De l’âge de douze ans jusqu’après la naissance des jumeaux, j’ai écrit un journal intime. J’ai déjà évoqué ces petits cahiers d’écolier, remplis de mon écriture d’enfant, puis d’adolescente, puis de jeune adulte. Ils sont numérotés et rangés dans l’ordre dans une caisse en plastique hermétique que j’ai essayé de descendre plusieurs fois à la cave, mais que je finis toujours par remonter. Ces cahiers m’ont servi pour l’écriture de mon premier et de mon dernier roman. En dehors de ces deux moments (à dix ans d’intervalle), je ne les ai pas relus. S’il m’arrive un jour quelque chose, je souhaite que ces cahiers soient détruits. Je l’ai fait savoir dans mon entourage et consigné par écrit : je veux que personne ne les ouvre ni ne les lise. Je sais qu’il serait plus prudent de m’en séparer moi-même, de les brûler, mais je ne peux m’y résoudre. La boîte en plastique a trouvé sa place dans le cagibi qui jouxte ma cuisine, dans lequel je range toutes sortes de choses : aspirateur, linge de maison, boîte à outils, boîte à couture, boîte à fournitures scolaires, sacs de couchage et matériel de camping.
Un soir, alors que je m’apprêtais à sortir la table à repasser, j’ai remarqué que le couvercle de la caisse en plastique – la caisse des petits cahiers – était déplacé. J’ai ouvert l’escabeau pour la descendre. Juste à ce moment-là, peut-être parce qu’elle avait entendu du bruit, ou parce qu’elle disposait réellement d’un sixième sens, L. est sortie de sa chambre. Elle m’a rejointe dans la cuisine.
Une fois la caisse posée au sol, j’ai entrepris de vérifier son contenu. Comme je m’assurais que tous les cahiers étaient là, L. a émis un sifflement admiratif.
— Eh ben dis donc, tu as de quoi faire.
Je n’ai pas relevé. Les cahiers étaient dans le désordre mais ils étaient tous là.
J’ai failli demander à L. si c’était elle qui avait ouvert la boîte, mais cela m’a semblé trop agressif, comme ça, sans preuve et sans motif, cela revenait à l’accuser d’avoir fouillé. Pourtant, c’était un scénario probable : L. connaissait l’existence des cahiers et l’endroit où ils étaient rangés, elle avait peut-être été interrompue pendant sa lecture, ce qui expliquait qu’ils aient été remis dans le désordre.
Elle ne m’a pas quittée des yeux tandis que je refermais la caisse et la remettais à sa place. J’ai pensé qu’il fallait que je trouve un autre endroit, dans les prochains jours, pour l’entreposer.
Le soir même, L. s’est intéressée à l’utilisation de ce journal. C’était, selon elle, un matériau incroyable, formidable. Plus de quinze années de souvenirs, d’anecdotes, de sensations, d’impressions, de portraits… Quelque chose dans sa façon d’en parler me confirmait qu’elle les avait lus, au moins en partie. Il m’est difficile d’expliquer cela : elle en parlait comme si elle savait de manière infuse, par intuition (et non par indiscrétion), ce que les cahiers contenaient. Si bien que si je m’étais insurgée, si je lui en avais fait le reproche, elle aurait aussitôt démenti.
Elle trouvait dommage que je refuse d’extraire de ces cahiers la matière précieuse du livre fantôme. Car il était bien là, elle le sentait, elle le savait, des pages et des pages bâillonnées qui attendaient le jour où j’accepterais de raconter.
— C’est comme une mine que tu aurais condamnée. Tu as une chance folle d’avoir écrit tout cela. Tu te rends compte ?
Oui, elle avait raison. C’était précieux. Ces cahiers étaient ma mémoire. Ils contenaient toutes sortes de détails, d’anecdotes, de situations que j’avais oubliés. Ils contenaient mes espoirs, mes questions, ma douleur. Ma guérison. Ils contenaient ce dont je m’étais délestée, afin de tenir debout. Ils contenaient ce que je croyais avoir oublié mais qui jamais ne s’efface. Ce qui continue d’agir, à notre insu.
L. ne m’a pas laissé le temps de lui répondre. Elle m’a parlé plus bas, mais aussi plus fermement :
— Je ne comprends pas que tu en sois encore à chercher un sujet alors que tu as ça entre les mains.
Je me sentais d’humeur amère.
— D’abord je ne cherche pas de sujet, comme tu dis, ensuite ce matériau n’a de valeur que pour moi-même.
— Moi je crois le contraire. Je crois que c’est à ça, à cette réalité-là, à cette vérité-là, que tu dois te confronter.
La colère m’a assaillie d’un seul coup, je ne l’avais pas sentie venir.
