Je n’ai pas eu de nouvelles de L. pendant deux jours. J’ai passé ce temps à prendre des notes sur le manuscrit, afin de séparer ce qui me semblait récupérable et ce qui devait rester aux oubliettes. Peu à peu, je commençais à entrevoir ce que cette histoire, une fois remaniée, pouvait devenir.
Un soir, L. m’a téléphoné pour me convier à son anniversaire, qu’elle organisait le lendemain même. Elle m’a précisé qu’il y aurait cinq ou six personnes, guère plus, car elle préférait les soirées en petit comité. Surtout que je n’apporte ni cadeau ni fleurs coupées (elle ne les supportait pas), à la rigueur une bouteille de vin si j’y tenais.
J’ai accepté sans hésiter. Je ne voyais plus personne depuis deux ou trois semaines, j’étais contente de sortir un peu et de rencontrer quelques-uns de ses amis. Je lui ai proposé de venir plus tôt pour l’aider à préparer, elle a approuvé avec enthousiasme, nous aurions le temps de parler un peu avant que les autres nous rejoignent.
Ce samedi-là, je suis arrivée chez elle vers 19 heures. Tout était prêt.
L. a retiré le tablier qu’elle avait noué autour de sa taille, m’a offert un apéritif. Elle portait une jupe en cuir courte et moulante sur des collants opaques, et un tee-shirt noir, très simple, dont le tissu brillait légèrement. J’ai pensé que c’était la première fois que je la voyais dans une tenue aussi sexy.
Une odeur suave d’épices et de cannelle flottait dans l’appartement. L. venait de mettre au four un tajine aux abricots, une recette qu’elle avait déjà testée avec succès et qui allait me plaire, elle en était sûre, moi qui aimais le mélange sucré-salé.
Le bar, qui séparait la cuisine de la pièce à vivre, était couvert de différents mets de toutes les couleurs, présentés dans des coupelles assorties. L. avait tout préparé elle-même : le caviar d’aubergine, le houmous, le tarama, les poivrons marinés. Sur le buffet étaient alignés quelques desserts apparemment faits maison.
Non, non, je ne pouvais rien faire pour l’aider, tout était prêt, elle était contente que je sois venue un peu en avance.
J’ai pensé que L. venait de passer deux jours en cuisine pour fabriquer tout cela.
Je me suis installée dans son salon. Elle avait allumé des bougies parfumées et posé une demi-douzaine d’assiettes et de couverts sur la desserte. Ainsi, m’a-t-elle expliqué depuis la cuisine où elle vérifiait la température du four, chacun pourrait se servir et s’installer où il le souhaitait. J’ai regardé autour de moi. La pièce était éclairée par une série de petites lampes identiques, réparties avec goût. La table basse en verre était d’une transparence irréprochable. Comme la première fois, j’ai eu le sentiment d’être assise dans un décor artificiel, créé de toutes pièces. Le salon de L. – sa lumière, l’assortiment des matières et des couleurs, la place précise de chaque objet, la distance qui le séparait des autres, tout cela me semblait sorti de l’un de ces programmes de téléréalité dans lequel un coach, le temps d’un week-end, transforme votre intérieur en une double page de publicité pour Ikea.
Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours éprouvé une certaine difficulté à m’intéresser au décor. Dès lors qu’il y a des gens dans mon champ de vision, le décor s’estompe, disparaît. Si je vais avec François dans un endroit nouveau (par exemple un restaurant), je suis capable, après coup, de décrire avec une précision qui le sidère les personnes qui nous entouraient, le type de relations qui les unissait, leur coiffure ou leurs vêtements, et les principaux enjeux de leur échange m’ont rarement échappé. François, lui, pourra rendre compte sans rien omettre de l’agencement de la pièce, de son ambiance, du type de mobilier qui la compose, et, le cas échéant, des bibelots ou des petits objets qui s’y trouvent. De tout cela je n’aurai rien perçu.
Pourtant, dans l’appartement de L. quelque chose me perturbait sans que je puisse tout à fait définir quoi.
L. m’a servi un verre de vin blanc en attendant ses amis. Nous avons parlé de choses et d’autres, L. avait toutes sortes d’anecdotes à raconter sur les personnalités plus ou moins connues pour lesquelles elle avait travaillé. Ce soir-là, L. s’est épanchée plus que de coutume sur son travail. Elle m’a parlé de ce lien étroit qui se tissait pendant quelques mois, rencontre après rencontre, puis laissait place au silence. Elle ne revoyait aucune des personnes pour lesquelles elle avait écrit, c’était ainsi, elle ne savait pas très bien pourquoi, peut-être à cause de cette intimité brusque, nécessaire, qui, après coup, devenait embarrassante.
Le temps passait et nous étions là, dans son salon, dans l’attente de ses amis.
L. s’interrompait de temps en temps pour aller vérifier la cuisson de son plat à la cuisine, j’en profitais pour regarder ma montre.
Vers 20 h 30, nous avons ouvert un meursault et commencé à déguster les verrines que L. avait préparées.
