Nous avions fixé la date de mon déplacement à Tours au mois de mai. Et le mois de mai est arrivé.
À l’approche de ce voyage, l’angoisse est montée peu à peu, j’ai évité d’y prêter attention. La veille, en fin de journée, j’ai été prise d’une crise de panique. D’un seul coup, il m’est apparu que j’étais tout à fait incapable de rencontrer quatre ou cinq classes dans un lycée. Ce qui me tétanisait, c’était l’idée de devoir faire bonne figure, d’être en représentation, de répondre à des questions sur mon travail actuel alors que je me sentais si démunie, si désemparée. Tout est affaire de visualisation. Eh bien non, je ne me voyais pas, face à quatre-vingts adolescents, prétendre que j’étais en pleine écriture. Non, je ne me voyais pas répondre à l’incontournable question : « Qu’allez-vous pouvoir écrire après ça ? »
Des lycéens avaient lu plusieurs de mes livres, avaient préparé des questions, certains avaient effectué des travaux complémentaires (collages, courts-métrages) qu’ils avaient prévu de me montrer. Je ne pouvais décemment pas me désister. Mais j’étais incapable d’y aller.
Le soir, me voyant si angoissée, L. m’a proposé de se faire passer pour moi. Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, voilà, c’était une solution comme une autre, les élèves ne seraient pas déçus, cela éviterait de reporter une nouvelle fois la rencontre, de changer les billets de train, de se retrouver face à la même appréhension.
J’étais sidérée. À ma place ? Mais comment pouvait-elle imaginer que personne ne s’en rendrait compte ? Mais L. était tout à fait sûre de son coup. Ces gens ne m’avaient vue qu’en photo, or, d’une manière générale, je devais bien admettre que la plupart des photos étaient trompeuses et n’avaient pas grand-chose à voir avec le réel. En outre, selon elle, les photos de moi disponibles sur Internet ne me ressemblaient pas. Elles ne formaient pas un portrait cohérent, mais contribuaient au contraire à créer une image fluctuante et illisible. Les repères étaient brouillés. Tantôt j’avais les cheveux frisés, tantôt j’avais les cheveux raides, sur certaines j’avais l’air de revenir du Club Med, sur d’autres, de sortir de prison, d’avoir trente-cinq ans ou cinquante-cinq, d’être une bourgeoise ou une grunge échevelée, bref, tout cela laissait une véritable marge de manœuvre pour, selon ses propres termes, me réinventer. Quelques détails bien choisis permettraient de jouer le tour. Elle était certaine que ça pouvait marcher. Le risque n’était pas si important. Par ailleurs elle avait lu toutes mes interviews dans la presse (depuis le tout début, a-t-elle précisé), elle m’avait entendue plusieurs fois à la radio, elle se sentait parfaitement capable de répondre à ma place aux questions traditionnelles sur la genèse de mes livres ou sur l’écriture. Pour le reste, elle improviserait.
Je veux bien croire que cela paraît complètement fou, mais j’ai accepté.
Le lendemain matin à l’aube, L. a enfilé mes vêtements (nous avions choisi ceux que je portais sur les photos les plus visibles sur Internet, partant du principe qu’ils avaient laissé une trace dans l’inconscient de mes hôtes), puis j’ai passé une demi-heure à boucler ses cheveux, grâce au fer à friser que Louise avait laissé dans sa chambre. Les cheveux de L. étaient de la même longueur et à peine plus clairs que les miens. Le résultat nous a fait rire, surtout quand L. a commencé à imiter pour de bon mes gestes, mes intonations, comme si elle avait répété cet exercice des dizaines de fois, seule devant son miroir. Elle avait un vrai talent.
À 6 heures, billets de train en poche, elle a pris un taxi pour se rendre à la gare Montparnasse.
Elle m’a envoyé deux ou trois SMS depuis le TGV, puis je n’ai plus eu aucune nouvelle de la journée. Nous étions convenues qu’elle ne m’appelait que si elle se retrouvait au poste de police pour usurpation d’identité.
