À partir de ce jour, il n’a plus été question de sa recherche d’appartement. Je n’ai posé aucune question, je n’ai manifesté aucun signe d’impatience. Au cours de cette période, je ne crois pas que L. ait fait semblant de chercher un nouveau logement. Nous n’avons plus abordé ce sujet, comme si sa présence était acquise pour une longue durée.
En dehors de l’épisode du mixeur (L. en a racheté un dès le lendemain), L. était calme, et d’humeur constante.
Elle se montrait attentionnée, délicate, ne laissait rien traîner derrière elle. Elle faisait régulièrement les courses, remplaçait ce qui manquait. Notre cohabitation coulait de source et nous n’avons jamais eu le moindre différend d’ordre domestique.
L. s’est fondue dans le décor, comme si elle avait toujours été là. Sa présence m’apportait une forme de réconfort, je ne peux pas le nier. Nous étions proches. Nous étions complices. Dans tous les sens du terme. Au-delà de la connivence, j’avais fait de L. la complice d’un secret qu’elle était seule à connaître. Car elle seule savait que je n’étais plus capable d’écrire une ligne ni même de tenir un stylo. Non seulement elle le savait, mais elle me couvrait. Et se substituait à moi pour ne pas éveiller les soupçons. Aux courriers administratifs et professionnels que je continuais de recevoir, L. répondait à ma place.
On refusait les rendez-vous, les propositions d’écriture.
On refusait de parler des sujets sur lesquels les écrivains sont souvent sollicités.
On était en plein travail.
Aujourd’hui, je suis bien obligée de l’avouer. J’ai conscience que les personnes auxquelles je suis censée avoir répondu par écrit au cours de cette période comprendront en lisant ces lignes que ce n’était pas moi. Ces personnes retrouveront peut-être dans leur boîte électronique ou dans leur courrier une lettre ou un e-mail, signé par moi, mais dont je n’aurai pas écrit un mot.
Je les prie de bien vouloir m’en excuser.
Il est évident que cette cohabitation a permis à L. de sceller son emprise et je ne suis pas sûre de lui avoir opposé une grande résistance. J’aimerais pouvoir écrire que je me suis battue, que j’ai lutté, que j’ai tenté de m’échapper. Mais je n’ai rien d’autre à en dire que ce simple constat : je m’en suis remise à L. parce qu’elle m’apparaissait comme la seule personne capable de me sortir du trou.
Parfois me vient l’image un peu galvaudée d’une araignée qui aurait tissé sa toile avec patience, ou d’une pieuvre aux multiples tentacules, dont j’aurais été prisonnière. Mais c’était autre chose. L. était plutôt une méduse, légère et translucide, qui s’était déposée sur une partie de mon âme. Le contact avait laissé une brûlure, mais elle n’était pas visible à l’œil nu. L’empreinte me laissait en apparence libre de mes mouvements. Mais me reliait à elle, bien plus que je ne pouvais l’imaginer.
Aux rares personnes avec lesquelles j’étais en contact (mes enfants, François, mon éditrice), j’ai fait croire que je m’étais remise au travail. J’étais repartie sur quelque chose. J’en étais au tout début, mais j’avançais.
Je n’ai appelé aucun de mes amis pour raconter l’impasse dans laquelle je me trouvais. J’avais peur qu’ils considèrent cela, à juste titre, comme un caprice d’enfant gâtée. Je n’avais aucune excuse et il me paraissait impossible de justifier mon oisiveté.
À François, je n’ai rien dit non plus. J’avais peur qu’il ne m’aime plus. Non seulement je ne lui ai rien dit, mais lorsqu’il est rentré, je me suis arrangée pour qu’il ne rencontre jamais L. Car je savais qu’à l’instant où il la verrait, il comprendrait tout : le mensonge, les subterfuges, cette association de malfaiteurs que nous formions désormais.
Que j’aie pu mentir à François et à ceux qui m’entouraient, voilà ce qu’il me faut admettre aujourd’hui. Je me suis enfoncée dans le mensonge avec un mélange de peur, de dégoût et, sans doute, une certaine délectation.
Certains matins, alors que je sentais l’angoisse enfler dans ma gorge comme une boule de papier aluminium, je m’accrochais à cette phrase que L. m’avait dite un jour : « Les vrais élans créateurs sont précédés par une forme de nuit. »
Le soir, lorsque nous étions toutes les deux chez moi, L. revenait au rituel, s’approchait de ma bibliothèque, laissait glisser sa main sur les couvertures, semblait s’arrêter au hasard.
Avais-je lu sac d’os, la petite arabe, le soir du chien, la nuit du chien, le slip, seulement l’amour, le renoncement, le livre impossible, j’abandonne, sombre dimanche, purge, les demeurées, les désarçonnés, les filles, naissance des fantômes, la maternité, l’art de la faim, scintillation, un sentiment d’abandon, personne, l’homme qui tombe, accidents, le poète, demande à la poussière, ce qui a dévoré nos cœurs, l’état des lieux, cavalier seul, l’été où il faillit mourir, de grâce et de vérité, la vie devant ses yeux, la contrevie, les trois lumières, loin, loin d’eux, loin d’Odile, l’histoire de l’amour, les chutes, la chambre aux échos, nos vies romancées, la fille de mon meilleur ami, le passé, héros et tombes, tout est illuminé, les intermittences de la mort, un fantôme, paradis, le saule, un réveillon mortel, café Nostalgia, garder la flamme, Sukkwan Island, les îles, l’oubli, n’oublie jamais.