— Mais on s’en fout de cette vérité, on s’en contrefout !
— Non, on ne s’en fout pas. Les gens le savent. Ils le sentent. Moi je le sais, quand je lis un livre.
Pour une fois j’avais envie d’argumenter, de chercher à comprendre.
— Est-ce que tu ne crois pas que tu le sens, comme tu dis, simplement parce que tu le sais ? Parce qu’on a pris soin de te faire savoir d’une manière ou d’une autre qu’il s’agissait d’une histoire vraie, ou « inspirée de faits réels » ou « très autobiographique », et que cette simple étiquette suffit à susciter de ta part une attention différente, une forme de curiosité que nous avons tous, moi la première, pour le fait divers ? Mais tu sais, je ne suis pas sûre que le réel suffise. Le réel, si tant est qu’il existe, qu’il soit possible de le restituer, le réel, comme tu dis, a besoin d’être incarné, d’être transformé, d’être interprété. Sans regard, sans point de vue, au mieux, c’est chiant à mourir, au pire c’est totalement anxiogène. Et ce travail-là, quel que soit le matériau de départ, est toujours une forme de fiction.
Pour une fois, L. ne m’a pas répondu du tac au tac. Elle a réfléchi un instant avant de me demander :
— Eh bien qu’attends-tu pour le faire ?
— Faire quoi ?
— Ce travail dont tu parles.
Dans la nuit qui a suivi, j’ai fait un cauchemar étrange dont je garde un souvenir assez précis : je suis debout, face au tableau, dans une salle de classe dont les murs sont couverts de dessins d’enfant. Un professeur, dont le visage m’est parfaitement inconnu, m’interroge. Chaque fois, je me trompe de réponse et le professeur se tourne vers L. (qui est une enfant aussi, mais un peu plus âgée que moi) pour obtenir la réponse exacte. Les autres élèves ne me regardent pas, ils fixent leurs cahiers pour ne pas m’humilier davantage. Seule mon amie Mélanie me regarde et me fait des signes de plus en plus pressants pour que je m’enfuie.
Je me suis réveillée en sueur.
J’ai allumé la lumière, j’ai attendu que mon cœur reprenne un rythme normal. Je ne crois pas m’être rendormie.
Le lendemain, j’ai passé la matinée à classer ma correspondance. Je garde toutes les lettres que je reçois, le moindre petit mot écrit par mes enfants, les cartes postales, les messages qui accompagnent les fleurs, je garde tout. Tous les deux ou trois ans, je fais des tas, des paquets, je range dans des boîtes.
Dans l’après-midi, je suis sortie marcher.
Alors que je passais devant l’école maternelle, la phrase de Nathan (l’ami de Louise que j’avais croisé quelques semaines plus tôt dans le quartier) m’est revenue avec la puissance d’un boomerang :
Maman m’a dit que t’avais carrément envoyé un mail à tous tes potes pour les supplier de pas te contacter !
J’avais tenu cette phrase à distance, pendant tout ce temps. Elle était restée là, pas très loin, suspendue, en attente, parce que je n’avais pas eu le courage de chercher à l’éclaircir, d’affronter ce qu’elle signifiait, parce que je n’avais pas eu le courage ni la force de traiter normalement cette information.
J’étais dans la rue quand j’ai appelé Corinne, la mère de Nathan. Elle a décroché aussitôt et accueilli mon appel avec chaleur. Enfin, je sortais de ma grotte !
Corinne m’a confirmé que je lui avais envoyé un message, comme apparemment à tous mes contacts – à en juger par la longueur de la liste des destinataires – pour prévenir que je me mettais au travail et que j’avais besoin de me tenir à l’écart de toute tentation.
J’ai demandé à Corinne si je pouvais passer chez elle pour qu’elle me montre ce message. J’avais besoin de le voir. Corinne n’est pas du genre à se formaliser des bizarreries d’autrui, elle m’a dit de passer quand je voulais, elle était là, elle ne bougeait pas.
Lorsque je suis arrivée chez elle, elle avait retrouvé le message, signé de mon nom, adressé à tous mes amis et à la quasi-totalité de mes contacts.
Elle me l’a renvoyé depuis, je le reproduis ici :
Chers toutes et tous,
Comme vous le savez pour la plupart, je n’arrive pas à me remettre au travail. Cet échec s’accompagne d’une grande dispersion dans mes activités et d’une forme d’oisiveté que je déteste et qui me ronge.
Aussi je vous demande, pendant quelques mois, de ne plus me faire signe, de ne pas m’inviter, de ne plus me proposer de nous retrouver ici ou là. Sauf cas de force majeure, bien sûr. De mon côté, je ne vous donnerai aucune nouvelle non plus, le temps d’écrire ce livre.
