Le lendemain, j’ai indiqué à L. comment se rendre à l’Intermarché le plus proche. Nous avons dressé ensemble la liste des courses qui nous permettraient de tenir une bonne semaine.
Après le départ de L., j’ai ouvert la porte de mon bureau, une petite pièce située au rez-de-chaussée, de l’autre côté de la maison. J’ai allumé le chauffage au maximum. J’ai ouvert les rideaux. De la fenêtre, je pouvais voir le portail qu’elle avait pris soin de refermer. Le ciel était bas, d’une couleur de ciment, rien ne semblait pouvoir le déchirer.
J’ai senti quelque chose battre à l’intérieur de mon corps, de mes mains, une pulsation familière, une forme d’élan, d’espoir, que le moindre signe de précipitation risquait de compromettre.
Je n’ai pas essayé d’allumer l’ordinateur, ni de prendre un papier et un crayon. Je me suis assise doucement. J’ai rapproché la chaise de la table. Alors, plutôt que de tenter d’écrire, l’idée m’est venue d’utiliser la fonction dictaphone de mon téléphone portable.
J’ai enregistré la rencontre de L. avec son mari, et puis la mort de Jean, telle qu’elle me les avait racontées, avec tous les détails dont je me souvenais.
J’ai dicté ce récit comme si je l’écrivais, phrase après phrase.
Je m’y suis reprise à plusieurs fois pour retrouver les mots de L. et les mettre en forme.
Le récit de L. m’avait hantée une partie de la nuit. Il résonnait en moi comme si je le connaissais, comme si je l’avais déjà entendu.
La question du suicide (et ce qu’elle induit d’impuissance, de culpabilité, de regrets) restait pour moi sensible. Le récit de L. avait réactivé la terreur que j’avais éprouvée en découvrant le corps de ma mère, quelques années plus tôt, et le souvenir des semaines qui avaient suivi, saturées d’adrénaline.
Mais ce n’était pas ça. Pas seulement. Quelque chose de familier, que je ne parvenais pas à expliquer, me perturbait.
L. avait souvent laissé entendre des douleurs, des blessures, qu’elle ne m’avait jamais racontées. Cette fois, elle m’avait confié une partie de l’histoire qui éclairait deux ou trois choses que je savais d’elle : la solitude dans laquelle elle vivait, les amis qui s’étaient éloignés et ne venaient plus à son anniversaire, une forme de brutalité dans sa manière d’être.
L. abritait sans doute bien d’autres récits, des fossiles intacts, enfouis dans le limon de sa mémoire, des histoires tenues secrètes, préservées de la lumière.
Quelque chose qui pouvait s’écrire. Qui devait s’écrire.
J’ai profité de l’absence de L. pour enregistrer par mémo vocal d’autres éléments dont je me souvenais, disséminés au cours de nos conversations. Ils étaient peu nombreux. Quelques pièces éparses d’un casse-tête dont je mesurais la complexité.
Mais oui, j’allais écrire. À voix haute s’il le fallait.
J’allais commencer par raconter cette fête où elle m’avait abordée, et tout ce qui avait suivi.
J’allais écrire ma fascination pour L., et ce lien étrange qui s’était tissé entre nous.
J’allais trouver le moyen de la faire parler. De recueillir ses confidences.
J’allais tenter de savoir qui elle était, elle qui m’avait dit un jour : « je pourrais finir toutes tes phrases » ou bien « je ne t’ai pas rencontrée, je t’ai reconnue ».
Le portail s’est ouvert alors que j’étais en train d’énumérer une série de questions qu’il me semblait indispensable de lui poser. Pendant que L. rapprochait la voiture de la maison, j’ai vérifié que le fichier audio avec ma voix figurait bien dans la liste des enregistrements. Puis j’ai refermé la porte derrière moi et me suis dirigée vers elle.
L. était souriante. Le coffre était rempli de victuailles, j’ai pensé qu’elle avait vu grand, ou bien qu’elle avait prévu de rester plusieurs semaines.
Appuyée sur mes béquilles, je l’ai regardée sortir les paquets sans pouvoir l’aider. Alors qu’elle se dirigeait une nouvelle fois vers la cuisine, j’ai attrapé dans le coffre le dernier sac qui me semblait léger. L. est revenue vers la voiture.
— Tu ne peux pas rester tranquille deux minutes ! Qu’est-ce que tu as besoin de venir par là, je me débrouille très bien toute seule ! Je ne veux pas te voir dans mes jambes.
Elle a refermé le coffre, puis m’a tendu la béquille que j’avais posée contre la portière. Dans un rire étrange, que je ne lui connaissais pas, elle a ajouté :
— Sinon je te casse le deuxième pied.