Un jour, alors que L. était sortie, j’ai reçu l’appel d’une journaliste de France Culture qui souhaitait m’interviewer à propos de l’un de mes anciens romans. Elle préparait un sujet sur la souffrance au travail et souhaitait savoir comment j’avais écrit ce texte, de quelle manière je m’étais documentée.
J’ignore pourquoi j’ai accepté. Peut-être pour me prouver que j’étais capable de faire quelque chose toute seule. En dehors de L. Cette fois je n’avais pas besoin d’elle pour répondre, cette fois, cela lui échappait. J’avais remarqué qu’au fil du temps, ou plutôt à mesure que le temps m’éloignait d’eux, mon discours sur mes propres livres évoluait. Comme si quelque chose dans leur trame – un relief, un motif – ne pouvait m’apparaître que vu de loin. J’étais curieuse de savoir quel dessin avait pu se révéler dans le tapis de celui-ci et heureuse que quelqu’un s’y intéresse encore. Et puis jusqu’à nouvel ordre, si j’étais incapable d’écrire, j’étais encore capable de parler.
Deux jours plus tard, la journaliste a sonné chez moi. Elle avait pour habitude de se déplacer chez les gens pour les enregistrer dans leur ambiance, avec un matériel relativement léger, m’avait-elle précisé au téléphone, d’aller à la rencontre des invités, de leur univers. À partir de l’entretien, elle réalisait ensuite un montage diffusé au cours de l’émission.
Nous venions de déjeuner quand la jeune femme est arrivée, L. était d’humeur maussade, elle désapprouvait que je continue de parler de certains de mes livres qui ne méritaient pas que j’y revienne.
L. s’est éclipsée dans sa chambre avant même que j’aie accueilli la journaliste. La jeune femme a choisi de s’installer dans le salon, elle m’a demandé d’entrouvrir la fenêtre pour avoir un fond sonore puis m’a expliqué le déroulement de l’entretien. Nous avons bu un café, elle a mis en route son appareil. J’ai raconté comment l’idée de ce livre m’était venue, un matin épuisé sur la ligne D du RER, et la manière dont je l’avais travaillé. Ensuite, nous avons passé presque une heure à parler de tout et de rien, la journaliste était chaleureuse, je crois me souvenir que nous avons évoqué mon quartier, où elle avait vécu quelques années plus tôt, un ou deux films qui étaient sortis au cinéma sur la violence des rapports en entreprise, et puis la conversation avait dérivé sur des sujets plus futiles. À un moment, alors que nous venions de rire l’une et l’autre, il m’a semblé entendre la porte de la chambre de L. s’ouvrir, j’ai pensé qu’elle voulait savoir où nous en étions.
Un peu plus tard, j’ai raccompagné la jeune femme jusqu’à l’entrée. Elle a sorti son agenda pour me préciser la date à laquelle l’émission serait diffusée. Nous nous sommes serré la main, j’ai refermé la porte et j’ai senti la présence de L. derrière moi, tout près. Lorsque je me suis retournée, L. me barrait le passage. L’espace d’un instant, j’ai pensé que j’avais commis une faute irréparable et que l’accès à mon propre appartement m’était désormais interdit. Mais L. s’est écartée pour me laisser passer et m’a emboîté le pas jusqu’au salon, telle une ombre réprobatrice.
— Tu t’es fait une nouvelle amie ?
J’ai ri.
— Tu crois que je ne vous ai pas entendues ?
J’ai cherché sur son visage le sourire qui m’eût confirmé qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais son expression ne laissait pas de doute sur la tonalité de ses paroles. Je n’ai pas eu le temps de réagir.
— Si tu crois que c’est comme ça que tu vas t’en sortir, tu te trompes. Oui, je vous ai entendues, Delphine, et tout ce cinéma pour savoir où tu en es, « et donc vous revenez à la fiction ? » (d’un geste elle avait mis la phrase entre guillemets), mais en quoi cela la regarde, est-ce qu’on lui demande, nous, quel genre de journalisme elle pratique, avec son Nagra à deux mille balles, et qui elle est pour avoir un avis sur la question, hein, est-ce qu’on lui a demandé ?
Sur son visage, le plus infime de ses muscles semblait exaspéré. L. m’en voulait d’avoir accordé autant de temps à cette jeune femme, d’avoir ri avec elle, d’avoir laissé ce moment s’étirer dans la douceur de l’après-midi. Elle m’accusait de compromission, de complaisance. Si un homme m’avait tenu ces propos, j’aurais aussitôt pensé à un accès de jalousie et mis fin à ce procès sans autre forme de discussion. Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle s’est un peu radoucie.
