Je pensais à L., bien sûr. J’y pensais comme à un mauvais rêve ou un souvenir un peu honteux, sur lequel on préfère ne pas s’attarder. À mesure que cette période s’éloignait, le souvenir de L. s’enveloppait d’une membrane opaque. Je me demandais s’il s’agissait de le préserver intact, à l’abri de la lumière, pour éviter qu’il ne s’altère, dans l’idée, peut-être, de l’écrire un jour, ou au contraire de le faire disparaître. Aujourd’hui je connais la réponse.
Au mois d’avril, j’ai accepté l’invitation du festival littéraire de Chalon-sur-Saône. Il était prévu que je rencontre, devant un plus large public, un groupe de lecteurs qui avait lu, tout au long de l’année, l’ensemble de mes livres. J’ai accepté cette invitation parce que je connais depuis longtemps le programmateur du festival, qui est lui-même écrivain.
Et puis sans doute ai-je voulu me mettre à l’épreuve, me prouver à moi-même que je pouvais y arriver seule.
En sortant du train, j’ai déposé mes affaires à l’hôtel. Je me suis allongée une demi-heure. C’est un moment que j’aime, me retrouver ainsi comme téléportée dans une chambre que je ne connais pas, dans une ville qui m’est inconnue, ce temps retranché qui précède l’exposition. Un peu plus tard, j’ai marché pour rejoindre le théâtre. J’ai échangé quelques mots avec les membres du groupe de lecture, tandis que, peu à peu, le public prenait place. J’ai couvert la grande salle d’un regard circulaire, radar silencieux balayant la foule sans s’attarder sur les visages. Comme mes yeux revenaient au centre, j’ai compris ce que j’étais en train de faire. Je cherchais L. Ou plutôt, je vérifiais que L. n’était pas dans la salle. Une fois rassurée, j’ai inspiré pleinement et l’échange a commencé.
Les questions du groupe portaient sur tous mes livres, et sur le lien qui les unissait. L’ambiance était chaleureuse. Bienveillante. J’étais heureuse d’être là. Je me suis souvenue que j’aimais rencontrer les lecteurs, apprendre de leur lecture, parler de mon travail. Que j’aimais chercher l’image, l’émotion, l’étincelle qui était à l’origine de mes livres, m’interroger sur l’écriture, et tenter de trouver, à voix haute, les réponses qui me semblaient les plus justes.
Et puis sont venues d’autres questions, posées par le public. Elles concernaient essentiellement mon dernier roman. Aucune de ces questions ne m’était tout à fait inconnue. Mais je n’y avais pas répondu depuis longtemps. Et ce temps avait modifié mon rapport au texte. Mes lignes avaient bougé, j’avais pris du recul. Il était loin le jour où, face à une vingtaine de libraires, alors que je présentais mon roman pour la première fois, je m’étais mise à pleurer. J’avais eu honte, ensuite, de ne pas avoir su contenir les larmes. De m’être donnée en spectacle.
Mais ce soir-là à Chalon, il me semblait que j’étais, enfin, à la bonne distance.
Après quelques échanges, une femme assise au premier rang a pris la parole au nom d’une jeune fille, Léa, qui n’osait pas s’exprimer mais qui était présente dans la salle. La femme, micro en main, s’est levée. Son ton avait quelque chose de grave.
— En fait, Léa voudrait savoir si vous êtes sincère. Parfois, en lisant votre livre, elle a eu des doutes, elle s’est demandé s’il n’y avait pas des choses inventées. Ce que vous racontez, est-ce que c’est la vérité ? Est-ce que tout est vrai ?
Un instant, j’ai eu envie de répondre à Léa qu’elle avait visé dans le mille. Car non, bien sûr que non, tout cela n’était que pure affabulation, rien de ce que je racontais n’avait eu lieu, rien du tout, d’ailleurs, chère Léa, à l’heure où je vous parle, ma mère se roule dans l’herbe quelque part dans la Creuse, elle n’est pas morte, pas le moins du monde, elle porte des santiags été comme hiver, des robes de satin doré, vit avec un vieux cow-boy fou amoureux d’elle qui ressemble à Ronald Reagan, elle est toujours aussi belle et drôle et chiante, elle héberge une dizaine de sans-papier, venus des quatre coins du monde, dans sa grande maison remplie de plantes et de désordre, elle lit Baudelaire et regarde The Voice à la télé.
