Le lendemain matin, malgré une très grande fatigue, une fatigue inhabituelle, je me suis assise à ma table pour enregistrer le souvenir que j’avais de notre conversation de la veille.
J’ai retrouvé ce fichier dans mon ordinateur, c’est le dernier que j’aie pu y transférer.
Fichier audio du 12 novembre
L. est revenue sur l’histoire du voisin. Elle y est revenue sans que je pose de question, comme si elle me devait cette précision, comme si ce supplément d’information m’était dû.
Cela s’est passé dans la deuxième maison, celle où elle a vécu après l’incendie.
Le voisin était le père du petit garçon que L. gardait parfois après l’école. Il était gentil avec elle, son regard était doux. Quand il venait chercher son fils, il parlait quelques minutes avec L., si son père n’était pas là. Elle riait avec lui.
Un jour, il a sonné en plein après-midi tandis que L. était seule chez elle.
Sans un mot, il s’est collé derrière elle, debout, près du mur. Puis sa main a glissé à l’intérieur de son pantalon, sous l’élastique de sa culotte. Ensuite ses doigts – d’abord un, puis plusieurs – sont entrés en elle et lui ont fait mal.
Lorsque le voisin a sorti sa main, elle était couverte de sang.
L. n’a jamais rien dit.
Il faut que je garde en mémoire les détails de ce récit, sa brutalité.
Lorsque j’ai eu terminé l’enregistrement, je me suis sentie vidée. Une fatigue qui ressemblait à celle que j’éprouvais avant, à l’époque où j’étais capable de passer des heures à écrire sans relever la tête et que j’en sortais titubante, les muscles tétanisés. Pourtant, je n’étais dans mon bureau que depuis une vingtaine de minutes et je m’étais contentée d’énoncer quelques éléments de vive voix.
Le ciel était clair, je me suis assise dehors, sur le petit banc de pierre. J’avais besoin de lumière. J’avais besoin de sentir le soleil sur mon visage, que cette chaleur peu à peu réchauffe ma peau. Je suis restée là plusieurs minutes, espérant que le soleil finirait par chasser le frisson intérieur qui me faisait trembler.
Un peu plus tard, nous avons déjeuné toutes les deux dans la cuisine, comme d’habitude. Ensuite je me suis sentie si faible que je suis allée m’allonger dans ma chambre. J’ai lu et somnolé.
Pour le dîner, L. avait préparé une soupe de poisson. Je n’aime pas ça mais je n’ai pas voulu la contrarier, car je l’avais entendue dans la cuisine et savais qu’elle y avait passé une partie de l’après-midi.
Au cours du dîner, L. s’est montrée volubile et joyeuse. Elle m’a parlé de Ziggy, son amie imaginaire. Je crois qu’elle m’a raconté d’autres choses que j’ai oubliées.
Je n’ai aucun souvenir du moment où j’ai regagné ma chambre. Ni de celui où je me suis couchée. Lorsque je me suis réveillée, au milieu de la nuit, les draps étaient trempés et me collaient au corps. Je n’étais vêtue que d’une culotte, je sentais le battement de mes veines sous la surface de ma peau, mes cheveux étaient mouillés et me paraissaient gelés. Soudain, je me suis penchée hors du lit et j’ai vomi.
J’aurais voulu me lever pour me rincer la bouche et me laver le visage, mais j’étais incapable de tenir debout. Je me suis rallongée. J’ai pensé à la soupe de poisson et j’ai vomi une nouvelle fois.
L. m’a sans doute entendue. Elle est entrée dans la chambre et s’est approchée de moi. Elle m’a aidée à sortir du lit, m’a soutenue jusqu’à la salle de bains où elle m’a assise sur un tabouret, le temps de fermer la baignoire et de laisser couler l’eau. Mon corps était secoué de spasmes, je grelottais de tous mes membres. Quand la baignoire a été remplie, elle m’a aidée à me relever. J’ai vu son regard aigu balayer mes épaules, mes seins, mes jambes. Elle m’a attrapée sous les bras pour que j’entre dans l’eau puis elle a tenu mon pied cassé afin qu’il reste posé sur le rebord. Elle a enveloppé l’attelle d’une serviette pour la protéger. Après s’être assurée que j’étais stable, elle est allée chercher dans la cuisine un verre d’eau fraîche, qu’elle m’a tendu avec deux comprimés. Elle m’a dit que j’étais brûlante et qu’il fallait faire tomber la fièvre. J’ai pris les cachets et je suis restée dans l’eau tandis qu’elle s’affairait pour changer mes draps et revenait toutes les deux minutes, pour vérifier que tout allait bien.