— Je te demande pardon. Ça me met en colère de te voir perdre du temps. Ce n’est pas contre toi. Tu sais combien j’aimerais que tu retrouves le chemin de l’écriture. Pour cela, il faudra que tu admettes un jour que tu n’as rien à voir avec l’écrivain que l’on veut faire de toi. Ça les arrange, tous, de te coller une étiquette et que tu t’y tiennes. Mais moi je te connais. Moi seule je sais exactement qui tu es et ce que tu peux écrire.
Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j’avais passé un bon moment et qu’elle venait de le gâcher, j’ai explosé :
— Mais tu ne vois pas que je n’ai aucune idée de l’écrivain que je suis ? Tu ne vois pas que je n’arrive plus à rien, que je suis morte de trouille ? Tu ne vois pas que je suis arrivée au bout et qu’après il n’y a rien, RIEN, RIEN, RIEN ? Tu m’emmerdes avec tes histoires de livre fantôme, il n’y en a pas, il n’y a pas l’ombre d’un livre caché, tu ne comprends pas ? Il n’y a rien au fond du chapeau, ni derrière le rideau, pas de tabou, pas de trésor, pas d’interdit ! Du vide, oui, ça il y en a. Regarde-moi bien, avec un peu de chance, tu verras à travers moi.
J’ai pris mon manteau et je suis sortie. J’avais besoin de prendre l’air.
François était parti depuis trop longtemps, il me manquait. J’ai marché au hasard des rues. Plus tard, je crois que je suis allée au cinéma, je n’en suis pas tout à fait sûre. Ou peut-être ai-je fini par atterrir dans un café.
Le soir, vers 19 heures, je suis rentrée chez moi. Une odeur de légumes cuits et de bouillon de volaille flottait dans l’appartement. J’ai trouvé L. dans la cuisine, un tablier noué autour de la taille. Elle était en train de préparer une soupe. Je me suis assise près d’elle. Je l’ai observée pendant quelques minutes sans parler. Ses cheveux étaient relevés par une pince, plusieurs mèches semblaient avoir échappé au geste et dépassaient du chignon, un désordre inhabituel dans la coiffure de L. Elle m’a soudain paru petite, amoindrie, et puis j’ai remarqué ses pieds nus sur le carrelage et j’ai songé que c’était la première fois que je la voyais sans talons. Elle m’a souri, nous n’avions pas échangé un mot. J’ai souri à mon tour. Le four était allumé, par la vitre j’ai distingué un plat à gratin. Apparemment, L. avait passé pas mal de temps en cuisine. Elle avait acheté et ouvert une bouteille de vin. Tout semblait rentré dans l’ordre. Je me suis sentie bien. L’épisode de l’après-midi n’était plus qu’un souvenir étrange, imprécis, je n’étais plus tout à fait sûre que cette conversation avait eu lieu. Les odeurs se mêlaient dans la chaleur de la pièce. Je me suis assise. L. m’a servi un verre de vin.
Lorsque les légumes ont été cuits, j’ai regardé L. les transvaser dans le récipient du mixeur. Elle a ajouté un peu de bouillon et puis a tenté de mettre l’appareil en route. Une fois, deux fois. Sans succès. Je l’ai vue débrancher et rebrancher le mixeur. Dans un soupir, elle s’est assurée que le pied était bien fixé à l’appareil. Elle a observé la lame au bout de la tige, vérifié du bout des doigts que celle-ci tournait. Et puis je l’ai vue recommencer tout, depuis le début : assembler l’appareil pièce par pièce, le brancher, tenter de le mettre en marche.
L. avait l’air très calme. D’un calme inquiétant.
J’allais lui proposer de regarder moi-même quand L. a levé le mixeur au-dessus d’elle avant de le fracasser sur le plan de travail. Elle a recommencé ce geste, avec une rage que je ne lui avais encore jamais vue, cognant et recognant l’appareil de toutes ses forces, jusqu’à ce que le mixeur explose en plusieurs morceaux. La lame du hachoir est tombée à mes pieds.
L. s’est arrêtée net. Elle a pris appui sur la table, essoufflée, contemplant les débris de l’appareil éparpillés sur le sol. J’ai cru que sa rage était retombée, mais dans un dernier accès de colère, elle s’est emparée du rouleau à pâtisserie, et en deux coups, a écrasé ce qui restait de l’engin.
Et puis elle a levé les yeux vers moi. La lueur de victoire et de sauvagerie qui dansait ce soir-là dans son regard, je ne l’avais jamais vue.