Delphine,
Ton absence de réponse prouve combien tu dois avoir honte. Il y a de quoi.
Tu fais peur. Il n’y a qu’à voir comment tu es habillée, comment tu te tiens, il suffit de regarder tes gestes, et de voir ton regard sournois. Et ce n’est pas nouveau. On sent bien qu’il y a quelque chose en toi qui ne tourne pas rond, ça se voit comme le nez au milieu de la figure, et cela ne s’est pas arrangé. Tu trimballes un max ma pauvre fille.
Sur le plan marketing, rien à redire, tu es la meilleure. Pour ce qui est de l’emballage, tu te démerdes. Tu commences par vendre ta mère et puis tu sors avec un animateur littéraire pour faire ta promo, ça, chapeau, il fallait le faire. Le pauvre, il doit avoir de graves problèmes sexuels pour être avec une femme comme toi. Et tu crois qu’il t’aime ? Tu crois qu’un homme comme lui peut aimer une femme comme toi ? Quand il te larguera, je suppose que tu en feras un livre. Un bon livre bien putassier comme tu sais le faire. Donne-lui mon numéro, je lui raconterai deux ou trois choses.
Tu as fait beaucoup de mal autour de toi, des dégâts considérables.
Tu sais pourquoi ?
Parce que les gens croient ce qui est imprimé. Ils croient que c’est vrai.
Et c’est dégueulasse.
J’ai remis la feuille dactylographiée dans l’enveloppe, je l’ai rangée avec les autres. J’en ai parlé avec François au téléphone, sans lui donner les détails, je lui ai dit que j’avais reçu une nouvelle lettre, plus violente encore que les précédentes. Je l’ai rassuré, ce n’était pas grave, cela finirait bien par s’arrêter.
Sur le moment, je ne crois pas en avoir parlé avec L.
Un matin, deux ou trois jours plus tard, je me suis levée, habillée, j’ai préparé un café et puis d’un seul coup, sans aucune raison, je me suis mise à pleurer. L. était en face de moi, j’ai eu le temps d’apercevoir une expression de panique sur son visage, et puis je me suis levée pour me réfugier dans ma chambre. J’ai pleuré pendant plusieurs minutes, je ne pouvais pas m’arrêter.
Les lettres étaient dans mon corps : un venin. Depuis la toute première. Elles avaient fini par libérer leur poison, un poison conçu pour une diffusion lente, capable de franchir toutes les barrières immunitaires.
Quand je suis ressortie, L. m’a tendu un paquet de mouchoirs en papier. Elle avait préparé un thé. Elle a posé sa main sur mon bras, visiblement émue.
Je me suis calmée et elle m’a demandé à voir les lettres. Elle les a relues dans l’ordre, une moue de dégoût aux lèvres. Elle scrutait le papier comme si celui-ci pouvait lui apporter une réponse, à l’affût du moindre détail qui trahirait leur auteur. L’adresse comme le texte étaient dactylographiés, les lettres avaient été glissées dans des enveloppes standard et postées dans des quartiers différents de Paris. Il n’y avait rien de plus à en tirer.
L. a trouvé les mots pour m’apaiser, pour dédramatiser. Remettre les choses à leur place. Je ne devais pas tout mélanger, tout prendre au pied de la lettre. L. m’a rappelé les messages affectueux que j’avais reçus de la part de beaucoup de gens de ma famille après la parution du livre. Cela ne voulait pas dire que c’était simple pour eux, cela voulait dire qu’ils avaient compris. Le livre n’avait pas remis en question l’affection. Dans certains cas, il l’avait peut-être même renforcée. Oui, bien sûr, il était évident que l’auteur était quelqu’un de proche. Quelqu’un qui m’en voulait depuis longtemps, bien avant le livre. Quelqu’un qui ruminait sa haine et sa colère et venait de trouver l’occasion de les libérer.
L. ne trouvait pas cela triste. Au contraire. Mon livre avait provoqué quelque chose, avait permis à cette violence de s’exprimer. Une violence préexistante. C’était la vocation de la littérature, une vocation performative, et c’était heureux. Que la littérature ait des conséquences sur la vie, qu’elle provoque la colère, le mépris, la jalousie, oui, c’était une bonne nouvelle. Il se passait quelque chose. On était au cœur du sujet. Et ces lettres devaient me ramener à l’essentiel.
L. croyait à la violence des rapports domestiques et familiaux comme source d’inspiration littéraire. Elle avait développé devant moi cette théorie à plusieurs reprises. Cette violence, qu’elle soit souterraine ou exprimée, était l’une des conditions nécessaires à la création. Son point de départ.
Les lettres me faisaient du mal. Elle le constatait et elle en était désolée. Elle le comprenait. Ces lettres me rongeaient de manière insidieuse, parce qu’elles visaient l’enfant que j’avais été, mais aussi la femme que j’étais devenue. Parce qu’elles me désignaient comme coupable. Me rappelaient l’origine de la violence.
