Dans les jours qui ont suivi, j’ai fait plusieurs cauchemars. Une nuit, mon propre cri m’a réveillée, un cri comme ceux qui déchiraient la nuit, lorsque, adolescente, je rêvais que quelqu’un m’étouffait sous un coussin ou me tirait dans les jambes avec un fusil.
Depuis que j’avais reçu la lettre, mes nuits étaient peuplées de papier déchiré, de livres brûlés, de pages arrachées. Des mots de colère, d’indignation, s’élevaient d’un seul coup dans ma chambre, une rumeur outrée qui me sortait brutalement du sommeil. Je me souviens aussi d’un rire dément, d’une ineffable cruauté, qui m’avait réveillée une nuit et avait mis plusieurs minutes à s’éteindre alors que j’avais les yeux grands ouverts.
Je me retrouvais assise dans mon lit, en sueur, persuadée que tout cela était réel. Il me fallait allumer la lumière et retrouver les objets familiers de ma chambre pour que les battements de mon cœur ralentissent. Je me levais alors sans faire de bruit, pieds nus sur le parquet puis sur le carrelage, pour me passer de l’eau sur la figure ou préparer une tisane. Je restais assise dans la cuisine, une heure ou deux, le temps que les images se dissipent, avant de pouvoir me recoucher.
Je crois que c’est à cette époque que j’ai relu tous les albums jeunesse que Louise et Paul ont gardés. Il a été question à plusieurs reprises de les descendre à la cave, mais aucun de nous n’a jamais pu se résoudre à le faire, et aujourd’hui qu’ils ont vingt ans, les albums sont toujours dans leur chambre. Au milieu de la nuit, j’en tournais les pages avec précaution, heureuse de retrouver les dessins qui avaient marqué leur enfance et les textes que je leur avais lus cent fois à voix haute. Le pouvoir de réminiscence de ces albums me sidérait. Chacune de ces histoires faisait ressurgir ce moment précieux qui précédait le coucher, la sensation de leurs petits corps collés contre le mien, la douceur du velours de leurs pyjamas, je retrouvais l’intonation que je mettais sur chaque phrase, les mots qui leur plaisaient tant et qu’il fallait parfois répéter dix fois, vingt fois, tout cela remontait à la surface, intact.
Presque chaque nuit, entre 4 et 5 heures du matin, je relisais des histoires d’ours, de lapins, de dragons, de chien bleu et de vache musicienne.
Je me souviens qu’une nuit L. s’est réveillée et m’a trouvée dans la cuisine, plongée dans un album de Philippe Corentin que Louise adorait : l’histoire d’une famille souris qui vit en haut d’une bibliothèque et se nourrit de livres. Que l’on puisse manger des livres, cela mettait Louise en joie, en particulier cette commande faite à son fils par la mère du héros, alors que ce dernier s’apprête à partir en expédition avec son cousin : « Ramenez-moi deux feuilles de Pinocchio. Ton père adore ça en salade ! » Le rire d’enfant de Louise, ressurgi. Je connaissais ces phrases par cœur, peut-être même étais-je en train de les murmurer, un sourire aux lèvres, quand L. s’est approchée de moi. Elle a mis de l’eau dans la bouilloire, a fouillé dans le placard à la recherche d’un sachet de tisane, puis s’est assise. Elle a feuilleté l’album du bout des doigts, tenant l’objet à bonne distance (bien que stylisées et colorées, il s’agissait de souris), et puis m’a demandé :
— Quelle est l’allégorie, selon toi ?
Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Elle a repris :
— Des souris qui se nourrissent de livres, comme s’il s’agissait de vulgaire papier, n’est-ce pas une manière de signifier la mort de la fiction, ou tout du moins sa vocation d’usage ?
— Mais enfin, cela n’a rien à voir, ai-je répondu. Ce n’est pas du tout le sujet du livre ! Si message il y a, il n’a rien à voir avec ça.
— Ah bon, et c’est quoi le message selon toi ?
L. avait rompu un moment de nostalgie et j’avais du mal à masquer ma contrariété. En outre, je n’avais aucune envie de disserter, à 3 heures du matin, sur le sens caché de Pipioli la terreur, album illustré destiné à un public âgé de trois à six ans.
