Je n’ai pas de souvenirs précis des jours qui ont suivi, il me restait sans doute quelques engagements à honorer : rencontres en librairies, en médiathèques, interventions dans des classes. J’avais essayé de limiter mes déplacements en province à un seul par semaine, afin de rester auprès de mes enfants, et prévu de tout arrêter à la fin du mois de mai. Il arrive un moment où il faut refaire silence autour de soi, se remettre au travail, retrouver sa trajectoire. Je désirais autant que je redoutais ce moment, mais j’avais fait en sorte qu’il advienne et refusé toute invitation au-delà de cette échéance.
Un vendredi soir, tandis que je rentrais chez moi après deux jours d’absence (j’avais été reçue à Genève par un cercle de lecture), j’ai trouvé une lettre dans ma boîte, au milieu de quelques factures. Mon nom et mon adresse étaient imprimés sur une étiquette, collée sur la partie basse de l’enveloppe. J’en ai conclu qu’il s’agissait d’un publipostage et il s’en est fallu de peu que je la jette sans en vérifier le contenu. Mais un détail a attiré mon attention. Sur l’étiquette, en gros caractères, figurait le numéro de mon appartement, numéro qui n’apparaît sur aucun courrier administratif. D’ailleurs j’en ai longtemps ignoré l’existence. On le trouve en réalité sur une petite plaque de bronze clouée sur la plinthe du couloir extérieur, à environ un mètre à gauche de chaque porte d’entrée, à côté des vieilles plaques PTT. Il m’a fallu plusieurs années pour le remarquer. Mon appartement porte le numéro 8, celui de mes voisins le 5, cette absence de logique renforçant à mes yeux leur mystère.
Intriguée, j’ai décacheté l’enveloppe et déplié la lettre qu’elle contenait, dactylographiée sur une feuille A4. Quel genre de personne, à notre époque, possédait encore une machine à écrire, voilà à quoi j’ai pensé avant de commencer ma lecture.
Je reproduis ici le texte dans son intégralité, dont la syntaxe et le vocabulaire sont apparemment choisis pour que je ne puisse déterminer le sexe de son auteur.
Delphine,
Tu crois sans doute que tu es quitte. Tu crois pouvoir t’en tirer comme ça, parce que ton livre est soi-disant un roman et que tu as changé quelques prénoms. Tu crois que tu vas pouvoir reprendre le cours de ta petite vie minable. C’est trop tard. Tu as semé la haine, tu récolteras ton dû. Les faux-culs qui t’entourent ont fait mine de t’absoudre alors qu’ils n’en pensent pas moins, tu peux me croire, ils ont la rage et ils attendent leur heure, ils ne te louperont pas, le moment venu. Je suis au bon endroit pour le savoir. Tu as posé une bombe, à toi de compter les débris. Personne ne le fera à ta place.
Ne te trompe pas sur mes intentions. Je ne te veux pas de mal. Je te souhaite même le meilleur. Je te souhaite une brillante réussite, imposée à 75 %, puisque j’imagine que tu es de gauche comme tous les bobos de ton espèce, et que tu vas voter pour François Hollande.
Tu as vendu ta mère et ça t’a rapporté gros. Tu gagnes du fric, n’est-ce pas ? Ça paye bien, la saga familiale, hein, ça rapporte un maximum ?
Alors fais suivre le chèque, STP.
Je recevais à l’époque beaucoup de courrier par l’intermédiaire de ma maison d’édition, des dizaines de lettres de lecteurs, transmises par petits paquets chaque semaine sous enveloppe kraft. Des mails aussi, redirigés sur ma boîte depuis le site de mon éditeur.
Mais c’était la première fois que je recevais une lettre anonyme à mon adresse personnelle. Et la première fois que je recevais une lettre aussi violente au sujet de l’un de mes livres.
À peine en ai-je fini la lecture que mon téléphone portable a sonné. Le numéro qui s’affichait m’était inconnu, j’ai hésité avant de décrocher. Un instant, j’ai pensé qu’il s’agissait de la même personne, l’auteur de la lettre et de l’appel, même si cela n’avait aucun sens. J’étais tellement perturbée (et soulagée) qu’il ne m’a pas semblé incongru de reconnaître la voix grave et légèrement feutrée de L., à laquelle pourtant je n’avais pas donné mon numéro.
L. avait pensé à moi, souvent, depuis notre rencontre, et elle me proposait de boire un thé, un café, un verre de vin, ou toute autre boisson de mon choix, un de ces jours, à ma convenance, elle avait bien conscience que sa démarche pouvait me paraître étrange, un peu hardie, elle a ri avant d’ajouter :
— Mais l’avenir appartient aux sentimentaux.
Je n’ai pas su quoi répondre, m’est venue soudain l’image du Loup sentimental, un album pour enfants que j’ai lu aux miens des dizaines de fois quand ils étaient petits, dont le héros, Lucas, un jeune loup fringant, quitte sa famille pour vivre sa propre vie. Au moment des adieux, son père, ému, lui confie la liste des aliments qu’il peut manger : petit chaperon rouge, trois petits cochons, chèvre et chevreaux, etc. Vêtu d’un bermuda et d’un pull à col roulé (je mentionne ces détails qui contribuent au charme indéniable du personnage), Lucas part à l’aventure, fébrile et confiant. Mais chaque fois qu’il croise l’une des proies figurant sur sa liste, il se laisse amadouer et, au lieu de la dévorer toute crue, poursuit son chemin. Après avoir laissé passer quelques festins sur pattes – avec lesquels il n’a pas manqué de nouer des relations amicales –, affamé, Lucas finit par rencontrer l’Ogre terrible (dans mon souvenir il s’agit de l’Ogre du Petit Poucet) qu’il engloutit d’une seule bouchée ou presque, délivrant ainsi de cette menace toutes les créatures vulnérables de la région.
À vrai dire, en dehors de ce conte, aucun exemple prouvant la joyeuse fortune des sentimentaux ne me vint à l’esprit. Il me semblait au contraire que ces derniers étaient, la plupart du temps, la proie privilégiée des pervers et des despotes.
Quoi qu’il en soit, je me suis entendue lui dire oui, pourquoi pas, avec plaisir, quelque chose comme ça. Nous sommes convenues de nous retrouver le vendredi suivant dans un café que L. connaissait. Pendant la conversation elle m’a demandé à plusieurs reprises si tout allait bien, comme si, de là où elle se trouvait, elle percevait mon trouble.
Plus tard, lorsque j’ai voulu savoir comment elle avait eu mon numéro de téléphone, L. m’a répondu qu’elle avait suffisamment de relations pour obtenir le portable de n’importe qui.