : comment font les gens ? Et à vrai dire, si ces questions s’étaient modifiées, elles n’avaient jamais cessé : comment font les gens, pour écrire, aimer, dormir d’une seule traite, varier les menus de leurs enfants, les laisser grandir, les laisser partir sans s’accrocher à eux, aller une fois par an chez le dentiste, faire du sport, rester fidèle, ne pas recommencer à fumer, lire des livres + des bandes dessinées + des magazines + un quotidien, ne pas être totalement dépassé en matière de musique, apprendre à respirer, ne pas s’exposer au soleil sans protection, faire leurs courses une seule fois par semaine sans rien oublier ?
Cette fois, je devais en avoir le cœur net. Je l’ai regardée droit dans les yeux et j’ai demandé à L. pourquoi elle me parlait de ces films. Les avais-je déjà mentionnés ? Elle a paru étonnée. Elle en parlait parce que ces films l’avaient marquée. Et puis parce qu’à vrai dire elle se posait encore ce genre de questions. C’est tout. Voilà pourquoi elle y pensait.
Nous avons repris notre marche en silence.
Éprouvait-elle, elle aussi, ce doute permanent sur sa manière, tantôt hésitante, tantôt excessive, d’évoluer dans le monde ? Cette peur de ne pas être dans le bon rythme, la bonne tonalité ? Ce sentiment de prendre les choses trop à cœur, de ne pas savoir maintenir sa propre distance de sécurité.
Ou bien L. avait-elle adopté mes préoccupations comme elle eût enfilé un déguisement, afin de me tendre le miroir dans lequel je pouvais me reconnaître ?
Quand je me posais ces questions, je finissais toujours par me dire que je n’avais aucune raison de douter de ces similitudes entre nous et de renoncer au réconfort que celles-ci me procuraient.
L. observait les autres.
Dans la rue, dans les parcs, dans le métro.
L n’hésitait pas à se prendre elle-même comme sujet d’étude et en jouait, avec une acuité qui me ravissait.
L. ne se contentait pas d’énoncer les questions, elle proposait des réponses.
L. ne manquait pas d’autodérision.
L. avait des théories sur tout : l’adéquation entre le vêtement et l’âge, la renaissance prochaine de la presse, le retour des légumes anciens, la meilleure façon d’arrêter le hoquet, la télépathie, la correction du teint, l’avènement des robots domestiques, l’évolution de la langue et le rôle des dictionnaires, l’incidence des sites de rencontre sur les rapports amoureux.
Un matin, alors que je m’apprêtais à quitter mon appartement, j’ai entendu la voix de Gilles Deleuze à la radio. Je reproduis ici les phrases que j’ai notées de mémoire, quelques secondes après la diffusion de cette courte archive sonore :
Si tu ne saisis pas le petit grain de la folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. Si tu ne saisis pas son point de démence, tu passes à côté. Le point de démence de quelqu’un, c’est la source de son charme.
J’ai aussitôt pensé à L.
J’ai pensé que L. avait perçu mon point de démence, et réciproquement.
Peut-être était-ce d’ailleurs cela, une rencontre, qu’elle soit amoureuse ou amicale, deux démences qui se reconnaissent et se captivent.