L. a relu la dernière lettre en silence avant de reprendre la parole.
— Oui, les gens croient ce qui est écrit, et c’est tant mieux. Les gens savent que seule la littérature permet d’accéder à la vérité. Les gens savent combien cela coûte d’écrire sur soi, ils savent reconnaître ce qui est sincère et ce qui ne l’est pas. Et crois-moi, ils ne s’y trompent jamais. Oui, les gens, comme dit ton ami, veulent du vrai. Ils veulent savoir que cela a existé. Les gens ne croient plus à la fiction, et même, je vais te dire, ils s’en méfient. Ils croient à l’exemple, au témoignage. Regarde autour de toi. Les écrivains s’emparent des faits divers, multiplient les introspections, les récits documentaires, ils s’intéressent aux sportifs, aux voyous, aux chanteuses, aux reines et aux rois, ils enquêtent sur leur famille. Pourquoi, à ton avis ? Parce que ce matériau est le seul valable. Pourquoi faire marche arrière ? Tu ne dois pas te tromper de combat. Tu prends la fuite, tu prétends revenir à la fiction pour une seule raison : tu refuses d’écrire ton livre fantôme. Oui, pardon, j’y reviens, mais c’est toi qui en as parlé, je n’invente rien. D’ailleurs, c’est la formulation exacte que tu avais employée, j’ai relu l’interview, tu peux regarder toi-même, on la trouve très facilement sur Internet. En fait, celui qui t’écrit a peur que tu recommences. Ces lettres devraient t’ouvrir les yeux, créer l’électrochoc dont tu as besoin pour retrouver la force et le courage d’affronter ce qui t’attend. L’écriture est un sport de combat. Elle comporte des risques, elle rend vulnérable. Sinon elle ne vaut rien. Tu peux te mettre en danger puisque je suis là. Je suis là, Delphine, je ne te laisserai pas. Je resterai à tes côtés, fais-moi confiance, aussi longtemps qu’il le faudra. Et jamais personne ne t’atteindra.
Une fois lancée dans ses monologues, L. n’était perméable à aucun argument. Je l’ai écoutée sans mot dire. J’ai attendu qu’elle ait terminé pour répondre. Une fois encore, je ne pouvais m’empêcher d’être soulagée de la voir prendre ces questions autant à cœur. Je lui ai parlé avec douceur, comme à un enfant épuisé dont on redoute la colère :
— Oui, c’est vrai, tu as raison. Je m’en souviens. J’avais parlé de ce livre caché, ce livre que j’écrirais peut-être. Je n’excluais pas d’y revenir un jour, sous une forme ou une autre. Mais pas maintenant. Mon travail m’a emmenée ailleurs. Je ne veux pas…
L. m’a interrompue.
— Où ça ? Il t’a emmenée où ? Moi ce que je vois, c’est qu’il ne t’a emmenée nulle part pour l’instant.
Je n’ai pas répondu. Elle avait raison.
Et le fait est qu’elle était là. Elle seule était vraiment là.
Je crois que c’est le soir même, ou peut-être le lendemain, que L. m’a empêchée de m’étouffer. Par la suite, nous avons souvent évoqué cet épisode comme le soir où L. m’avait sauvé la vie. Nous aimions le côté emphatique de la phrase, sa tonalité dramatique, comme s’il s’agissait d’une fiction de bas étage, un épisode pseudo-épique de notre amitié. Mais au fond, et nous le savions l’une comme l’autre, c’est exactement ce qui s’était passé : L. m’avait sauvé la vie.
Nous étions toutes les deux dans la cuisine et nous apprêtions à dîner quand j’ai avalé, entière et de travers, une amande salée. Il m’est arrivé de faire des fausses routes, mais jamais à ce point. L’amande était particulièrement grosse, je l’ai sentie descendre dans la trachée, ma gorge a émis une sorte de râle stupéfait, l’air aussitôt m’a manqué. J’ai essayé de tousser, puis de parler, mais rien ne circulait, pas un gramme d’air, comme si le robinet avait été fermé en un seul tour. J’ai regardé L., j’ai vu dans ses yeux le moment exact où, après avoir pensé à une mauvaise blague, elle a compris ce qui se passait. Elle m’a tapé dans le dos trois ou quatre fois sans succès, puis elle s’est collée derrière moi, a entouré mon corps de ses bras et a enfoncé d’un coup sec son poing dans mon estomac. À la deuxième tentative, l’amande est ressortie et l’air est revenu. J’ai toussé pendant deux ou trois minutes, j’avais la trachée en feu, et une envie soudaine de vomir. Des larmes coulaient de mes yeux, de douleur et de soulagement. J’ai repris mon souffle peu à peu, et ramassé l’amande qui était tombée par terre.
L. me regardait maintenant, attentive, guettant la confirmation que tout était rentré dans l’ordre.
Au bout d’un moment, nous nous sommes mises à rire, de plus en plus fort. Et puis, pour la première fois, L. m’a prise dans ses bras. Alors j’ai senti que son corps tremblait et qu’elle avait eu aussi peur que moi.
Plus tard, L. m’a dit qu’elle avait son brevet de secourisme mais qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de mettre en pratique la manœuvre de Heimlich, une méthode de désobstruction des voies respiratoires inventée dans les années soixante-dix par un médecin américain, m’avait-elle précisé, généralement enseignée sur des mannequins. L’expérience lui avait beaucoup plu.