Maintenant que j’expose ces faits, reconstitués dans un ordre à peu près conforme à celui dans lequel ils se sont déroulés, j’ai conscience qu’apparaît, comme à l’encre sympathique, une sorte de trame, dont les ajours laissent entrevoir la progression lente et assurée de L., renforçant chaque jour son emprise. Et pour cause : j’écris cette histoire à la lumière de ce que cette relation est devenue et des dégâts qu’elle a provoqués. Je sais l’effroi dans lequel elle m’a plongée et la violence dans laquelle elle se termine.
Aujourd’hui, alors qu’il est de nouveau possible de me tenir face à l’écran (dans quel état, c’est une autre histoire) et même si cela reste fragile, j’essaie de comprendre. Je tente d’établir des liens, des connexions, des hypothèses. J’ai bien conscience que ce parti pris incite le lecteur à développer une certaine méfiance à l’égard de L. Une méfiance que je n’éprouvais pas. De l’étonnement, de l’amusement, de la perplexité, oui. Mais de la méfiance, non. La méfiance est apparue bien plus tard. Bien trop tard.
François est reparti à l’étranger terminer son film documentaire et je suis entrée dans une période de grand isolement.
Celle-ci a duré plusieurs mois et je peine aujourd’hui à en délimiter les contours.
Je dois dire que les repères se mêlent, se confondent, d’autant que mon agenda ne m’apprend rien : j’en tourne aujourd’hui les pages vierges. Seuls y figurent les retours de Louise et Paul, indiqués au stylo bleu par leurs initiales, et les quelques week-ends où j’ai quitté Paris pour leur rendre visite, une bouffée d’oxygène qui me sortait de ma torpeur.
Une fois la préface écrite et envoyée, j’ai accepté que L. vienne mettre un peu d’ordre chez moi. Elle avait remarqué que les lettres et les factures ne cessaient de s’accumuler sur mon bureau, parfois sans être ouvertes, et s’inquiétait des échéances de paiement.
L. a signé à ma place un certain nombre de chèques, de TIP, a répondu à divers courriers (assurance, syndic, banque…), puis classé les factures que j’avais laissées traîner.
L. s’est occupée de répondre aux diverses sollicitations qui continuaient de me parvenir, pour la plupart par l’intermédiaire de mon attachée de presse.
Je regardais L. allumer l’ordinateur, ouvrir un bloc de papier à lettres, choisir une enveloppe de telle ou telle taille, classer mes e-mails, bref évoluer chez moi comme chez elle, et tout paraissait simple. À vrai dire, elle se servait de nouveau de sa main gauche, avec une aisance qui me semblait difficile à feindre, c’est pourquoi j’ai fini par croire que ce jour où je l’avais vue écrire de la main droite, je m’étais trompée.
— Tu arrives à un moment de ta vie où il devient dangereux d’accorder ta confiance, m’a-t-elle déclaré un matin, alors qu’elle venait de passer près d’une heure sur mon ordinateur.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que je suis bien placée pour voir les pièges qui te sont tendus. Je suis bien placée pour savoir ce que ton éditeur, tes amis, ta famille, tes relations, attendent aujourd’hui de toi. Et comment ils procèdent pour t’y amener, tout en ayant l’air de ne pas y toucher.
— Mais tous ces gens n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres, et attendent de moi sans doute des choses très différentes, voire contradictoires.
— Je n’en suis pas si sûre, Delphine. Tous t’encouragent à mener cette vie sans prise de risque qui était la tienne. Revenir à tes moutons, en quelque sorte, à ce fonds de commerce empathique et bienveillant qui était plus ou moins ta marque de fabrique littéraire.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Je voudrais juste alerter ton attention. Il serait temps de faire preuve d’un peu de discernement dans ta manière d’aborder l’extérieur. Aucune des personnes que tu considères comme proches n’a la moindre idée de ce que tu vis. Aucune de ces personnes que tu crois avoir choisie comme ami(e) ne sait quelle est l’épreuve de force à laquelle tu te livres à l’heure actuelle. Qui s’en préoccupe ? Je veux dire, qui s’en préoccupe vraiment ?
Je ne voyais toujours pas où elle voulait en venir, mais je ne pouvais pas la laisser dire n’importe quoi.
— Mais les gens qui m’aiment s’en préoccupent, en tout cas s’y intéressent parce que cela me préoccupe. Ils s’y intéressent dans la limite du raisonnable, comme on s’intéresse à la vie de quelqu’un qu’on aime et dont on souhaite le bien-être.
— Ah bon… si tu le dis. Ce n’est pas l’impression que j’avais, c’est tout. Peu de gens savent se manifester si on ne les appelle pas. Peu de gens savent franchir les barrières que nous avons plantées dans la terre meuble et bourbeuse de nos tranchées. Peu de gens sont capables de venir nous chercher là où nous sommes vraiment. Car tu es comme moi, Delphine, tu n’es pas du genre à appeler au secours. Dans le meilleur des cas, il t’arrive de mentionner, a posteriori, et si possible au détour d’une conversation, que tu viens de traverser une période difficile. Mais demander de l’aide au présent, au moment où tu t’enfonces, où tu te noies, je suis certaine que tu ne l’as jamais fait.
— Si, cela m’arrive. Aujourd’hui, cela m’arrive. Pour des choses concrètes, sur lesquelles je sais que telle ou telle personne peut m’aider. Cela fait partie des choses que j’ai fini par apprendre.
