Un matin, j’ai trouvé dans ma boîte une nouvelle lettre.
Delphine,
Tu penses sans doute t’en tirer comme ça. Pouvoir passer à autre chose. Tu es plus solide qu’il n’y paraît. Mais tu n’es pas tirée d’affaire. Crois-moi.
Cette fois, elle était signée.
L’idée m’était venue que L. pouvait être l’auteur de ces lettres. Mais je m’étais trompée. Ce n’était pas elle. J’aurais préféré.
C’est la dernière que j’ai reçue.
Quelques semaines plus tard, Paul est rentré à la maison. Un matin que nous discutions tous les deux d’un livre qu’il venait de terminer et qui l’avait beaucoup perturbé, un matin, donc, où je parlais avec mon fils de la manière dont certains textes peuvent nous hanter pendant des jours, voire des semaines, j’ai évoqué devant Paul le premier roman de David Vann, Sukkwan Island, dont la lecture m’avait empêchée de dormir plusieurs soirs de suite, et cette fameuse page 113 restée dans la mémoire des lecteurs de ce livre comme un choc hallucinant (le roman y bascule dans un drame que l’on pressent depuis le début, mais d’une manière à la fois terrible et tout à fait inattendue). Je me suis levée pour attraper l’exemplaire rangé dans ma bibliothèque. Le livre est d’une noirceur absolue et je n’avais pas spécialement envie que Paul le lise, mais je cherchais confirmation du souvenir terrifiant que cette page m’avait laissé. Devant lui, alors que je lui résumais en quelques mots l’histoire et lui racontais ce que j’avais appris ensuite des raisons qui avaient amené David Vann à écrire ce roman, j’ai ouvert mon exemplaire à la page 113, cornée. J’ai commencé à parcourir les lignes et me suis arrêtée de parler.
La description que j’avais sous les yeux était, quasiment mot pour mot, celle que L. m’avait faite du suicide de son mari. À mesure que j’avançais dans cette lecture, ce qui pouvait d’abord apparaître comme une coïncidence, de toute évidence ne pouvait en être une : L. s’était inspirée de ce livre, de ces mots, pour me raconter la mort de Jean. L’isolement, la neige, cette petite cabane qui leur servait de refuge, le coup de feu, le retour dans la cabane et cette vision d’horreur qu’elle m’avait décrite dans la voiture, rien ne manquait.
Dans la panique, j’ai jeté le livre par terre.
Nous sommes partis nous promener tous les deux. Le frisson d’effroi que j’ai ressenti ne m’a pas quittée de l’après-midi.
Plus tard dans la soirée, maintenue éveillée par une intuition confuse, je suis restée devant ma bibliothèque à lire à voix haute, comme L. le faisait, les titres de mes livres, serrés les uns contre les autres. Tous. Rayonnage par rayonnage.
Quand je me suis couchée, allongée sur le dos, incapable de trouver le sommeil, à l’affût du moindre bruit, j’ai compris : tout ce que L. m’avait raconté de sa vie, chaque anecdote, chaque histoire, chaque détail, venait d’un livre de ma bibliothèque.
J’ai enfilé un pull et un jean, j’ai allumé toutes les lumières de mon salon et j’ai fermé les rideaux. Jusqu’au petit matin, j’ai procédé avec méthode : je me suis remémoré les confidences de L., une par une.
Et puis j’ai laissé glisser mes doigts sur la tranche des livres, et j’ai trouvé.
L. avait puisé un peu partout, sans prédilection de genre, dans des romans français ou étrangers. Les textes qui l’avaient inspirée avaient en commun d’être écrits par des auteurs contemporains. La scène de la mort de sa mère venait sans aucun doute possible d’un roman de Véronique Ovaldé. La description de la personnalité de son père s’inspirait très largement d’un roman de Gillian Flynn. J’ai retrouvé, quasiment mot pour mot, la terrible visite du voisin dans le premier roman d’Alicia Erian. Le récit du matin où elle s’était réveillée la gorge sèche, incapable de proférer un son, et celui du retour de sa voix, ressemblaient à s’y méprendre à ces mêmes phénomènes décrits dans un roman de Jennifer Johnston. Quant à la rencontre avec son mari, un soir de grève des transports, elle sortait tout droit d’un livre d’Emmanuèle Bernheim.
Dans les semaines qui ont suivi, j’ai continué de découvrir les liens qui unissaient les différents récits de L. et ma bibliothèque.
L’histoire de Ziggy, son amie imaginaire, était un étrange mélange entre une nouvelle de Salinger et un roman de Xavier Mauméjean que Paul avait étudié au collège et qui, pour une raison que j’ignore, était rangé avec les miens dans la bibliothèque du salon.
