Entre la naissance de mes enfants et l’année où leur père et moi nous sommes séparés j’ai confectionné une dizaine d’albums photo, d’une cinquantaine de pages chacun. Par la suite, j’ai continué de faire des photos, parfois de les faire tirer sur papier, mais j’ai cessé de les ordonner et de les coller. Avec le recul, je pourrais fournir diverses hypothèses sur notre séparation comme sur l’interruption de la fabrication des albums, mais c’est une autre histoire. Si un jour le feu se déclare chez moi, je crois que je les emporterai avant les livres, avant les lettres, avant tout le reste. Ils représentent un moment infiniment précieux de ma vie, de notre vie. Ils sont l’épicentre de ma nostalgie, un écrin fragile au cœur de ma mémoire. Souvent lorsque je les ouvre, je me dis que j’aimerais savoir écrire cela, ce temps révolu dont l’image est le témoin à la fois si précis et si impuissant.
Quand l’hiver est venu, alors que s’annonçait la menace du désœuvrement, je me suis mis en tête de reprendre la confection des albums. Plusieurs années me séparaient du dernier. J’ai passé près de deux jours à trouver une boutique qui vendait un modèle semblable à celui que j’avais chez moi, puis deux autres jours à sélectionner les photos, stockées pour la plupart sous format numérique. Les fichiers étaient dispersés sur différents supports de sauvegarde plus ou moins obsolètes.
Après avoir fait développer les clichés sur papier, je me suis installée sur la table du salon face aux albums vierges qu’il me fallait maintenant remplir. Au fond, me disais-je, ce n’était pas si différent de l’écriture : de ces images choisies, agencées, ordonnées, mises en page, émergerait une histoire réinventée.
Un jour que je commençais à coller les tirages, L. a sonné à ma porte.
Les photos étaient toutes étalées devant moi, triées par époques. L. s’est assise à côté de moi, puis s’est intéressée au paquet placé devant elle. Une série de photos relativement récentes montraient Paul couvert de boue, au retour d’une séance de motocross, et plusieurs images de Louise, entourée de ses amis de Terminale, prises dans la neige un jour d’hiver.
« Elle te ressemble », m’a dit L., qui observait Louise avec une attention émue. À cet instant, j’ai pensé que Louise avait l’âge que nous avions, L. et moi, lorsque nous nous étions rencontrées. Depuis que L. m’avait révélé que nous avions été dans la même classe, nous n’en avions reparlé qu’une fois ou deux. Je n’avais aucun souvenir d’elle et il me paraissait indélicat de remettre ce sujet sur le tapis. Je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie.
L. a dû lire dans mes pensées car elle m’a demandé à voir la photo de classe. J’ai fouillé un peu dans les boîtes avant de trouver le tirage, dont les couleurs sont un peu passées. La photo a été prise dans la cour du lycée. Les élèves sont alignés sur cinq rangées autour de Monsieur E., le professeur de philosophie. Les garçons sont pratiquement tous à genoux ou accroupis, en bas de la photo. Les filles les plus grandes sont perchées sur un banc qu’on ne voit pas. Après avoir pointé mon visage qu’elle a immédiatement reconnu, L. a observé la photo longtemps, détaillant chacun des élèves. Puis, en partant de la rangée supérieure, elle a laissé glisser son doigt de droite à gauche et entrepris d’énumérer les noms et prénoms de chacun. Des noms que pour certains j’aurais été incapable de retrouver seule, mais qui, une fois énoncés par elle, remontaient à la surface de ma mémoire pour y obtenir confirmation.
Après avoir désigné le dernier, elle s’est tournée vers moi, victorieuse. Sur une classe de cinquante élèves, seule une dizaine de noms lui avait échappé.
Soudain, son humeur s’est assombrie.
— Quel dommage que j’aie été absente ce jour-là. J’aurais tellement aimé qu’il reste une preuve…
— Une preuve de quoi ? ai-je demandé.
— De cette année que nous avons passée ensemble.
Mais nous ne l’avions pas passée ensemble. Je n’avais pas partagé ce temps avec elle. Je m’étais liée avec d’autres. Et, à vrai dire, je gardais surtout de cette année le souvenir d’une lente descente. Aujourd’hui, cette période me semblait si lointaine qu’elle aurait pu appartenir à la vie de quelqu’un d’autre. L’état physique dans lequel j’étais avait sans doute contribué à brouiller ma mémoire.
— Oui, c’est dommage, ai-je fini par admettre. Mais pourquoi aurions-nous besoin de preuve ?
— Parce que tu ne te souvenais pas de moi.
Son regard était dur mais contenait une forme de prière. Peut-être aurais-je dû prétendre que je me souvenais d’elle, que cela m’était finalement revenu. Je n’ai pas su la réconforter, ni même m’en tirer par une quelconque boutade.
Alors que je m’apprêtais à refermer la boîte (dans laquelle étaient mélangés, en vrac, des dizaines de tirages datant plus ou moins de la même époque), L. m’a demandé si je pouvais lui laisser un souvenir de moi. Avant que j’aie pu répondre, elle a cherché dans la boîte et a tendu vers moi, pour approbation, une série de trois Photomaton en noir et blanc. La photo manquante avait dû servir pour ma carte d’étudiante.
Je l’ai vue ranger la série avec précaution dans son portefeuille sans attendre ma réponse.
Je crois que c’est ce jour-là qu’elle m’a dit cette phrase que j’ai notée sur un Post-it juste après son départ :
— Nous avons beaucoup de choses en commun. Mais toi seule peux les écrire.
L. est restée dîner avec moi. Plus tard dans la soirée, elle est revenue à la charge. Où en étais-je ? M’étais-je remise au travail ? L’insistance de L. m’agaçait. Mais dans le même temps, je ne pouvais m’empêcher de constater qu’elle était la seule personne qui me posait encore la question. Qui continuait d’y croire.
Comme j’admettais devant elle mon incapacité à écrire, L. m’a avoué qu’elle me trouvait dispersée. Je me suis étonnée du terme. Dispersée ?
Elle ne remettait pas en question la conception de mes albums photo, elle trouvait même cela plutôt créatif, mais il y avait tout le reste. Selon elle, j’étais encore beaucoup trop reliée à l’extérieur.
— Mais pas du tout ! Je ne vois personne, je n’appelle personne, je suis incapable d’aller à un dîner, à une soirée, je refuse tout. En dehors de François et de mes enfants, je n’arrive plus à parler à qui que ce soit.
L. m’a répondu sur ce ton de sentence que je connaissais bien :
— C’est normal et tu le sais très bien. Car c’est dans ce silence salutaire que tu pourras te remettre au travail.
Me remettre au travail, qu’est-ce que ça voulait dire ? À quoi servait-il de passer des heures assise devant l’ordinateur puisqu’il n’en sortait rien ? Il fallait bien que je m’occupe.
L. n’était pas de cet avis.
De la confrontation avec l’obstacle, il sortirait quelque chose. Une lumière ou un renoncement. Si je fuyais sans cesse, rien ne se produirait.