Quelques mois après la parution de mon dernier roman, j’ai cessé d’écrire. Pendant presque trois années, je n’ai pas écrit une ligne. Les expressions figées doivent parfois s’entendre au pied de la lettre : je n’ai pas écrit une lettre administrative, pas un carton de remerciement, pas une carte postale de vacances, pas une liste de courses. Rien qui demande un quelconque effort de rédaction, qui obéisse à quelque préoccupation de forme. Pas une ligne, pas un mot. La vue d’un bloc, d’un carnet, d’une fiche bristol me donnait mal au cœur.
Peu à peu, le geste lui-même est devenu occasionnel, hésitant, ne s’exécutait plus sans appréhension. Le simple fait de tenir un stylo m’est apparu de plus en plus difficile.
Plus tard, j’ai été prise de panique dès que j’ouvrais un document Word.
Je cherchais la bonne position, l’orientation optimale de l’écran, j’étirais mes jambes sous la table. Et puis je restais là, immobile, des heures durant, les yeux rivés sur l’écran.
Plus tard encore, mes mains se sont mises à trembler dès que je les approchais du clavier.
J’ai refusé sans distinction toutes les propositions qui m’ont été adressées : articles, nouvelles de l’été, préfaces et autres participations à des ouvrages collectifs. Le simple mot écrire dans une lettre ou un message suffisait à me nouer l’estomac.
Écrire, je ne pouvais plus.
Écrire, c’était non.
Je sais aujourd’hui que différentes rumeurs ont circulé dans mon entourage, dans le milieu littéraire et sur les réseaux sociaux. Je sais qu’il a été dit que je n’écrirais plus, que j’étais parvenue au bout de quelque chose, que les feux de paille, ou de papier, toujours, finissent par s’éteindre. L’homme que j’aime s’est imaginé qu’à son contact j’avais perdu l’élan, ou bien la faille nourricière, et que par conséquent je ne tarderais pas à le quitter.
Lorsque des amis, des relations, et parfois même des journalistes se sont aventurés à me poser des questions sur ce silence, j’ai évoqué différents motifs ou empêchements parmi lesquels figuraient la fatigue, les déplacements à l’étranger, la pression liée au succès, ou même la fin d’un cycle littéraire. Je prétextais le manque de temps, la dispersion, l’agitation, et m’en tirais avec un sourire dont la feinte sérénité ne dupait personne.
Aujourd’hui, je sais que tout cela n’est que prétexte. Tout cela n’est rien.
Avec mes proches, il m’est sans doute arrivé d’évoquer la peur. Je ne me souviens pas d’avoir parlé de terreur, c’est pourtant de terreur qu’il était question. Maintenant je peux l’admettre : l’écriture qui m’occupait depuis si longtemps, qui avait si profondément transformé mon existence et m’était si précieuse, me terrorisait.
La vérité est qu’au moment où j’aurais dû me remettre à écrire, selon un cycle qui alterne des périodes de latence, d’incubation, et des périodes de rédaction à proprement parler – cycle quasi chrono-biologique que j’expérimentais depuis plus de dix ans –, au moment donc où je m’apprêtais à commencer le livre pour lequel j’avais pris un certain nombre de notes et collecté une abondante documentation, j’ai rencontré L.
Aujourd’hui je sais que L. est la seule et unique raison de mon impuissance. Et que les deux années où nous avons été liées ont failli me faire taire à jamais.