Encore aujourd’hui, il m’est difficile d’expliquer comment notre relation s’est développée si rapidement, et de quelle manière L. a pu, en l’espace de quelques mois, occuper une telle place dans ma vie.
L. exerçait sur moi une véritable fascination.
L. m’étonnait, m’amusait, m’intriguait. M’intimidait.
L. avait une façon singulière de rire, de parler, de marcher. L. ne semblait pas chercher à me plaire, ne semblait jouer aucun jeu. Elle m’impressionnait au contraire par sa capacité à être elle-même (au moment où j’écris ces lignes, je prends conscience de leur naïveté, comment pouvais-je savoir qui était L., après si peu de temps ?). Tout, chez elle, avait l’air simple, comme s’il lui suffisait de frapper dans ses mains pour apparaître ainsi, naturelle et parfaitement adaptée. Lorsque je quittais L., après un moment passé avec elle, ou une longue conversation téléphonique, je demeurais souvent sous l’influence de cet échange. L. exerçait sur moi une douce emprise, intime et troublante, dont j’ignorais la cause et la portée.
Quelques semaines après notre rencontre, L. a instauré entre nous une fréquence de contacts que je ne connaissais plus avec aucune de mes amies. Au moins une fois par jour, sous une forme ou une autre, elle m’adressait un signe. Un petit mot du matin, une pensée du soir, un récit minuscule écrit spécialement à mon intention (en quelques mots, L. avait l’art de raconter une anecdote qui lui était arrivée ou de dresser le portrait d’une personne qu’elle venait de rencontrer). L. m’envoyait des photos prises ici ou là, clins d’œil insolites et incongrus, plus ou moins reliés à nos conversations ou aux situations que nous avions vécues ensemble : un homme dans un train plongé dans mon dernier livre traduit en chinois, l’affiche d’un concert de La Grande Sophie, dont je lui avais dit aimer les chansons, une publicité pour une nouvelle tablette de chocolat noir dont la marque était ma préférée. L. exprimait sans détour son désir d’être en contact avec moi. De devenir mon amie.
Sans m’en rendre compte, j’ai commencé à attendre ces signes. Et ces appels. Je lui ai téléphoné plus souvent, pour lui raconter des choses sans importance. Nous avons commencé à nous écrire des mails.
Je n’ai pas perçu tout de suite à quel point L. réactivait la nostalgie de mes années post-adolescentes, ce moment où je suis entrée dans l’âge adulte, ce moment où j’ai pris conscience de l’élan vital qui est le mien. L. réactivait cette toute-puissance de mes dix-sept ans, l’énergie incroyable qui m’avait portée pendant quelques mois, avant que me rattrapent la peur, l’angoisse et la culpabilité. L. réactivait ce moment précis de ma vie, mon retour à Paris après quatre années passées chez mon père, mes premières conversations étudiantes dans les cafés de la rue de Rome, les séances de cinéma du quartier Latin, ma rencontre avec Coline, nos canulars dans le métro, cette langue aux consonances slaves que nous avions inventée, ces conversations silencieuses qui circulaient de l’une à l’autre pendant les heures de cours, écrites de droite à gauche en hommage à Abel Tiffauges, lisibles par transparence ou en miroir. Un fil continu, inextinguible, qui maintenait le contact. Une manière de tout partager : la peur et le désir.
L. réactivait cela : cette façon exclusive et impérieuse d’être en lien avec l’autre, que l’on peut vivre à dix-sept ans.
Pour autant, le mode relationnel qui s’est instauré entre L. et moi, intense et régulier, s’accommodait plutôt bien des paramètres adultes de mon existence. Par exemple, bien qu’elle m’ait posé peu de questions sur François, elle avait parfaitement intégré la manière dont nous vivions, et le rythme de nos rencontres. Elle connaissait mon emploi du temps, savait que certains jours lui étaient réservés. Par ailleurs, L. s’est très vite intéressée à mes enfants. Sans doute a-t-elle perçu que cette attitude lui offrirait un accès privilégié à mon intimité, voire qu’elle était une condition nécessaire à tout approfondissement de notre relation. L. m’interrogeait souvent sur Louise et Paul, me demandait de lui décrire leurs personnalités ou de lui raconter des souvenirs de leur enfance. Il m’est arrivé de penser que L. voulait rattraper le temps perdu, ce temps qu’elle n’avait pas connu. Mais L. suivait avec autant d’intérêt la période qu’ils traversaient : étaient-ils confiants, à l’approche des épreuves du bac, étaient-ils fixés sur leurs souhaits d’orientation ?
L. m’a signalé un ou deux documents portant sur le métier qui intéressait Paul, et adressé par courrier un dossier sur l’école nationale de l’aviation civile, dont ma fille envisageait de préparer le concours. Plus tard, elle m’a envoyé par mail une documentation très complète sur l’Artisanat et les métiers d’Art, ainsi qu’un classement des prépas scientifiques.
