Louise et Paul ont commencé leur année scolaire, et je me suis retrouvée seule chez moi. Je n’avais pas imaginé cela et, d’une certaine manière, je n’y étais pas préparée. Je veux dire qu’il était impossible de pressentir ce silence, et l’immobilité suspecte dans laquelle s’était soudain figé l’appartement.
Pourtant j’avais essayé, avant leur départ, d’anticiper ma présence solitaire dans l’espace déserté. J’avais essayé de me représenter le vide, et cette nouvelle vie qui allait avec. Mais j’étais loin du compte. Maintenant ce n’était plus une idée qu’il fallait envisager mais une réalité à laquelle il fallait se soumettre. J’errais de pièce en pièce, à la recherche de quelque chose qui avait disparu. Une période de ma vie venait de se terminer, cela s’était fait de manière naturelle et joyeuse, sans heurts, cela était dans l’ordre des choses, et pourtant cela me trouait le ventre. Dans les chambres vides, les lits étaient faits, les livres bien alignés, les placards fermés. Un ou deux objets étaient déplacés, un vêtement était resté accroché au dos d’une chaise, j’observais ce faux désordre, semblable à ceux que l’on découvre dans les catalogues pour meubles ou les magazines de décoration, qui ne ressemble qu’à ce qu’il est : un simulacre ridicule, une représentation factice de la vie. J’avais envie de pleurer.
L. me téléphonait régulièrement, s’inquiétait de mon moral.
L. semblait prendre tout cela très à cœur, compatissait, et m’est apparue peu à peu comme la seule personne capable de comprendre ce que je ressentais : cet appartement chargé de souvenirs qu’il me fallait maintenant occuper seule, ce temps domestique dont je ne savais que faire.
Pourtant, j’avais un livre à écrire et le moment était venu de m’y atteler.
Chaque jour, j’allumais l’ordinateur, j’ajustais mon fauteuil. L’écran à hauteur des yeux, j’ouvrais le fichier Word sur lequel je commençais et recommençais depuis plusieurs semaines un début qui n’excédait jamais deux pages. Je cherchais un titre. Parfois un titre suscitait l’envie. Mais il ne se produisait rien d’autre que ce bref engouement, auquel succédait un engourdissement général, une impérieuse fatigue qui toujours finissait par m’obliger à quitter ma table de travail, de peur de tomber de ma chaise ou de m’endormir comme ça, d’un seul coup, la tête sur le clavier (l’image de Paul âgé de huit ou dix mois me revenait alors : un jour où nous étions rentrés tard du square et avions dépassé l’heure de la sieste, assis sur sa chaise haute, il s’était écroulé le nez dans son assiette de purée).
Ou bien revenait au loin ce ricanement moqueur.
Chaque jour pourtant, je recréais les conditions du rituel, comme si rien ne m’entravait, rien ne me terrorisait.
Il arrive un moment où plus rien ne fait obstacle, où l’espace nécessaire a été libéré, où tout a été mis en place, ordonné, classé, recopié. Le silence est bel et bien revenu, le coussin est posé au bon endroit sur la chaise, le clavier de l’ordinateur n’attend plus que les doigts qui le frapperont.
Il arrive un moment où il faudrait s’y plonger, retrouver la cadence, l’élan, la détermination. Mais cela ne vient pas.
Il arrive un moment où l’on se dit que c’est une question de discipline, qu’il n’y a qu’à se mettre un bon coup de pied au cul, alors on joue le jeu, on allume la bête à heure fixe et de bon matin, on s’assoit à sa table, on est là, on y est, on s’y tient. Mais rien ne se produit.
Il arrive un moment où l’on se dit que cela ne devrait pas se passer comme ça, que ce n’était pas si douloureux, ou que si ça l’était, cette douleur comportait une part de jouissance, mais là non, ce n’est qu’une défaite. Mon regard vide face à l’ordinateur.
Un peu plus tard est venu le temps sans excuses, sans prétextes. Tout était prêt mais rien ne pouvait s’écrire.
J’avais peur. Je n’y arrivais plus.
Les personnages que j’avais décrits à L. s’étaient vidés de leur substance, ils s’étaient éloignés sans que je m’en rende compte et j’avais fini par les perdre de vue. L’idée du roman dans son ensemble s’était dégonflée, était retombée comme un soufflet.
Ça sonnait faux.
L’histoire, la situation, l’idée même du livre, l’idée même d’idée.
Plus rien n’avait de sens.
Un soir du mois d’octobre, j’ai annoncé à mon éditrice que je renonçais au projet dont je lui avais parlé. Cela ne fonctionnait pas, quelque chose tournait à vide. Elle m’a demandé de lui envoyer ce que j’avais écrit, même en chantier, à l’état brut, elle saurait lire entre les lignes, même le tout début, même quelques pages. J’ai répondu que je n’avais rien écrit, pas une ligne, j’ai raccroché.
J’étais incapable d’expliquer la sensation d’impasse dans laquelle je me trouvais, le dégoût que tout cela m’inspirait, ce sentiment d’avoir tout perdu.
À aucun moment je n’ai envisagé que les échanges que j’avais eus avec L. puissent avoir un lien avec mon renoncement. Jusqu’ici aucun point de vue, aucun discours, aucune exhortation n’avait eu d’incidence sur la nature de mon travail. Les livres s’imposaient à moi, cela ne se discutait pas, ne se négociait pas, ce n’était pas un choix, c’était un chemin et il n’y en avait pas d’autre.
Comment aurais-je pu imaginer qu’une ou deux conversations puissent suffire à me couper le souffle ?
La nuit, je gardais les yeux grands ouverts. Je ne voyais rien : aucun scintillement, aucune étincelle.