Vers 21 heures, alors que personne n’était encore arrivé, L. s’est levée pour éteindre le four, de peur que la viande se dessèche. Elle n’avait pas l’air inquiète, affichait au contraire une tranquillité un peu surjouée. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas précisé d’heure lors de son invitation, le samedi les gens étaient toujours occupés par toutes sortes de courses.
Un peu plus tard, j’ai demandé à L. si elle avait vérifié que son portable était bien allumé, au cas où ses amis auraient un problème.
Vers 21 h 45, L. s’est levée pour regarder l’heure affichée sur l’horloge du four et a déclaré qu’ils ne viendraient pas. Sa voix n’était plus si sûre, je n’ai pas osé l’interroger davantage et lui ai proposé d’attendre encore un peu.
À 22 heures, alors que nous venions d’ouvrir une deuxième bouteille, j’ai demandé à L. si ses amis avaient prévu de venir tous ensemble. Elle l’ignorait. Je lui ai suggéré de les appeler, au moins certains d’entre eux, pour savoir ce qu’il en était.
L. m’a répondu que c’était peine perdue. J’ai pensé que c’était beaucoup de peine pour rien, en effet, si personne ne venait. J’ai demandé à L. si elle leur avait parlé au téléphone pour les convier. L. m’a répondu que non. Elle leur avait envoyé un mail, comme chaque année. Et comme chaque année, ils n’étaient pas venus.
Vers 22 h 15, j’ai offert à L. l’écharpe en cachemire que j’avais achetée pour elle, malgré ses consignes. Lorsqu’elle a sorti l’écharpe du paquet et l’a déroulée devant elle, j’ai vu sa gorge se contracter, le rouge lui monter aux joues, les larmes qu’elle peinait à retenir. Un instant, j’ai cru qu’elle allait s’écrouler sous mes yeux. Alors, dans un mouvement de consolation, j’ai entouré ses épaules de mes bras. Pendant quelques secondes, il m’a semblé sentir dans son corps le combat qui se jouait, entre parade et capitulation. Quand je l’ai libérée de cette étreinte, L., qui avait repris sa contenance, m’a souri.
— J’avais dit : pas de cadeau ! Merci quand même, elle est magnifique.
Vers 22 h 30, alors que L. semblait l’avoir oublié, j’ai sorti le tajine du four et nous nous sommes servi deux assiettes brûlantes.
Plus tard dans la soirée, peut-être parce que nous avions presque terminé la deuxième bouteille de vin, L. m’a expliqué que depuis la mort de son mari, ses amis (une petite dizaine de personnes qu’ils voyaient très souvent quand Jean était encore là) ne lui répondaient plus. Chaque année à cette date, qui n’était pas seulement celle de son anniversaire mais aussi celle de la mort de Jean, elle continuait pourtant de les inviter. Mais ils n’étaient jamais venus.
J’ai essayé d’en savoir davantage, mais dès les premières questions, L. s’est refermée.
Après quelques minutes de silence, elle m’a dit qu’elle n’était pas prête pour en parler. Elle ne pouvait plus prendre le risque d’être jugée.
Elle m’a promis qu’un jour elle me raconterait. Je n’ai pas insisté.
Plus tard, L. a passé quelques minutes dans la salle de bains. En son absence, j’ai regardé la pièce vide, les jolies assiettes rangées en pile, les mets auxquels nous n’avions pas touché, je me souviens avoir pensé à toute cette peine, et cela m’a paru d’une effroyable tristesse.
Quand elle est revenue, nous avons goûté les différents desserts et mis un peu de musique.
Nous avons ri, j’ai oublié pourquoi.
Après minuit, alors que nous trinquions pour la troisième ou quatrième fois, L. s’est intéressée au manuscrit que je venais de retrouver. Avais-je recommencé à travailler ? L’avais-je fait lire à quelqu’un ? J’ai expliqué à L. que cela me semblait trop tôt, je préférais avancer.
Dans l’entrée, alors que je m’apprêtais à partir et qu’elle me regardait enfiler mon manteau avec un air triste, elle a pris ma main pour me remercier.
— Heureusement que tu es venue. Tu ne peux pas savoir ce que cela représente pour moi.
Et puis, de cette voix douce que je commençais à connaître, elle m’a demandé de lui faire lire – à elle et à elle seule – le manuscrit retrouvé. En toute confidentialité.
J’ai promis.
De retour chez moi, j’ai fermé les rideaux avant d’allumer la lumière.
L’hypothèse selon laquelle L. aurait pu concevoir et mettre en scène toute cette mascarade à la seule fin de m’attendrir ou m’amadouer m’est venue à l’esprit beaucoup plus tard.
Je me suis assise sur mon canapé, j’ai regardé autour de moi, j’ai éprouvé un étrange soulagement. Et soudain, par contraste, j’ai compris ce qui me perturbait dans l’appartement de L.
Chez elle, rien n’était usé, jauni, abîmé. Pas un objet, un meuble, un tissu, ne témoignait d’une vie antérieure. Tout y était neuf. Tout semblait avoir été acheté la veille ou quelques semaines plus tôt. Les pièces étaient sans âme et sans désordre.
Je n’avais vu aucune photo, aucune carte postale, aucun bibelot qui puisse évoquer un quelconque souvenir.
Comme si hier n’existait pas.
Comme si L. s’était réinventée.