J’ai senti de nouveau le sommeil me gagner. Un sommeil lourd, irrépressible. Je crois que je me suis endormie dans la baignoire. Quand j’ai rouvert les yeux, l’eau était froide et L. me regardait, assise sur le tabouret. Sans un mot, elle est allée chercher un drap de bain. Elle m’a aidée à sortir de l’eau et regagner mon lit. Je crois que c’est elle qui m’a enfilé un pyjama. J’étais frigorifiée.
Dans la matinée, mon téléphone a sonné. J’ai reconnu la sonnerie de François. J’ai cherché mon portable près de mon lit mais je ne l’ai pas trouvé. L. est entrée dans ma chambre, elle a pris le portable qui était posé sur la table, hors de ma portée. J’ai entendu L. répéter « allô, allô » plusieurs fois et puis elle est sortie dans le jardin.
Plus tard, elle m’a dit qu’elle avait parlé à François et l’avait prévenu que j’étais malade, selon toute vraisemblance une intoxication alimentaire. Il s’était montré inquiet mais elle l’avait rassuré. Elle avait promis de lui donner des nouvelles tant que je n’étais pas en état de le faire moi-même.
À partir de ce moment, j’ai perdu toute notion du temps. L. m’apportait du thé ou du lait tiède, parfois du bouillon. Elle me tenait la tête pour boire. J’ai cessé de vomir mais un goût de métal est resté dans ma bouche. Entre deux visites de L., je dormais. Des heures lourdes, contre lesquelles je ne pouvais pas lutter. Je m’enfonçais dans ce sommeil épais, compact, presque douloureux. Lorsque je me réveillais, je constatais qu’il faisait jour, ou nuit, tantôt je transpirais, tantôt je grelottais, et L. était là, presque chaque fois, immobile et attentive. Je me levais pour aller aux toilettes, de l’autre côté du couloir, me tenais au mur pour avancer. J’ignorais depuis combien de temps j’étais dans cet état. Un soir, je n’ai pas eu la force de me mettre debout. L. s’est chargée de changer les draps mouillés.
J’ai demandé à L. de prévenir Louise et Paul pour éviter qu’ils s’inquiètent de ne pas avoir de mes nouvelles. Elle m’a dit l’avoir déjà fait.
Le temps est devenu indéchiffrable.
Encore aujourd’hui, j’ignore combien de temps cela a duré : deux jours, quatre jours, six jours ?
Une nuit, je me suis réveillée et j’ai cherché mon téléphone. J’ai regardé partout autour de moi, il n’y était pas.
C’est à ce moment que j’ai compris que L. le gardait près d’elle et qu’elle avait eu tout le temps d’écouter les fichiers. Je les avais copiés sur l’ordinateur pour les sauvegarder, mais je ne les avais pas effacés du téléphone.
Une vague d’effroi m’a envahie.
Bien sûr que L. savait.
Bien sûr qu’elle avait compris.
Mais il était trop tard. Trop tard pour tout.
Je n’avais plus la force de lui expliquer le livre que je voulais écrire, je n’avais plus la force de la convaincre, et pas davantage de m’excuser.
Un soir, dans un état de semi-conscience, j’ai entendu la sonnette de la porte d’entrée. Quelqu’un avait réussi à passer le portail et venir jusqu’à la maison. La sonnette a retenti plusieurs fois, j’ai entendu le pas de L. dans le couloir, juste devant ma porte, elle est restée là quelques minutes et n’a pas ouvert.
François avait peut-être prévenu un ami ou un voisin. Quelqu’un avait commencé à s’inquiéter. Quelqu’un était venu voir. Avait sans doute regardé par la fenêtre. Avait pu voir des signes de notre présence.
À moins que L. ait fermé tous les volets.
