— Je sais que tu regardes des séries avec tes enfants, que vous avez vu les meilleures. Alors s’il te plaît réfléchis deux minutes. Compare. Regarde ce qui s’écrit et ce qui se filme. Tu ne crois pas que vous avez perdu la bataille ? Il y a longtemps que la littérature s’est fait damer le pion en matière de fiction. Je ne te parle pas du cinéma, c’est encore autre chose. Je te parle des coffrets DVD qui sont sur tes étagères. J’ai du mal à croire que cela ne t’a jamais empêchée de dormir. Tu n’as jamais pensé que le roman était mort, en tout cas une certaine forme de roman ? Tu n’as jamais pensé que les scénaristes vous avaient tout simplement coiffés au poteau ? Cloués, même. Ce sont eux, les nouveaux démiurges omniscients et omnipotents. Ils sont capables de créer de toutes pièces des familles sur trois générations, des partis politiques, des villes, des tribus, des mondes en somme. Capables de créer des héros auxquels on s’attache, que l’on croit connaître. Tu vois de quoi je parle ? Ce lien intime qui se tisse entre le personnage et le spectateur, ce sentiment de perte ou de deuil qu’il éprouve quand c’est fini. Ça ne se passe plus avec les livres, ça se joue ailleurs, maintenant. Voilà ce que les scénaristes savent faire. C’est toi qui me parlais du pouvoir de la fiction, de ses prolongements dans le réel. Mais ce n’est plus une affaire de littérature, tout ça. Il vous faudra bien l’admettre. La fiction, c’est terminé pour vous. Les séries offrent au romanesque un territoire autrement plus fécond et un public infiniment plus large. Non, cela n’a rien de triste, crois-moi. C’est au contraire une excellente nouvelle. Réjouissez-vous. Laissez aux scénaristes ce qu’ils savent mieux faire que vous. Les écrivains doivent revenir à ce qui les distingue, retrouver le nerf de la guerre. Et tu sais ce que c’est ? Non ? Mais si, tu le sais très bien. Pourquoi crois-tu que les lecteurs et les critiques se posent la question de l’autobiographie dans l’œuvre littéraire ? Parce que c’est aujourd’hui sa seule raison d’être : rendre compte du réel, dire la vérité. Le reste n’a aucune importance. Voilà ce que le lecteur attend des romanciers : qu’ils mettent leurs tripes sur la table. L’écrivain doit questionner sans relâche sa manière d’être au monde, son éducation, ses valeurs, il doit remettre sans cesse en question la façon dont il pratique la langue qui lui vient de ses parents, celle qui lui a été enseignée à l’école, et celle que parlent ses enfants. Il doit créer une langue qui lui est propre, aux inflexions singulières, une langue qui le relie à son passé, à son histoire. Une langue d’appartenance et d’affranchissement. L’écrivain n’a pas besoin de fabriquer des pantins, aussi agiles et fascinants soient-ils. Il a suffisamment à faire avec lui-même. Il doit se retourner sans cesse sur le terrain heurté qu’il a dû emprunter pour survivre, il doit revenir sans relâche sur le lieu de l’accident qui a fait de lui cet être obsessionnel et inconsolable. Ne te trompe pas de bataille, Delphine, c’est tout ce que je veux te dire. Les lecteurs veulent savoir ce qu’on met dans les livres et ils ont raison. Les lecteurs veulent savoir quelle viande il y a dans la farce, s’il y a des colorants, des agents conservateurs, des émulsifiants ou des épaississants. Et c’est désormais le devoir de la littérature de jouer franc-jeu. Tes livres ne doivent jamais cesser d’interroger tes souvenirs, tes croyances, tes méfiances, ta peur, ta relation à ceux qui t’entourent. C’est à cette seule condition qu’ils feront mouche, qu’ils trouveront un écho.
Ainsi m’avait parlé L., ce soir-là, dans un café désert près de la mairie du vingtième arrondissement.
La nuit était tombée et nous étions restées là, au fond de cette salle dont les murs étaient couverts d’affiches publicitaires des années cinquante, lavées par la lumière. Au loin grésillait une station de radio que je ne parvenais pas à identifier. J’ai pensé que ce café était sans doute le dernier vestige d’un temps révolu, le seul du quartier à avoir résisté aux assauts d’un renouveau branché qui ravissait les rues par petits bouts. Un îlot de résistance qui ne tarderait pas à tomber.
J’avais écouté L. sans chercher à l’interrompre. L. exagérait, schématisait, systématisait, mais je n’avais pas la force de lui répondre.
Non, je ne voulais pas abandonner le territoire de la fiction à qui que ce soit. Mais je regardais mes paumes et mes paumes étaient vides.
Non, je n’excluais pas non plus de revenir un jour à une forme d’écriture autobiographique, quel qu’en soit le nom. Mais elle n’avait de sens que si elle permettait de dire le monde, d’accéder à l’universel.
De toute façon, j’étais exsangue.
Ainsi m’avait parlé L. et je l’avais écoutée, à moitié amusée, à moitié sidérée.
Son discours m’obligeait à réfléchir à ce que j’avais toujours refusé de théoriser. Ses convictions venaient heurter l’édifice minimal que j’avais construit pour donner un sens à mon travail ou au moins être capable d’en parler.
Et ses paroles s’insinuaient au cœur du doute que j’étais devenue incapable de formuler.
L. m’avait dit un jour que je n’avais écrit que deux livres. Le premier et le dernier. Les quatre autres n’étaient, selon elle, qu’un regrettable égarement.