— Mais les vrais amis sont ceux qui n’ont pas besoin qu’on les appelle, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, les vrais amis, on est ami ou on ne l’est pas. Et quand on est ami, il y a des moments où l’on peut forcer les barrières, oui, et puis d’autres moments où c’est plus difficile.
— Mais tes amies ont-elles déjà été capables de forcer les barrières, de s’imposer au bon moment, sans autorisation ?
— Oui, bien sûr. C’est arrivé plusieurs fois.
— Par exemple ?
— Mais j’en ai plein des exemples…
— Raconte-m’en un seul.
— Eh bien, par exemple, lorsque le père de mes enfants et moi nous sommes séparés, il y a longtemps maintenant, j’ai traversé une drôle de période. Cela s’est fait de manière progressive, sans que je m’en rende compte, après mon déménagement. Peu à peu, j’ai cessé de téléphoner à mes amis, de prendre de leurs nouvelles, j’ai laissé passer les jours et les semaines, je me suis recroquevillée sur ma peine, j’ai hiberné, je me suis cachée pour muer, je ne sais pas, c’était une forme de détachement que je n’avais jamais éprouvé, comme si plus rien d’autre ne comptait que mes enfants. Je n’avais plus la force. Cela a duré quelques mois. La plupart de mes amies ont continué de me faire signe, de m’appeler, de manifester leur présence, même lointaine. Un vendredi soir de mars, vers 20 heures, alors que Louise et Paul venaient de partir en week-end chez leur père, on a sonné chez moi. J’ai ouvert la porte. Chloé et Julie étaient là, sur le palier, avec un gâteau d’anniversaire dont les bougies étaient allumées. Elles se sont mises à chanter dans l’escalier, je voyais leurs deux sourires éclairés par la lueur des flammes, un sourire qui disait on est venues quand même, peu importe dans quel état on te trouve. Je n’ai pas pleuré mais j’étais très émue. Ce qui m’a bouleversée, tu vois, et me bouleverse encore quand je le raconte, c’est ce gâteau. Parce qu’elles auraient pu acheter une tarte chez Picard ou dans n’importe quelle boulangerie de ma rue. Mais non. À des centaines de kilomètres de là, elles avaient fait un pithiviers aux amandes recouvert d’un impeccable glaçage en sucre, elles l’avaient transporté dans une boîte avec toutes les précautions nécessaires, elles avaient prévu des bougies et un briquet (elles ne fument ni l’une ni l’autre), elles s’étaient organisées pour se rejoindre dans le même wagon du même TGV (l’une venait de Nantes, l’autre d’Angers), et puis elles avaient pris le métro, monté les étages avec leur petit bagage du week-end. Une fois sur le palier elles avaient disposé et allumé les bougies et elles avaient sonné. Oui, cela me bouleversait de les voir frapper à ma porte pour mon anniversaire, avec un gâteau fait maison, c’était la promesse d’une vie où il y aurait toujours de l’indulgence et de la douceur, c’était la promesse de grandes joies.
» Quelques années plus tard, quand ma mère est morte, Tad et Sandra, mes amies d’enfance dont je t’ai parlé, qui vivaient loin l’une et l’autre, ont pris le train pour Paris. Elles ont posé des jours de congé pour rendre hommage à ma mère, pour m’aider, pour être avec moi.
L. m’avait écoutée avec attention, sans un mot. Elle a souri.
— Ce sont de jolies histoires. Mais elles datent d’avant.
— Avant quoi ?
— Avant tout ça.
Elle a jeté un regard circulaire qui ne désignait rien en particulier, je ne lui ai pas demandé de préciser, elle a fait mine de ne pas avoir entendu.
— Maintenant, ce qui est intéressant, c’est de voir qui est capable de venir sonner à ta porte un vendredi soir alors que tu n’as rien demandé. À ton avis, laquelle de tes amies va débarquer à l’improviste ?
— Maintenant, c’est différent. Il y a François.
— Où ?
J’ai fait mine de ne pas percevoir l’ironie.
— Dans ma vie. Mes amies le savent, elles savent que je peux compter sur lui.
— Bien. Alors oui, j’imagine que c’est différent. Je ne suis pas sûre que quiconque puisse te protéger de toi-même, entre nous soit dit. Mais bon. En effet, cela explique peut-être que personne ne s’inquiète tellement de ton silence, finalement.
Je n’avais aucune envie de poursuivre cette conversation que je jugeais déloyale et cruelle. Me permettais-je de rappeler à L. que ses amis non seulement ne lui téléphonaient pas pour son anniversaire, mais en plus ne venaient pas quand elle les invitait ? Me permettais-je de dire à L. qu’elle avait l’air de quelqu’un de très seul, quelqu’un qui avait créé un grand vide autour de soi ?
J’ai pensé que l’amertume de L. venait de sa propre solitude, et cela me rendait triste. Je ne pouvais pas lui en vouloir. L. avait perdu son mari. Quelque chose de grave était arrivé dans sa vie, l’avait coupée de la plupart de ses amis. L. projetait à mon endroit des choses qui ne m’appartenaient pas. Mais à sa manière, elle voulait m’aider.
Il était déjà presque midi et L. m’a dit avoir un rendez-vous pour le déjeuner.
Elle est partie après m’avoir conseillé de sortir un peu, j’avais une mine de papier mâché.
Ce n’est que quelques jours plus tard que j’ai dû me résoudre à ce constat : L. avait raison. En dehors de François et de mes enfants, cela faisait un bon moment que plus personne ne m’avait écrit ni téléphoné.