Le soir même, je n’ai pas réussi à boire le bouillon que L. m’avait apporté. La nausée était si forte que je ne pouvais pas déglutir. Comme elle insistait, je me suis mise à pleurer, je l’ai suppliée, je ne pouvais pas, elle devait me croire, ce n’était pas de la mauvaise volonté. L. s’est laissé amadouer.
Dans la nuit, je me suis sentie moins ankylosée. Quand je me suis levée pour aller aux toilettes, j’en ai profité pour boire. Un filet d’eau sortait du robinet, j’ai collé ma bouche à l’embout plusieurs minutes.
Je me suis réveillée au petit matin et me suis levée avant l’arrivée de L. Je tenais un peu mieux sur mes jambes. Je me suis entraînée à marcher près du lit. À petits pas. Je pouvais maintenant prendre appui sur l’attelle sans souffrir. Quand j’ai entendu L. s’approcher, je me suis recouchée. La tête me tournait un peu. Elle est entrée dans la chambre avec un plateau. Elle l’a posé devant moi et puis elle est restée assise sur le lit. Je n’ai bu que quelques gorgées du chocolat chaud, prétextant qu’il me soulevait le cœur. J’ai dit que j’avais mal au ventre. J’ai aperçu ce voile de contrariété dans les yeux de L. Je lui ai demandé de laisser le bol près de moi, j’ai promis de le boire dès que je pourrais.
Un peu plus tard, j’ai entendu que L. parlait au téléphone, j’en ai profité pour vider le chocolat dans les toilettes. J’ai réussi à rester éveillée une partie de la matinée.
C’est alors que j’ai eu la certitude que L. m’empoisonnait.
Toute la journée, j’ai refusé d’ingérer ce qu’elle m’apportait. J’ai feint d’être trop faible pour me redresser et de dormir tout l’après-midi. Les yeux fermés, je cherchais mentalement une issue. Je me suis souvenue que François rangeait un autre jeu de clés dans l’un des tiroirs de la cuisine, parmi lesquelles je trouverais celle du portail. Encore me fallait-il arriver jusque-là. Mais comment m’enfuir sans qu’elle me voie ? Sans qu’elle me rattrape.
Le soir, L. est venue avec un nouveau plateau. Elle avait préparé un velouté de potiron. Elle m’a soulevée pour m’adosser aux oreillers. Sur un ton dont la douceur ne cachait pas la menace, elle m’a demandé de faire un effort. Elle a pris l’assiette creuse dans une main, et de l’autre, elle a tenté de me nourrir.
D’un geste habile, précis, elle portait la cuiller à ma bouche, comme elle l’eût fait pour un bébé. Alors j’ai remarqué qu’elle utilisait de nouveau sa main droite. La mascarade était finie.
Nous n’étions plus deux êtres semblables, aux affinités multiples, aux histoires concordantes, nous n’étions plus deux amies dont les gestes obéissaient au même élan, se confondaient. Non. Nous étions deux personnes distinctes, et l’une était à la merci de l’autre.
Comme si elle lisait dans mes pensées, elle a murmuré :
— J’ai tout fait pour t’aider. C’est toi qui as tout gâché.
J’ai avalé une ou deux cuillers du potage, et puis j’ai dit que je ne pouvais plus. Je n’ai plus ouvert la bouche. L. a jeté un regard circulaire autour d’elle, comme si elle cherchait l’ustensile qui lui permettrait de me desserrer les dents. L’idée de m’enfoncer la cuiller dans la bouche lui a traversé l’esprit, j’en suis sûre, et sans doute celle de me gifler. Elle a poussé un soupir de rage, a repris l’assiette et elle est sortie. J’ai pensé qu’elle allait revenir avec un dessert, ou une tisane, mais je ne l’ai pas revue de la soirée.
L. n’allait pas tolérer longtemps mes refus. Si je continuais, elle trouverait une autre solution pour m’affaiblir. À cette pensée, une décharge d’épouvante m’a envahie.
Je ne pouvais pas attendre.
Il fallait que j’arrive à sortir de la maison.
Il fallait que j’atteigne le portail.
Une fois sur la route, j’arrêterais la première voiture.