De l’été qui a suivi le départ de L., j’ai peu de souvenirs.
Louise et Paul sont rentrés dans le courant du mois de juin pour passer deux semaines avec moi, puis nous sommes partis ensemble à Courseilles, où ils sont restés un moment avec nous avant de rejoindre leurs amis. Je me suis installée tout le mois de juillet à la campagne avec François. Face à la quantité de livres qu’il avait emportés, je me souviens de l’angoisse que j’éprouvais, un mélange de fascination et de dégoût. Le rituel était le même chaque été : une centaine de romans répartis en petits tas dans son salon, posés sur les tables ou à même le sol, obéissant à une organisation précise connue de lui seul. Je me souviens d’avoir pensé que L. avait raison, en tant qu’écrivain c’était suicidaire de côtoyer, d’aussi près, quelqu’un comme lui. Quelqu’un dont le métier était de lire des livres, de rencontrer et de recevoir des écrivains, de donner son avis sur leurs ouvrages. Des centaines de livres paraissaient chaque rentrée littéraire. Ce n’était pas seulement un chiffre mentionné par les médias. C’était là, sous mes yeux, rangés en piles et dans les cartons encore fermés qu’il ne tarderait pas à déballer : cinq ou six cents romans de tailles diverses à paraître entre la fin du mois d’août et la fin du mois de septembre.
J’avais rencontré François dans l’exercice de son métier. Chacun s’en était d’abord tenu à son rôle et il avait fallu quelques années avant que nous nous rencontrions vraiment.
Je l’aimais. Je l’aimais pour mille raisons, je l’aimais aussi parce qu’il aimait les livres. J’aimais sa curiosité. J’aimais le regarder lire. J’aimais nos ressemblances, nos désaccords, nos discussions interminables. J’aimais découvrir des livres avec lui, avant lui, grâce à lui.
Mais cette fois, tous ces romans m’insupportaient. Leurs couvertures, leurs bandeaux, leurs argumentaires narguaient mon impuissance. Étalée devant moi, une telle quantité de papier me paraissait soudain indécente et menaçante.
J’avais envie de les lui arracher des mains, de les jeter tous par la fenêtre.
À François qui parlait parfois de tout arrêter, les soirs de déception ou de grande fatigue, je rêvais de dire banco, chiche, voyons maintenant si tu en es capable, arrêtons tout, allons vivre ailleurs, réinventons-nous dans un autre lieu, une autre vie.
Au mois d’août, je suis partie avec Louise et Paul rejoindre nos amis de la maison-des-vacances. Au moment où j’écris ces lignes, je me rends compte que je n’ai aucun souvenir de la maison que nous avons louée cet été-là, les images m’échappent, elles se confondent avec d’autres, plus anciennes, je suis incapable de visualiser l’endroit, ni la petite ville aux abords de laquelle elle se situait.
Je me souviens seulement de la piste cyclable que nous empruntions à vélo pour gagner la mer, le vent de face qui entrait dans ma bouche, cette sensation de vitesse que je recherchais dans les descentes. J’étais heureuse d’être là, de ne pas manquer ce rendez-vous avec mes enfants et mes amis, l’angoisse a fini par desserrer son emprise pour quelques jours.
Après deux semaines de trêve, nous sommes rentrés par le train. Au moment où, avec Louise et Paul, nous avons pris possession du carré Famille qui nous attendait dans le TGV, je me suis trouvée projetée un an plus tôt, quasiment jour pour jour, derrière les rideaux gris-vert aux couleurs de la SNCF, dans un espace en tout point semblable à celui que nous occupions. En un instant, j’ai revu avec précision ce trajet que nous avions fait tous les trois, à la même époque, au retour de la-maison-des-vacances : le pique-nique étalé sur la tablette, la nouvelle coupe de cheveux de Paul, le tee-shirt rouge de Louise, leur peau bronzée. Soudain, comme si c’était hier, je retrouvais les pensées qui m’avaient occupée ce jour-là, tandis que mes yeux cherchaient à travers la vitre, dans ce même paysage qui défilait à toute vitesse, l’impossible point d’accroche. J’avais pensé à François dont l’année s’annonçait très chargée, j’avais pensé au livre que je m’apprêtais à écrire, j’avais pensé au documentaire sur le génocide arménien que j’avais commandé pour le montrer à mes enfants (ils sont d’origine arménienne par leur père), j’avais pensé aux ciels d’hiver et puis j’avais renversé la bouteille de soda et nous avions utilisé plus d’un paquet de kleenex pour éponger. Tout cela me revenait avec une précision étrange, je me suis souvenue que Paul avait voulu jouer à Ni oui ni non, comme quand ils étaient enfants, mais le jeu avait dégénéré dans des éclats de voix jugés trop bruyants par nos voisins.
