L. a débarqué chez moi le lundi suivant. Elle était accompagnée d’un jeune garçon d’une vingtaine d’années. La taille du garçon, la longueur exceptionnelle de ses cils, la nonchalance adolescente de ses gestes, incitaient le regard à s’attarder. Il était beau.
Il l’avait retrouvée chez elle un peu plus tôt et l’avait aidée à transporter les quatre valises imposantes qu’elle avait choisi d’apporter. À peine arrivé, il est redescendu pour prendre celles qu’il avait laissées en bas. Il les a déposées sur le palier, puis a dévalé de nouveau l’escalier pour récupérer quelques sacs dans la voiture de L. J’habite au sixième étage sans ascenseur mais le garçon ne semblait pas peiner.
Au vu du nombre de paquets, j’ai pensé que L. avait prévu large. Je l’imaginais mal se déplacer sans une partie de sa garde-robe et elle avait sans doute pris avec elle un certain nombre de dossiers pour travailler.
Lorsque le garçon est remonté pour la troisième fois, je lui ai proposé de boire un café. Il s’est tourné vers L., guettant son assentiment, mais L. a fait mine d’ignorer la question contenue dans son regard. Après quelques secondes, le garçon a refusé.
Une fois la porte refermée, j’ai demandé à L. qui il était. Elle a ri. Quelle importance cela pouvait-il avoir ? Aucune, ai-je répondu, simple curiosité. L. m’a dit que c’était le fils d’une amie. Elle n’avait pas prononcé son prénom, ne l’avait pas remercié et l’avait à peine salué.
J’avais prévu d’installer L. dans la chambre de Paul. Je me souvenais que la couleur des murs lui avait beaucoup plu, la première fois qu’elle était venue. J’ai laissé à L. le temps de déballer ses affaires. J’avais vidé plusieurs étagères et une partie de la penderie afin qu’elle puisse les ranger. J’avais fait le lit et débarrassé le bureau, sur lequel elle s’est empressée de poser son ordinateur portable. Il lui restait très peu de temps pour terminer l’autobiographie de l’actrice dans les délais requis par l’éditeur, raison pour laquelle il lui était impossible, dans l’immédiat, de chercher un nouvel appartement. Je n’ai jamais su la raison pour laquelle elle avait dû, si précipitamment, quitter le sien.
Je n’ai pas tardé à comprendre que L. avait apporté chez moi à peu près tout ce qu’elle possédait, à l’exception de quatre ou cinq cartons qu’elle avait pu descendre dans la cave de sa voisine du dessous. L. n’avait aucun meuble, m’a-t-elle expliqué, elle avait tout vendu après la mort de son mari (elle a insisté plusieurs fois sur le tout, signifiant ainsi qu’aucun objet n’avait échappé à cette décision). Depuis, elle avait toujours préféré louer des appartements meublés. Elle ne voulait pas s’alourdir et encore moins s’enraciner. En revanche, L. possédait des vêtements. Beaucoup, elle voulait bien l’admettre.
J’ai peu de souvenirs des premières semaines que L. a passées chez moi.
Cela tient sans doute au fait qu’elle était très occupée par le texte sur lequel elle travaillait et sortait peu de sa chambre. À travers la porte, je l’entendais écouter et réécouter les enregistrements de ses interviews, cette matière brute, hésitante, parfois confuse, à partir de laquelle elle composait. Elle s’arrêtait sur une phrase, revenait en arrière, recommençait. Elle pouvait écouter dix fois le même passage, comme si, au-delà des mots, elle cherchait à saisir quelque chose qui ne pouvait se dire et qu’il lui fallait deviner. Après avoir rempli une théière d’eau brûlante, elle restait ensuite quatre ou cinq heures sans sortir de la pièce, dans un silence que rien ne venait troubler. Je n’entendais pas son fauteuil glisser sur le parquet, je ne l’entendais jamais marcher pour se dégourdir les jambes, je ne l’entendais pas tousser ni ouvrir la fenêtre. Sa capacité de concentration m’impressionnait.
J’avais espéré que la cohabitation avec L. m’aiderait à me remettre au travail.
Il m’avait souvent semblé qu’il était plus facile de travailler côte à côte. Dans une solitude relative. J’aime cette idée que, pas très loin de moi, quelqu’un d’autre se trouve dans une position similaire et fournit le même effort. C’est la raison pour laquelle, lorsque j’étais étudiante, je passais tant de temps en bibliothèque.
Mais l’assiduité de L. à sa table ne m’empêchait pas de tourner en rond.
Je ne saurais dire aujourd’hui à quoi je m’occupais, le temps s’écoulait sans peine et sans véritable ennui, mais il n’en sortait rien.
Dans la matinée, je préparais une salade ou un plat de pâtes pour L. et moi.
Vers 13 heures je l’appelais et nous déjeunions rapidement sur la petite table de la cuisine, assises face à face.
