L’éditeur de textes classiques pour lequel j’avais écrit la préface du roman de Maupassant (enfin : pour lequel L. avait écrit cette préface que j’avais signée) organisait plusieurs fois par an des rencontres avec le public au Théâtre de l’Odéon. Lorsque la réédition du texte a paru, l’éditrice m’a téléphoné pour vérifier que je n’avais pas oublié ce rendez-vous, dont nous avions fixé la date lors de la signature du contrat. La rencontre était prévue dans la petite salle Roger Blin qui contient une centaine de places. Elle durerait une heure environ et commencerait, si j’en étais d’accord, par un extrait du roman que je lirais à voix haute. Les questions de l’intervieweur tourneraient ensuite autour de ma lecture du texte, de mon goût pour l’auteur, l’idée étant de donner aux gens l’envie de découvrir ou relire ce roman moins connu de Maupassant.
Lorsque j’ai raccroché, ma première idée a été d’appeler L. et de lui demander d’y aller à ma place. Elle était toujours sur répondeur. À croire que ce numéro de téléphone m’était réservé et resterait fermé tant qu’elle serait fâchée. Je n’ai pas laissé de message.
Cette fois encore, je m’étais engagée, la rencontre était annoncée sur différents sites, il était bien trop tard pour me désister. Et en y réfléchissant, il n’était pas envisageable une seconde de demander à L. de jouer mon rôle. Je connaissais plusieurs personnes de la maison d’édition, et des lecteurs que j’avais déjà rencontrés en librairie étaient susceptibles de venir. Dans ce contexte, L. ne tiendrait pas deux minutes avant d’être démasquée.
La veille, j’ai relu le roman, et la préface que L. avait rédigée. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Le soir de la rencontre, je suis arrivée en avance pour échanger un moment avec le conseiller littéraire du théâtre, qui s’apprêtait à mener l’entretien. Ce dernier, après avoir tenté de me rassurer (je devais avoir l’air particulièrement tendue), m’a reprécisé la règle du jeu. Et puis l’heure est venue de nous installer sur la petite estrade, face au public.
La salle était pleine. Pendant une dizaine de minutes, j’ai lu à voix haute un extrait du roman. Quand j’ai relevé les yeux, je l’ai vue.
Elle était là, assise au troisième rang, habillée comme moi. Non pas avec le même style de vêtements, non, habillée exactement comme moi : même jean, même chemise, même veste noire. Seule la couleur de ses bottines, à peine plus foncées, différait des miennes. J’ai eu envie de rire, L. me faisait une blague, L. s’était déguisée et avait décidé de jouer les doublures, comme au cinéma. L. me faisait savoir qu’en cas de problème elle se tenait prête à bondir sur la scène et à me remplacer au pied levé. Elle m’a adressé un clin d’œil discret, personne d’autre que moi ne semblait avoir remarqué son petit jeu.
Je garde un souvenir assez diffus de la présentation du livre. Mes réponses étaient médiocres et, à mesure que l’heure tournait, il me semblait m’enfoncer dans un discours tiède et d’une terrible vacuité. Je regardais L., qui se trouvait maintenant au milieu des auditeurs, je revenais malgré moi à son visage attentif, impassible, qui me rappelait l’imposture dans laquelle je me vautrais. Malgré son sourire, malgré ses acquiescements répétés (comme elle eût encouragé un enfant au spectacle de fin d’année), je ne pouvais m’empêcher de penser que sa place était là, sur l’estrade, et que ses réponses auraient été infiniment plus pertinentes que les miennes.
À l’issue de la rencontre, les gens sont restés un moment avant de se disperser. J’ai signé quelques livres, échangé quelques mots. De loin, j’ai vu L. qui se mêlait au petit groupe, puis qui parlait avec l’éditrice qui m’avait commandé la préface. J’ai frémi. Personne ne semblait la remarquer. Personne ne semblait remarquer que L. me ressemblait ou m’imitait. L. se fondait dans le décor, ne suscitait ni étonnement ni suspicion. Alors soudain m’est venu à l’esprit que tout cela n’était que pure projection de ma part. Un fantasme narcissique. Un délire d’interprétation. L. n’était pas habillée comme moi, elle était habillée comme la plupart des femmes de notre âge. Qui étais-je, pour qui me prenais-je, pour imaginer que L. avait fait en sorte de me copier ? Voilà ce qu’il me fallait admettre : j’avais développé autour de L. une crainte qui était disproportionnée. L. était une amie un peu intrusive, certes, mais elle avait essayé de m’aider, de me conseiller, et en retour je ne lui avais offert que méfiance et soupçons. Personne d’autre que moi ne la trouvait bizarre et j’étais la seule à lui jeter des coups d’œil inquiets.
Plus tard, lorsque la salle s’est vidée, je suis allée boire un verre avec les gens de la maison d’édition. Nous nous sommes installés autour d’une grande table dans le café le plus proche du théâtre. J’étais heureuse d’être là, en bonne compagnie, l’ambiance était simple et chaleureuse, je me sentais bien.
Après une dizaine de minutes, j’ai vu L. passer devant la vitrine du café, elle m’a adressé un signe triste, et puis elle a disparu.
Au lendemain de cette soirée, j’ai tenté de joindre L. à plusieurs reprises, mais son portable était toujours sur répondeur. Un soir, elle m’a envoyé un SMS pour me dire qu’elle pensait à moi, et qu’elle m’appellerait dès qu’elle « y verrait un peu plus clair ».
Nous avions cohabité pendant plusieurs semaines, nous avions partagé la même salle de bains et des dizaines de repas, nous avions fait en sorte de conjuguer nos humeurs respectives, et puis L. était partie. Il ne subsistait aucune trace d’elle dans mon appartement, aucun vêtement ni objet oublié, pas de petit mot collé sur le frigo. Elle avait tout repris, tout remballé, n’avait rien laissé derrière elle.
Une ou deux semaines sont passées ainsi, dont je ne garde aucun souvenir. Je n’ai pas allumé une seule fois mon ordinateur.
Et puis François a dû partir de nouveau pour l’étranger.
J’aurais pu téléphoner à mes amis, reprendre contact, faire savoir que j’étais parfaitement joignable et disponible, mais je n’en avais pas la force. Il m’aurait fallu raconter L., expliquer pour quelle raison elle s’était installée chez moi, pour quelle raison elle avait eu un accès illimité à mon ordinateur, il m’aurait fallu avouer mon incapacité à écrire, cette phobie qui ne faiblissait pas. Ou bien il m’aurait fallu mentir, et admettre que j’avais moi-même écrit ce message stupide qui les avait éloignés de moi.
Je me retrouvais seule, prisonnière d’un mensonge qui n’offrait aucune possibilité de retour en arrière.