J’ai toujours aimé observer les femmes. Dans le métro, dans les magasins, dans la rue. J’aime aussi les regarder au cinéma, à la télévision, j’aime les voir jouer, danser, les entendre rire ou chanter.
Je crois que cet intérêt s’apparente à l’enfance, lui est intimement lié. Il est le prolongement des jeux de rôle auxquels je m’adonnais petite fille avec certaines de mes amies, quand il suffisait de s’inventer un nouveau prénom pour être transformée. On dirait que tu t’appellerais Sabrina et moi Johanna. Ou bien l’inverse. Je serais une princesse ravissante, avec des boucles comme celles de Candy, et une fossette irrésistible, je serais une jeune actrice surdouée, comme Jodie Foster dans Bugsy Malone, j’aurais les yeux bleus et une peau de porcelaine, je serais Christine Rosenthal qui dansait sur Belinda au spectacle de fin d’année de l’école élémentaire de Yerres, je serais Christelle Portal ou Isabelle François, les stars du lycée de L’Aigle, brunes et magnétiques, je serais la seule fille dans une bande de garçons qui n’auraient d’yeux que pour moi, je serais une magnifique créature aux cheveux longs et lisses, aux seins doux comme du velours.
Je serais une autre.
L. ravivait cet espoir inassouvi d’être plus belle, plus spirituelle, plus confiante, d’être quelqu’un d’autre en somme, comme dans cette chanson de Catherine Lara qu’adolescente j’écoutais en boucle : Fatale, fatale, j’aurais voulu être de ces femmes pour lesquelles tout le monde s’enflamme, fou d’amour, foudroyé…
Encore aujourd’hui, même si avec le temps je me suis peu à peu accommodée de ma personne dans son ensemble, même s’il me semble vivre en paix, et même en harmonie, avec celle que je suis, même si je n’éprouve plus le besoin impérieux de troquer tout ou partie de moi-même contre un modèle plus attractif, j’ai gardé, je crois, ce regard sur les femmes : une réminiscence de ce désir d’être une autre qui m’a si longtemps habitée. Un regard qui va chercher, chez chacune des femmes que je croise, ce qu’il y a de plus beau, de plus trouble, de plus lumineux. Néanmoins, en tout cas jusqu’à nouvel ordre, mon désir sexuel s’est exprimé du côté des hommes. L’onde, le frisson, la chaleur dans le bas-ventre, dans les cuisses, le souffle entravé, le corps en état d’alerte, la peau électrique, tout cela, au contact des hommes seulement.
Un jour pourtant, il y a quelques années, il m’a semblé que j’éprouvais pour une femme quelque chose qui circulait dans le sang, qui pouvait traverser l’épiderme. J’étais invitée par un festival étranger pour la traduction de l’un de mes livres. Dans une salle obscure et climatisée, alors qu’il faisait une chaleur écrasante à l’extérieur, j’ai répondu aux questions des lecteurs. Après mon intervention, j’ai écouté cette femme qui parlait de son dernier roman. J’avais lu plusieurs de ses livres, ne l’avais jamais rencontrée auparavant. Elle était brillante, drôle, spirituelle. Son discours était une succession de pirouettes, de contretemps et de digressions, la salle était subjuguée et moi aussi, elle jouait avec les mots et leur polysémie, elle s’amusait. Le public, les rires, l’attention portée sur elle, tout cela semblait être un jeu, comme si au fond rien de ce folklore (l’écrivain face à son public) ne devait être pris au sérieux. Elle était belle d’une manière masculine, cela n’avait rien à voir avec ses traits mais plutôt avec sa posture, sans que je parvienne à identifier exactement où cela prenait corps, cette attraction étrange qu’elle exerçait à mon endroit. Il y avait quelque chose d’extrêmement féminin dans sa manière d’assumer le masculin, d’en adopter les codes, de les détourner.
Le soir même, nous avons bu un verre toutes les deux, près du port.
Plus tôt dans la soirée, alors que nous étions encore avec le groupe (constitué d’une dizaine d’écrivains et des organisateurs du festival), elle avait parlé d’elle, de sa passion pour les voitures et pour la vitesse, de son goût pour le vin, de l’enseignement qu’elle dispensait à l’université. J’avais éprouvé une envie soudaine qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle me propose que l’on s’échappe, qu’elle me distingue parmi les autres. Qu’elle me choisisse. Et c’est exactement ce qui était arrivé.
J’étais assise face à elle dans la nuit chaude, bien que nous ayons à peu près le même âge, j’avais l’impression d’être une gamine maladroite, elle m’était en tout point supérieure. Son esprit, son langage, sa voix, tout cela me fascinait. Je me souviens que nous avons parlé de la ville dans laquelle elle vivait, de la beauté des aéroports, de la manière dont les livres continuaient de vivre dans notre mémoire, malgré l’oubli. Je me souviens de lui avoir parlé du suicide de ma mère, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt, et des questions qui me hantaient encore.
Pour la première fois j’ai eu envie de m’allonger près d’une femme, d’être au contact de sa peau. De m’endormir dans ses bras. Pour la première fois j’ai imaginé que c’était possible, que cela pouvait m’arriver, désirer le corps d’une femme.
Nous sommes rentrées à l’hôtel à pied, tard dans la nuit. Dans le couloir, nous nous sommes séparées sans hésitation, c’était net, limpide, chacune dans sa chambre. J’ai souvent repensé à elle, je ne l’ai jamais revue.
L. a-t-elle été pour moi un objet de désir ? Compte tenu de la manière dont nous nous sommes rencontrées, et de la rapidité avec laquelle elle a pris une place si importante dans ma vie, je me suis, bien sûr, posé la question. Et la réponse est oui. Oui, encore aujourd’hui, je serais capable de décrire avec précision le corps de L., la longueur de ses mains, cette mèche qu’elle glissait derrière son oreille, le grain de sa peau. La souplesse de ses cheveux, son sourire. J’ai eu envie d’être L., d’être comme elle. J’ai désiré lui ressembler. Il m’est arrivé d’avoir envie de caresser sa joue, de la prendre dans mes bras. J’aimais son parfum.
J’ignore quelle est la part du désir sexuel dans tout cela, peut-être n’est-il jamais parvenu à ma conscience.