Au lieu de cela, j’ai tenté d’expliquer à quel point j’avais essayé d’être sincère au sens où elle l’entendait, oui, autant que faire se peut, et sans doute cela avait-il nui au livre, car aujourd’hui me sautaient aux yeux les détails inutiles, les précisions absurdes, les noms que j’aurais dû travestir, les fidélités parasites, tout ce tribut justement que je croyais devoir payer au réel et dont j’aurais dû m’affranchir. Et puis j’ai tenté de dire, comme je l’avais déjà fait plusieurs fois dans ce genre de rencontre, combien le réel me paraissait inaccessible. J’ai tenté d’expliquer cette idée à laquelle je revenais sans cesse, selon laquelle, quoi que l’on écrive, on était dans la fiction :
— Même si cela a eu lieu, même si quelque chose s’est passé qui ressemble à cela, même si les faits sont avérés, c’est toujours une histoire qu’on se raconte. On se la raconte. Et au fond, l’important, c’est peut-être ça. Ces toutes petites choses qui ne collent pas à la réalité, qui la transforment. Ces endroits où le papier calque se détache, sur les bords, dans les coins. Parce qu’on a beau faire, ça gondole, ça frise, ça frouille. Et c’est peut-être pour ça que le livre vous a touchée. Nous sommes tous des voyeurs, je vous l’accorde, mais au fond, ce qui nous intéresse, nous fascine, ce n’est peut-être pas tant la réalité que la manière dont elle est transformée par ceux qui essayent de nous la montrer ou nous la raconter. C’est le filtre posé sur l’objectif. En tout cas, que le roman soit certifié par le réel ne le rend pas meilleur. Voilà ce que je crois.
Un homme a pris la parole. Sa voix était forte, il n’avait pas besoin du micro.
— Vous avez tort. Ce n’est pas ça. Nous, ce qui nous plaît dans votre livre, c’est l’accent de vérité. On le sent, on le reconnaît. L’accent de vérité, ça ne s’explique pas. Vous avez beau dire, c’est ce qui fait la force de ce que vous avez écrit.
L’homme guettait mon assentiment. Que pouvais-je répondre à cela ? J’étais la personne la moins bien placée pour déterminer ce qui plaisait ou déplaisait dans mon livre. Mais je voulais en finir avec l’accent de vérité.
— Je ne crois pas à l’accent de vérité, Monsieur. Je n’y crois pas du tout. Je suis presque certaine que vous, nous, lecteurs, tous autant que nous sommes, pouvons être totalement dupes d’un livre qui se donnerait à lire comme la vérité et ne serait qu’invention, travestissement, imagination. Je pense que n’importe quel auteur un peu habile peut faire ça. Multiplier les effets de réel pour faire croire que ce qu’il raconte a eu lieu. Et je nous mets au défi – vous, moi, n’importe qui – de démêler le vrai du faux. D’ailleurs, ce pourrait être un projet littéraire, écrire un livre entier qui se donnerait à lire comme une histoire vraie, un livre soi-disant inspiré de faits réels, mais dont tout, ou presque, serait inventé.
À mesure que je parlais, ma voix n’était plus si sûre, elle recommençait à trembler. Un instant, j’ai eu la certitude que L. allait surgir du fond de la salle. Mais j’ai continué.
— Est-ce que ce livre serait moins sincère qu’un autre, je n’en suis pas sûre. Peut-être serait-il au contraire d’une grande sincérité.
Un murmure a parcouru la salle.
L’homme a repris la parole.
— Vous me parlez d’une arnaque. Mais les lecteurs n’aiment pas se faire arnaquer. Ce qu’ils veulent, c’est que la règle du jeu soit claire. Nous, on veut savoir à quoi s’en tenir. C’est vrai ou ce n’est pas vrai, un point c’est tout. C’est une autobiographie ou c’est une pure fiction. C’est un contrat passé entre vous et nous. Mais si vous arnaquez le lecteur, il vous en veut.
Le parfum de L. flottait dans l’air, pas loin de moi, l’effluve se rapprochait, me tournait autour. J’ai scruté les visages qui me faisaient face, je n’arrivais plus à me concentrer sur l’échange.
Je n’ai pas répondu. Une rumeur déçue a parcouru la salle tandis que je buvais d’un trait mon verre d’eau.
Le soir, quand je me suis couchée, j’ai repensé à cette expression de pure fiction que l’homme avait utilisée et qu’il m’était arrivé d’employer aussi. En quoi la fiction était-elle pure ? De quoi était-elle soi-disant exempte ? N’y avait-il pas toujours, dans la fiction, une part de nous-même, de notre mémoire, de notre intimité ? On parlait de pure fiction, jamais de pure autobiographie. On n’était donc pas complètement dupe. Mais après tout, peut-être que ni l’une ni l’autre n’existaient.
Alors une image m’est revenue : dans la cuisine de la maison de Pierremont, mes mains d’enfant, malhabiles, cassant des œufs au-dessus d’un récipient, afin de séparer le blanc du jaune. Ce geste délicat, précis, que Liane, ma grand-mère, m’avait montré plusieurs fois, ce geste qui consiste à faire passer le jaune d’une moitié de la coquille à l’autre, afin que le blanc coule dans la jatte sans être souillé. Car il faut que le blanc soit pur pour être monté en neige. Mais souvent, un tout petit bout de jaune, ou un minuscule morceau de coquille, se détache. Une fois tombé dans le plat, perdu dans le blanc translucide, l’éclat se dérobe sous le doigt, échappe à la cuiller, impossible à rattraper.
J’ai fermé les yeux et j’ai entendu la voix de ma grand-mère, cette voix chantante dont j’entretiens religieusement le souvenir, qui me demandait :
— Ma petite reine, c’est vrai ce mensonge ?