J’ai fait mine de me lever, mais L. m’a retenue :
— Tu refuses de voir le contexte. C’est pareil pour tout, Delphine, tu refuses d’envisager les choses dans leur ensemble, tu te contentes d’un détail sur lequel tu te focalises.
Je me suis sentie agressée. J’ai riposté de la manière la plus mesquine qui soit, mortifiée de honte au moment même où je lui posais cette question :
— Dis-moi, à propos de contexte, tu en es où de tes recherches d’appartement ?
Non seulement c’était indigne de notre relation, mais en outre je n’avais aucune envie qu’elle s’en aille.
— Si ma présence te pèse, tu n’as qu’un mot à dire et je pars tout de suite.
Elle s’est levée pour ranger sa tasse dans le lave-vaisselle, le sucre dans le placard, ses gestes étaient brusques et trahissaient sa colère.
Je suis restée assise, sidérée d’avoir pu lui dire quelque chose d’aussi stupide. Elle se tenait maintenant debout près de ma chaise et s’est penchée vers moi :
— Regarde-moi, Delphine. Je ne te le dirai pas deux fois. Un seul mot de toi et je disparais. Avant même qu’il fasse jour. Un seul mot, et tu n’entendras plus jamais parler de moi.
J’ai failli éclater d’un rire nerveux. Lui demander si elle avait pris des cours à l’Actors Studio, avec Pacino ou Brando. Ses paroles contenaient une menace que je ne pouvais ignorer. J’ai tenté de désamorcer.
— Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça, c’est ridicule. Tu sais bien que tu peux rester autant de temps que tu veux.
L. s’est rassise à côté de moi. Elle a inspiré en profondeur.
— Je me mettrai à chercher dès que j’aurai rendu le texte. Ne t’inquiète pas.
Nous n’avons jamais reparlé de cette conversation.
Quelques jours plus tard, quand L. a terminé le livre de l’actrice, nous avons ouvert une bouteille de champagne rosé. L. avait rendu dans les temps, l’éditeur l’avait félicitée pour son travail, et l’actrice était enchantée.
Ce soir-là, L. m’a dévoilé une coquetterie d’auteur à laquelle elle ne dérogeait jamais. À la fin de chaque texte qu’elle terminait pour quelqu’un d’autre, elle écrivait le mot FIN, suivi d’une étoile (une sorte d’astérisque qui ne renvoyait à rien). Elle exigeait par contrat que cette signature figure à la fin du livre. C’était sa patte, sa marque de fabrique, une sorte d’empreinte connue d’elle seule.
Je me suis gentiment moquée d’elle, je trouvais ça désuet, il est rare dans les livres qu’on trouve aujourd’hui le mot FIN.
— On voit bien que c’est fini, ai-je plaisanté, puisqu’il n’y a plus de pages !
— Non, je ne crois pas. Je crois que le lecteur aime bien qu’on le lui dise. C’est le mot FIN qui lui permet de sortir de cet état particulier dans lequel il se trouve, qui le rend à sa vie.
Nous avons passé une bonne partie de la nuit à écouter de vieux disques. J’ai montré à L. comment on dansait le ska parce qu’elle prétendait avoir oublié.
Assise sur le canapé, L. riait de me voir rebondir dans mon salon, puis elle s’est levée pour m’imiter. Elle a crié pour que sa voix porte au-dessus de la musique :
— Qui se souvient que le ska a existé ? Qui se souvient des Specials et de The Selecter ? Et si nous étions les seules ?
Beaucoup de gens s’en souvenaient. Des gens de notre âge, à quelques années près. N’était-ce pas, avant toute chose, ce qui liait une génération : une mémoire commune faite de tubes, de jingles, de génériques ? L’empreinte d’une affiche de cinéma, d’une musique, d’un livre. Mais oui, si elle le voulait, pour un soir, nous pouvions croire que nous étions les seules à savoir danser le ska, les seules à connaître les paroles de Missing words et Too much pressure, que nous chantions maintenant à tue-tête, les bras levés, je regardais notre reflet dans la vitre et je n’avais pas ri ainsi depuis longtemps.