Je dois admettre que la curiosité que L. a très vite exprimée à l’égard de mes enfants m’a d’abord étonnée. Puis il m’est apparu que cette perplexité relevait d’un stupide préjugé : pourquoi une femme qui n’avait pas d’enfant ne s’intéresserait-elle pas à ceux des autres ? Le fait est que la capacité d’écoute de L. était inégalable quand il s’agissait de mes préoccupations de mère. La gémellité de Louise et Paul, l’appréhension qu’ils éprouvaient à l’idée de se séparer, la nécessité qu’ils ressentaient sans doute d’en passer par là, leurs choix respectifs, les démarches administratives, les dossiers à constituer, les lettres de motivation, la saisie des vœux d’orientation sur la mystérieuse application informatique post-bac mise à disposition des élèves, et puis l’attente… autant d’étapes que L. a partagées avec moi comme si cela la concernait au plus haut point.
L. posait des questions, demandait des nouvelles, parfois donnait son avis.
Aujourd’hui, je pourrais être tentée de dire que L. ne s’intéressait pas à Louise et Paul mais à l’espace qu’ils occupaient dans ma vie : leur influence manifeste sur mon humeur, mon sommeil, ma disponibilité. Aujourd’hui, il me serait facile d’écrire que L. s’intéressait à moi en tant que mère uniquement parce qu’elle s’intéressait à moi en tant qu’écrivain. L. n’a pas mis longtemps à comprendre que ces deux aspects de ma personnalité ne sont pas dissociés. Jusqu’à quel point Louise et Paul étaient-ils susceptibles de parasiter, perturber, empêcher ou, au contraire, favoriser mon écriture, voilà sans doute ce que L. voulait mesurer. En outre, les études que l’un et l’autre avaient choisies devaient les amener à quitter Paris, l’une pour la province, l’autre pour l’étranger. Aujourd’hui, il serait facile de penser que L. se réjouissait de leur départ prévu après l’été. Mais je sais que c’est injuste, que ce n’est pas si simple. À vrai dire, rien, avec L., n’a jamais été si simple. Avec le recul, il me semble que l’intérêt que L. exprimait pour mes enfants était à la fois plus profond et plus complexe que tout cela. L. éprouvait une réelle fascination pour les mères en général et pour celle que j’étais en particulier. L. aimait m’écouter parler de mes enfants, j’en suis sûre, les souvenirs de leurs premières années, la manière dont ils avaient grandi, et de leurs préoccupations adolescentes. L. réclamait des détails, s’amusait de notre petite mythologie familiale. À distance, je dois dire que L. comprenait mes enfants d’une façon sidérante. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de lui parler d’un souci, d’une dispute, d’une incompréhension entre eux, ou entre eux et moi, et qu’elle en perçoive immédiatement l’enjeu, m’aidant ainsi à y répondre. Pourtant, L. n’a jamais éprouvé le besoin de les rencontrer. Je dirais même qu’elle a évité toutes les circonstances propices à cette rencontre. Elle ne me rejoignait pas au cinéma quand j’y allais avec eux, et lorsque je lui proposais de me retrouver quelque part, se renseignait pour savoir si j’étais seule. De même, elle ne passait jamais chez moi quand elle savait que mes enfants étaient là, et, dans le doute, n’en courait pas le risque.
Il m’a fallu un peu de temps pour m’en rendre compte.
J’ai fini par penser que c’était pour elle une affaire de pudeur, ou bien une manière de se préserver d’une émotion à laquelle elle craignait de ne pouvoir faire face. J’ai fini par penser que cette question de la maternité était pour elle plus douloureuse que ce qu’elle voulait bien admettre.
En l’espace de quelques mois, je crois que L. a réussi à avoir une vue d’ensemble assez juste de ma façon de vivre : mes priorités, le temps que je consacrais à chacun, la fragilité de mon sommeil.
Si j’y réfléchis, L. s’est très vite positionnée comme une personne ressource : quelqu’un de fiable, d’une rare disponibilité, sur qui je pouvais compter. Quelqu’un qui s’inquiétait de moi, qui offrait son temps comme aucune personne adulte de ma connaissance.
L. était une femme généreuse, drôle et singulière, que j’avais rencontrée dans une soirée, c’est d’ailleurs en ces termes que j’ai parlé d’elle à François pour la première fois.
François connaissait ma difficulté à laisser partir les gens, à me contenter de les croiser, ce besoin que j’avais ensuite de savoir ce qu’ils devenaient, ce refus de les perdre tout à fait. Aussi a-t-il gentiment ironisé :
— Comme si tu n’avais pas assez d’amis…
Un soir du mois de juin, L. m’a envoyé la photo d’un graffiti gigantesque, rouge et noir, qu’elle avait repéré sur un mur sale du treizième arrondissement. À hauteur des yeux, quelqu’un avait tagué : WRITE YOURSELF, YOU WILL SURVIVE.