Une année était passée, oui, une année entière depuis ce trajet, et je n’avais rien fait. Rien. J’en étais au même point. Enfin pas tout à fait. J’étais désormais incapable de me tenir assise devant mon ordinateur, d’ouvrir un fichier Word, de répondre à un mail, incapable de tenir un stylo plus de quatre minutes et de me pencher sur une surface blanche, lignée ou quadrillée. Bref, j’avais perdu la maîtrise des aptitudes élémentaires requises pour l’exercice de mon activité.
Au début du mois de septembre, Louise et Paul sont repartis.
Comme d’autres, je raisonne et parle en années scolaires, de septembre à juin, l’été apparaît alors comme une parenthèse, une période en creux, qui échapperait à la contrainte. J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’une déformation de mère de famille, dont le rythme biologique aurait fini par se confondre avec le calendrier scolaire, mais je crois qu’il s’agit surtout de l’enfant qui reste en moi, en nous, dont la vie a pendant si longtemps été découpée en tranches : une trace tenace dans notre perception du temps.
C’était la rentrée. L’heure des fournitures neuves et des bonnes résolutions. Ce moment du commencement, ou du recommencement.
Mais ne circulait aucune molécule d’air et tout semblait figé.
Cette fois, je ne me suis pas promis de me remettre au travail. L’idée même de l’écriture s’était éloignée. Je n’avais plus la moindre idée de la forme que cela pouvait prendre, mon corps avait oublié ces sensations que j’aimais tant, de fatigue et d’excitation, les heures passées assise dans un rond de lumière, les doigts sur le clavier, la tension des épaules, les jambes étirées sous la table.
Mes enfants sont repartis et je me suis de nouveau retrouvée seule chez moi. À l’absence de Louise et Paul s’ajoutait désormais celle de L., une perte supplémentaire dont je commençais à mesurer la portée. Il me suffisait de regarder autour de moi. Le courrier s’entassait sur la table du salon, l’écran de mon ordinateur était recouvert d’une fine pellicule de poussière. Je me laissais flotter d’un jour à l’autre, continuant de faire semblant, je comblais le temps de toutes petites choses, étirées à l’extrême pour qu’elles durent, qu’elles remplissent le vide insondable que j’avais créé autour de moi sans m’en rendre compte, en l’espace d’une année blanche.
Ainsi vivaient sans doute les personnes âgées, dans une succession de pas précautionneux et minuscules, de gestes dont la lenteur suffisait à combler le vide. Ce n’était pas si douloureux.
J’imagine qu’il nous arrive à tous, un jour ou l’autre, de penser que le hasard n’existe pas. J’imagine que chacun de nous a connu une série de coïncidences auxquelles il ou elle a attribué un sens particulier, un sens incontournable, un sens que lui seul pensait pouvoir déchiffrer. Qui d’entre nous, au moins une fois dans sa vie, n’a pas pensé que telle ou telle coïncidence ne devait rien au hasard, mais au contraire qu’il s’agissait d’un message, dans le grand tourbillon du monde, à elle ou lui seul adressé ?
Ceci m’est arrivé. Pendant deux ou trois semaines, il m’a semblé que le message de L., ces intimes certitudes qu’elle avait voulu me voir partager, n’avaient plus besoin d’elle pour me parvenir : elles continuaient de flotter dans l’air, se déplaçaient par leurs propres moyens, choisissaient ici ou là de nouveaux vecteurs pour me convaincre.
Un soir, j’ai reçu l’appel d’un réalisateur avec lequel j’avais travaillé quelques années plus tôt sur le scénario d’un long-métrage qui, malgré différentes aides et l’engagement de plusieurs organismes, n’avait pas vu le jour. Le financement n’avait pu être bouclé et le projet était tombé à l’eau. Le réalisateur voulait que l’on prenne un verre afin de me faire part de ses projets. Nous nous sommes retrouvés dans le café où nous avions nos habitudes de travail. Il en est rapidement venu au fait : il cherchait une histoire vraie à adapter. C’était la seule chose qui marchait, il suffisait de voir les affiches, le nombre de celles qui précisaient en caractères presque aussi gros que le titre du film que celui-ci était « inspiré de faits réels », il suffisait de lire les magazines, de regarder la télévision, et ses hordes de témoins et de cobayes en tout genre, d’écouter la radio, pour comprendre ce que les gens voulaient.
