— Non, franchement, ce n’est pas possible. Je préfère être sincère avec toi quitte à te paraître un peu brutale, ce n’est pas une question de travail, c’est autre chose. C’est un texte sans pouls, écrit on ne sait quand, ni dans quelles conditions, comment veux-tu qu’il puisse aujourd’hui être relié à ta trajectoire, à ton évolution, à ce que tu dois écrire ? Fais-moi confiance. Je ne te dis pas que ce texte est nul ou qu’il n’intéressera personne, je dis que ce n’est plus ton affaire. Il n’a plus rien à voir avec toi, avec l’auteur que tu es devenue. Ce serait un retour en arrière incompréhensible. Un désastre. Je l’ai lu, oui, bien sûr, jusqu’au bout, mais oui, qu’est-ce que tu crois ? Tu m’as demandé de te dire ce que j’en pensais et je me permets de te dire que ce serait une erreur, une grave erreur, oui, même totalement revu et corrigé, même amélioré, transformé, revisité. Ce n’est pas une question de maturité. Je ne veux pas te décourager, je ne veux pas que tu imagines une seconde que je pense que tu ne vas pas y arriver. Tu sais à quel point je crois en toi. Mais ça, non, ce n’est pas possible. Si j’étais toi, je remettrais ce truc au fond du tiroir où tu l’as trouvé. Tu as peur, tu paniques, tu es prête à te jeter sur le premier bout de gras venu. On en revient toujours là, tu vois, on en revient toujours au même point : tu es bloquée parce que tu refuses d’écrire ce que tu dois écrire. Non ce n’est pas une projection de ma part, c’est quelque chose que je sens chez toi, que j’ai senti dès que nous nous sommes rencontrées. J’ai senti que tu avais peur. Tu as peur d’aller où tes pas te mènent. Tu as tort car ce n’est pas à toi de choisir quel écrivain tu es, je suis désolée, ce n’est pas à toi d’en décider, non. Puisqu’on en parle, je me demande parfois si tu ne devrais pas te méfier du confort dans lequel tu évolues, cette petite vie finalement assez paisible, entre tes enfants, ton mec, l’écriture, tout cela savamment dosé, je me demande parfois, c’est juste une question, mais oui, je me demande s’il n’y a pas quelque chose d’un peu… anesthésiant. Peut-être as-tu besoin de ça, de cet équilibre, je peux le comprendre, je sais de quoi je parle, je sais quelle faille creuse la violence, et que cela ne se répare pas. Tu crois avoir besoin de ça parce que tu ne te fais pas assez confiance, mais prends garde quand même à ne pas t’endormir. Je comprends que tu aies peur, mais la peur ne protège de rien, la peur ne prévient pas le danger. Tu le sais bien. Et le danger, je sais d’où il vient. Quel est ton talon d’Achille. Je sais par quel assaut ils peuvent te mettre à terre, alors ne les laisse pas faire, c’est tout ce que je veux te dire. Ils savent très bien par où t’atteindre et n’ont aucune idée de ce qu’est la littérature, pardonne-moi. Il faudra bien l’admettre. De qui je parle ? Mais tu le sais bien. Je te dis juste que tu n’es pas obligée de capituler, sous prétexte de préserver des liens qui ont disparu depuis longtemps et auxquels tu es seule à croire. Demande-toi qui t’aime vraiment. Puisqu’on en parle. Je ne suis pas sûre que tu puisses faire l’économie de la solitude, je crois même que tu as intérêt à t’y préparer, parce que c’est le sort de l’écrivain, creuser la fosse autour de lui, je ne pense pas qu’il y ait d’autre voie, l’écriture ne répare rien, là-dessus, pour une fois, on est bien d’accord, elle creuse, elle laboure, elle dessine des tranchées de plus en plus larges, de plus en plus profondes, elle fait le vide autour de toi. Un espace nécessaire. Enfin, pour en revenir à ce texte, oui, bien sûr, si tu l’envoies chez ton éditeur, ils ne vont pas te dire non, ils vont t’encourager, ils vont te dire que c’est une bonne idée, ils ne sont pas fous, ils ont besoin que tu fasses rentrer un peu d’argent dans les caisses, il ne faut pas se leurrer, c’est tout ce qui les intéresse, même si ton prochain livre est mauvais, ils arriveront bien à le refourguer à quelques milliers de lecteurs. Et comme eux aussi, ils ont des comptes à rendre à l’étage du dessus, ils ne vont pas faire les difficiles, crois-moi. Réfléchis juste un peu à ce que tu dois faire, à la partition sur laquelle tu joues. Tu as peur du vide mais tu ne dois pas céder. Puisqu’on en parle.