Je partais ensuite pour de longues marches solitaires. Je m’enveloppais de l’immense écharpe orange que L. m’avait offerte le jour de son installation, et je marchais. Je rêvais aux livres que je n’étais plus capable d’écrire. Je traînais dehors jusqu’à ce que la nuit tombe. Au retour de ces errances, je finissais toujours par traverser le square où j’emmenais Louise et Paul quand ils étaient petits. À l’heure où l’aire de jeux s’était vidée, je restais plantée devant les toboggans ou les animaux à bascule, je cherchais à retrouver leurs visages d’enfants, je cherchais leurs rires, le bruit du sable épais sous leurs chaussures, je revoyais la couleur de leur bonnet, l’équilibre incertain de leurs premiers pas. Ici avait eu lieu quelque chose qu’on ne peut pas retenir.
Le soir, j’entendais parfois L. téléphoner. Des conversations assez longues dont je percevais la tonalité mais pas le contenu. Il m’est arrivé aussi de l’entendre rire, à gorge déployée. Comme je n’ai jamais entendu son portable sonner ni vibrer, je me souviens de m’être demandé si L. ne parlait pas toute seule.
Une fois installée chez moi, L. a fini par tout prendre en charge – les courriers, les déclarations, les cotisations, en un mot tout ce qui nécessitait d’allumer l’ordinateur ou de tenir un stylo. Ce qui me paraissait insurmontable se réglait pour elle en quelques minutes.
Lorsqu’elle répondait à ma place à divers courriers, elle m’en faisait le soir un bref compte rendu : on avait répondu non à telle ou telle chose, on avait obtenu un délai pour telle autre, on avait remis à l’année suivante l’écriture d’une courte pièce de théâtre pour Le Paris des Femmes.
L. palliait ma défaillance. J’étais incapable de rédiger quoi que ce soit et de tenir un stylo plus de trois minutes, mais finalement, je ne m’en sortais pas si mal.
On faisait face.
Quand L. sortait pour une course ou un rendez-vous, je ne pouvais m’empêcher d’entrer dans sa chambre. En quelques secondes, mon regard balayait tout – les vêtements posés sur la chaise, les chaussures alignées sous le radiateur, le travail laissé en plan. C’était au fond ce qui m’intéressait le plus, et sans doute ma plus grande indiscrétion : observer ces feuilles de brouillons déployées sur le bureau, corrigées au crayon, couvertes de pelures de gomme, sur lesquelles je laissais glisser ma main sans les lire. Et les cercles ocre laissés par sa tasse de thé sur le papier.
Je regardais cet espace dont elle avait pris possession, les signes manifestes du travail qui était à l’œuvre, notes, Post-it, feuillets imprimés et corrigés, et tout cela, loin de m’être familier, me semblait appartenir à un monde que je ne connaissais pas, un monde qui m’était interdit.
C’est à cette époque que L. a commencé ce que je n’ai pas tardé à nommer le rituel de la bibliothèque. Le soir, plusieurs fois par semaine, L. consacrait plusieurs minutes à examiner les livres dans les rayonnages de mon salon. Elle ne se contentait pas de survoler les tranches, distraitement, comme le font la plupart des gens. Elle prenait le temps de détailler chaque rangée, parfois sortait un livre pour le toucher. Tantôt je voyais son visage se détendre, dans un signe d’approbation, tantôt elle fronçait les sourcils, visiblement contrariée. Et toujours venait ce moment où elle me demandait, une nouvelle fois, si j’avais tout lu. Oui, presque tous, lui répétais-je, à l’exception de quelques-uns. Alors L. laissait glisser son doigt d’un livre à l’autre, énonçait les titres à voix haute, comme en une seule phrase, une phrase immense et magnifique, dont le sens m’échappait. Avais-je lu la déclaration, si par une nuit d’hiver un voyageur, un bonheur parfait, bord de mer, pas un jour, la femme gelée, la chambre aux échos, rêves de garçons, des vies d’oiseaux, falaises, hier, après, à présent, tu me trouves comment, la virevolte, grâce et dénuement, l’invention de la solitude, parlez-moi d’amour, on dirait vraiment le paradis, priez pour nous, les souvenirs, les déferlantes, je l’aimais, tout ce que j’aimais, cris, corps, vendredi soir, les cerfs-volants, l’origine de la violence, l’infamille, promenade, lambeaux, sur la photo, in memoriam, sœurs, l’entracte, vies minuscules, la ronde de nuit, mon petit garçon, la peau des autres, toute ressemblance avec le père, celles qui savaient, Joséphine, la nuit sexuelle, début, la part manquante, poing mort, la pluie avant qu’elle tombe, entre les bruits, l’Adversaire, les yeux secs, le procès-verbal, l’élan, l’avenir, le cahier rouge, le remplaçant, trop sensibles, toxique, enfance, maria avec et sans rien, lointain souvenir de la peau.