« Le vrai, il n’y a que ça de vrai », avait-il conclu. Il savait que j’avais refusé les différentes propositions d’adaptation de mon dernier livre, il le comprenait, mais si j’avais une idée, si j’entendais parler de quelque chose – un fait divers ancien ou récent, un personnage oublié de l’histoire –, que je n’hésite pas à l’appeler, il serait très heureux de retravailler avec moi.
J’étais d’humeur maussade quand je suis sortie du café. C’était donc… vrai, voilà ce que les gens attendaient, le réel garanti par un label tamponné sur les films et sur les livres comme le label rouge ou bio sur les produits alimentaires, un certificat d’authenticité. Je croyais que les gens avaient seulement besoin que les histoires les intéressent, les bouleversent, les passionnent. Mais je m’étais trompée. Les gens voulaient que cela ait eu lieu, quelque part, que cela puisse se vérifier. Ils voulaient du vécu. Les gens voulaient pouvoir s’identifier, avoir de l’empathie, et pour cela, ils avaient besoin d’être rassurés sur la marchandise, exigeaient un minimum de traçabilité.
Dans les semaines qui ont suivi, chaque fois que j’allumais la télévision, que j’ouvrais un magazine, qu’apparaissaient de nouvelles affiches de films, il me semblait qu’il n’était plus question que de ça : le réel, le vrai, le véridique, fourrés dans le même sac, comme s’il s’agissait de la même chose, un lot promotionnel, un package, auquel, désormais, nous pouvions prétendre, auquel nous avions droit.
Au moment où j’écris ces lignes, je ne saurais dire s’il s’agissait de vraies coïncidences ou d’une vision subjective, faussée par ma propre préoccupation.
Vingt ans plus tôt, dans les quelques mois qui avaient précédé ma grossesse, et alors que celle-ci tardait à s’annoncer, n’avais-je pas eu la certitude d’être cernée par les femmes enceintes ? Une véritable épidémie, me disais-je alors, comme si toutes les femmes de mon quartier en âge de procréer s’étaient passé le mot pour tomber enceintes avant moi, d’ailleurs je ne voyais plus qu’elles et leurs ventres proéminents, ravissants, comblés.
Toujours est-il que ces signes convergeaient dans le sens de L.
Et si L. avait raison ? Et si L. avait appréhendé et compris une mutation profonde de notre manière de lire, de voir, de penser ? En tant que lectrice ou spectatrice, je ne faisais pas exception à la règle. La téléréalité provoquait chez moi une fascination que mes projets littéraires ne suffisaient pas à justifier, je me jetais sur la presse people chaque fois que j’allais chez le coiffeur ou chez le dentiste, j’allais régulièrement voir des biopics et des films inspirés du réel, et ensuite, je me précipitais sur Internet pour vérifier les faits, découvrir les vrais visages, avide de détails, de preuves, de confirmations.
Et si L. avait compris ce que je refusais d’admettre ? J’avais écrit un livre autobiographique dont les personnages étaient tous inspirés de personnes appartenant à ma famille. Des lecteurs s’étaient attachés à eux, m’avaient interrogée pour savoir ce que les uns et les autres étaient devenus. M’avaient avoué une affection particulière, pour tel ou tel de ces personnages. Des lecteurs m’avaient questionnée sur la réalité des faits. Ils avaient mené leur enquête. Je ne pouvais l’ignorer. Et le succès du livre, après tout, ne tenait peut-être qu’à cela. Une histoire vraie ou considérée comme telle. Quoi que j’en dise. Quelles que soient les précautions que j’avais déployées pour affirmer que la réalité était insaisissable et revendiquer ma subjectivité.
J’avais mis un doigt dans le vrai et le piège s’était refermé.
Et désormais, tous les personnages que je pourrais inventer, quelle que soit leur stature, leur histoire, leur blessure, ne seraient jamais à la hauteur. De ces personnages fabriqués de toutes pièces, il ne sortirait rien, aucune émanation, aucun fluide, aucun effluve. Quoi que je sois capable d’imaginer, ils seraient tous petits, rabougris, pâlichons, ils ne feraient jamais le poids. Exsangues, dispensables, ils manqueraient de chair.
Oui, L. avait raison. Il fallait en découdre avec le réel.