À part regarder mon téléphone toutes les dix minutes, je n’ai rien pu faire. Je me suis laissée aller à imaginer deux ou trois scénarios catastrophe : L. démasquée par des élèves lui jetant leurs livres à la figure, L. répondant n’importe quoi aux questions qui lui étaient posées, L. insultant un professeur qui lui aurait manqué de respect.
L. n’avait pas voulu que je vienne la chercher à la gare. Elle jugeait préférable que j’en profite pour rester seule. Vers 22 heures, alors que je n’y tenais plus, je l’ai entendue monter l’escalier.
Sur son visage, j’ai reconnu cette fatigue que je connaissais bien. L. m’a confirmé que tout s’était enchaîné sans temps mort, le TGV, le déjeuner à la cantine, la rencontre avec les classes, les dédicaces, le goûter dans la salle des profs, le TGV. Sans un temps mort et sans le moindre incident. Il y avait juste eu ce court moment de flottement, à la gare de Tours, lorsque la documentaliste l’avait accueillie. Cette dernière l’avait regardée plusieurs fois avant de s’avancer vers elle, et puis, une fois qu’elles s’étaient saluées, la documentaliste avait continué de lui jeter des regards en biais. Après quelques secondes de perplexité, elle s’était excusée de ne pas l’avoir tout de suite reconnue, elle ne m’imaginait pas tout à fait comme ça. En revanche, au lycée, les deux professeurs de Lettres n’avaient eu aucune hésitation. Ils étaient ravis de me voir, les élèves m’attendaient avec impatience. Pendant la rencontre, un garçon avait provoqué l’hilarité générale lorsqu’il avait demandé à L. si elle avait fait de la chirurgie esthétique : elle paraissait plus jeune que sur les photos. Son professeur l’avait sermonné. Les lycéens avaient posé beaucoup de questions sur la dimension autobiographique de mes livres, notamment du dernier. L. avait été frappée de voir que l’essentiel de leurs interrogations portaient sur ce point : pourquoi considérais-je mon livre comme un roman, est-ce que tout était vrai, qu’était devenu tel ou tel personnage, comment le livre avait-il été accueilli par ma famille ? Autant de questions que je connaissais bien et auxquelles j’avais eu maintes fois à répondre.
Face à moi, L. ne pouvait dissimuler ni son excitation ni sa fierté : elle s’était fait passer pour moi et ça avait marché ! Est-ce que je me rendais compte de ce que cela signifiait ? Nous étions dorénavant devenues interchangeables, en tout cas elle pouvait se substituer à moi. Il y avait sans doute moyen de parfaire la représentation, car elle pouvait s’améliorer, elle en était certaine, et cela pourrait me libérer de toutes sortes d’obligations si je le souhaitais.
— Tu sais, je peux le refaire, Delphine, chaque fois que tu en auras besoin. Et je suis sûre que ça peut marcher avec des gens qui te connaissent. Des libraires, des bibliothécaires, des journalistes. Sûre et certaine. Crois-moi, les gens ne savent pas regarder. Ils sont bien trop occupés par eux-mêmes. On fait l’expérience quand tu veux.
L. était aussi heureuse que si elle venait de remporter un grand prix d’interprétation.
Toute à sa joie, elle n’a pas perçu le malaise que je peinais pourtant à dissimuler. J’ai chassé la sensation bizarre qui m’étourdissait légèrement. Pour cette fois, elle m’avait sauvé la mise.
Je l’ai remerciée. Je crois même que j’ai ajouté : je ne sais pas quoi faire pour te remercier.
Le lendemain, L. m’a dit que nous avions reçu un mail très chaleureux de la part des enseignants. Ils avaient eu d’excellents retours, les élèves avaient adoré la rencontre qu’ils avaient trouvée vivante, passionnante et détendue.
On avait bien fait d’y aller.