Le jour des résultats du bac, L. a été la première à m’appeler pour savoir si Louise et Paul avaient réussi. Nous avions décidé de fêter le succès de mes enfants chez nous le soir même avec des amis, une petite soirée que j’imaginais intime et joyeuse avant qu’ils sortent dans le quartier, probablement jusqu’au bout de la nuit. J’ai proposé à L. de venir, ainsi pourrait-elle enfin les rencontrer, ainsi que François, qu’elle n’avait encore jamais vu. Après un court instant d’hésitation, L. s’est enthousiasmée, mais oui, c’était une très bonne idée, que pouvait-elle apporter : du vin, un assortiment pour l’apéritif, un dessert ?
Dans le courant de la soirée, L. m’a laissé un message vocal pour me dire qu’elle ne viendrait pas, elle était désolée, mais elle avait très mal au dos et craignait qu’il s’agisse des symptômes avant-coureurs d’une crise de coliques néphrétiques, cela lui arrivait malheureusement assez souvent, elle préférait rester chez elle et se reposer.
Je lui ai téléphoné le lendemain pour savoir comment elle allait. Elle pensait avoir évité la crise mais se sentait fatiguée. Comme à son habitude, elle n’a pas tardé à reprendre l’avantage en matière d’interrogatoire : comment s’était passée notre soirée, Louise et Paul étaient-ils heureux, fiers, soulagés ? Étaient-ils sortis ensuite avec leurs amis ? Et moi, dans tout ça, comment me sentais-je ? Elle se doutait bien que cela devait être une drôle d’étape, pour une mère, fêter le bac de ses enfants et bientôt leurs dix-huit ans, se préparer à les laisser partir, se réjouir pour eux de leur succès, et qu’ils aient obtenu les écoles qu’ils souhaitaient, mais tout cela, n’est-ce pas, signifiait dans le même temps que j’allais bientôt me retrouver seule. Comment vivais-je ce moment ? Cela n’allait-il pas trop vite, cela ne semblait-il pas être arrivé d’un seul coup, sans crier gare, même si dix-huit années s’étaient écoulées depuis la naissance de mes enfants ? N’était-ce pas tout simplement sidérant ?
Cette fois encore, L. formulait les choses exactement comme j’aurais pu le faire moi-même : ce sentiment de vouloir retenir le temps, ce vain combat pour que le compteur s’arrête, un instant, ou bien que les heures s’étirent, un tout petit peu, et cette incrédulité que j’éprouvais d’en être arrivée là.
L. avait raison. C’était douloureux et merveilleux. C’était arrivé d’un coup. C’était vertigineux. Me restaient des centaines d’images et de sensations que je ne voulais pas perdre, souvenirs fragiles, déjà altérés, qu’il me fallait maintenant préserver.
Et puis il y avait cette question, qui me venait parfois à l’esprit, quand je tentais d’associer ces deux images : Louise et Paul à la naissance (deux êtres minuscules nés par césarienne à trois minutes d’intervalle, qui pesaient à peine cinq kilos à eux deux), et Louise et Paul aujourd’hui (deux jeunes gens de constitution solide, mesurant respectivement 1,78 m et 1,95 m), cette question que je formulais parfois à voix haute lorsque je les observais le matin dans la cuisine, cette question qui exprimait ma sidération, oui, c’était le mot juste, comme si le temps qui séparait ces deux images n’avait pas existé :
— Mais que s’est-il passé ?