J’avais éprouvé un sentiment étrange, familier, en entendant L. évoquer certains de ces souvenirs. Ils avaient trouvé en moi un écho qui me laissait croire que nous avions en commun quelque chose de profondément intime. Quelque chose qui ne s’expliquait pas. Une empreinte venue d’un autre temps. Je comprenais seulement maintenant la nature de cet écho.
Encore aujourd’hui, j’ignore pourquoi elle m’a joué cette comédie. En vertu de quel défi, de quel déni. Mais je suis romancière et j’ai tour à tour envisagé différentes hypothèses.
L. s’est volontairement nourrie de mes lectures, de mes livres, pour me proposer une version de sa vie composée de scènes marquantes, non pas choisies au hasard, mais avec discernement, parce qu’elle pensait que celles-ci s’insinueraient en moi de manière inconsciente, autant de stimuli puissants destinés à me donner envie d’écrire ma propre histoire. L. partait du principe que j’avais aimé ces livres (puisque je les avais conservés) et donc que leur réminiscence était susceptible d’entrer en résonance avec ma propre histoire, et en particulier celle du livre caché.
Ou bien L. s’est amusée à me lancer un défi. En parfaite connaissance de cause. Elle s’est attachée à me raconter, parfois presque mot pour mot, des histoires que j’avais lues. Elle a poussé le défi de plus en plus loin. Au risque que je découvre la supercherie et lui dise : mais j’ai lu tout ça ! L. a truffé son discours d’effets de fiction pour voir si j’étais capable de m’en souvenir. Peut-être voulait-elle me prouver que ces livres n’avaient laissé en moi qu’une empreinte diffuse, confuse, délébile. Dans ce cas, elle se trompait. Je me souvenais de ces livres, et pour certains je m’en souvenais très bien. Mais je lui avais accordé ma confiance et n’avais jamais remis en question sa parole.
J’ai aussi pensé que L. m’avait tendu une autre forme de piège, dans lequel, pour le coup, j’étais tombée à pieds joints. L. savait qu’en ravivant ainsi, à mon insu, l’empreinte profonde des textes lus, elle me donnerait l’envie d’écrire sur elle. Je croyais l’avoir trahie, mais c’est exactement ce qu’elle avait voulu. Devenir mon sujet. Et m’amener ainsi, malgré moi, à plagier les auteurs que j’aimais.
J’ai adopté chacune de ces hypothèses, pendant quelques heures. À vrai dire, aucune ne m’a donné réelle satisfaction.
Peut-être L. avait-elle vécu vraiment toutes ces scènes. Peut-être ces points communs entre la vie de L. et les livres de ma bibliothèque relevaient-ils seulement d’une étrange coïncidence. Dans ce cas, la réalité non seulement dépassait la fiction, mais l’englobait, la compilait… Dans ce cas, la réalité avait vraiment les couilles, en effet, de s’amuser.
Un matin, alors que nous étions à Courseilles, François a trouvé un poisson mort dans le bassin. De Djoba, il ne restait que la tête et l’arête centrale, auxquelles étaient accrochés quelques lambeaux de chair. Les écailles nacrées flottaient à la surface. Djobi était en pleine forme. J’ai demandé à François si Djobi avait bouffé Djoba, il m’a assuré que non. Mais quelques jours plus tard, après avoir fait des recherches sur Internet, il a admis que ce n’était pas impossible.
Un jour, juste avant l’été, alors que j’allais beaucoup mieux et avais cessé de me réveiller toutes les nuits en pensant à L., j’ai reconnu, assis à la terrasse d’un café, le jeune homme très beau qui l’avait aidée à apporter ses affaires. Je marchais sur le trottoir d’en face. J’ignore quel détail de sa physionomie a attiré mon regard, je me suis arrêtée net.
J’ai traversé et me suis approchée de lui. Il prenait un verre avec une jeune fille de son âge. Je les ai interrompus.
— Bonjour, excusez-moi, vous êtes venu chez moi il y a quelques mois avec une femme d’une quarantaine d’années, tôt le matin, pour l’aider à apporter ses affaires. Elle s’installait chez moi, elle avait pas mal de valises. Est-ce que vous vous en souvenez ?
Le garçon m’a regardée, son sourire était doux.
— Non, je m’excuse, je ne m’en souviens pas, Madame. C’était où ?
— Dans le onzième, rue de la Folie-Méricourt. Au sixième étage, sans ascenseur. Je suis sûre que vous vous souvenez de cette femme ? Elle s’appelle L., elle est grande, blonde, elle m’a dit que vous étiez le fils d’une de ses amies.
Le garçon m’a expliqué qu’il avait travaillé un temps pour une société de services à domicile. Il faisait du bricolage, transportait des meubles, vidait des caves. Il se rappelait vaguement une mission un peu galère qu’il avait eue, au sixième étage sans ascenseur, mais rien de plus. Et il était désolé, mais il n’avait aucun souvenir ni de L. ni de moi. La société avait été créée par un ami à lui et avait fait faillite assez vite.