Cette mesure peut vous sembler radicale. Je suis sûre aujourd’hui qu’il me faut en passer par là.
Je vous embrasse.
Delphine
Le message était daté du mois de novembre, période à laquelle L. avait eu accès à mon ordinateur pour la première fois. Corinne y avait répondu par un mot d’encouragement et de soutien et, n’osant pas me téléphoner, m’avait écrit une ou deux fois depuis. (Comme la plupart de mes amis et certains membres de ma famille, je l’apprendrais plus tard. L. ne m’a évidemment transmis aucun de ces messages.)
J’ai remercié Corinne et lui ai promis de revenir la voir ou de l’appeler très vite pour boire un verre.
J’ai pris le chemin pour rentrer chez moi. Je me sentais très fatiguée.
En bas de mon immeuble, j’ai essayé de joindre François, qui était parti pour deux jours sur un tournage en province, mais je suis tombée sur sa messagerie. Je me comportais comme quelqu’un qui avait peur. C’était ridicule. Pourquoi n’attendais-je pas d’être à la maison pour l’appeler plus tranquillement ? Pourquoi parlais-je à voix basse quand L. était chez moi ?
L. m’attendait dans la cuisine. Elle s’est étonnée que je rentre si tard de ma balade, elle commençait à s’inquiéter. Elle avait préparé le thé rouge que je préfère et acheté des macarons. Elle avait quelque chose d’important à me dire. Je l’ai interrompue :
— Non, c’est moi qui ai quelque chose d’important à te dire.
Ma voix tremblait.
— Je sais que tu as envoyé un mail à tous mes amis pour leur demander de ne plus me contacter.
Je m’attendais à ce qu’elle nie. Ou au moins qu’elle soit prise de court. Mais L. n’a pas eu la moindre expression de surprise, ni de malaise, elle m’a répondu sans aucune hésitation, comme si elle était parfaitement sûre de son bon droit.
— Eh bien oui. Je voulais t’aider. C’est mon rôle, tu sais, créer les meilleures conditions pour que tu travailles. Éviter que tu te disperses.
J’étais soufflée.
— Mais enfin, tu ne peux pas faire ça. Tu te rends compte ? Tu écris à mes amis une lettre ridicule pour leur dire de ne plus me contacter, c’est grave, c’est très grave, tu n’as pas le droit de faire ça sans m’en parler, j’ai besoin de mes amis…
— Mais moi je suis là. Ça ne te suffit pas ?
— Non… Ce n’est pas la question, je n’en reviens pas que tu aies pu faire ça.
— C’était nécessaire. Et cela reste nécessaire. Fais attention. Tu as besoin de silence et de solitude pour écrire ce livre.
— Quel livre ?
— Tu sais bien lequel. Je ne crois pas que tu aies le choix, tu dois répondre à la demande de ton public.
C’est ce mot public, sans doute, qui m’a heurtée, qui m’a paru si dissonant. Ce mot qu’elle avait prononcé comme si j’étais une vedette de variété à la veille de sa tournée. Soudain, je ne pouvais plus ignorer que L. me prenait pour quelqu’un d’autre, projetait sur moi un fantasme qui n’avait rien à voir avec ce que j’étais. J’ai protesté d’un ton ferme, j’avais peur que ma voix parte dans les aigus, je voulais rester calme.
— Écoute-moi bien. Je vais te dire une chose : je n’ai jamais écrit pour faire plaisir à qui que ce soit, et je n’ai pas l’intention de commencer. Quand, par malheur, cette idée me vient à l’esprit, plaire ou faire plaisir, parce que oui, si tu veux savoir, elle me vient à l’esprit, je la piétine de toutes mes forces. Parce qu’au fond l’écriture est bien plus intime, bien plus impérieuse que ça.
L. s’est levée et faisait un effort manifeste pour me parler avec douceur.
— Eh bien justement, voilà de quoi je parle : du plus intime. Voilà ce que tes lecteurs attendent de toi. Que tu le veuilles ou non, tu es responsable de l’attention, de l’amour que tu as suscité.
Je crois que j’ai hurlé.
— Mais qu’est-ce que ça peut te foutre ? De quoi tu te mêles ? Qui es-tu pour savoir ce qui est bien ou mal, souhaitable ou regrettable ? Qui es-tu pour savoir ce qu’est la littérature ou ce qu’elle n’est pas, et ce que mes lecteurs attendent ? Pour qui tu te prends ?
Elle ne m’a pas regardée. Je l’ai vue se lever, attraper l’assiette sur laquelle elle avait disposé avec soin les macarons. Du bout du pied, elle a appuyé sur la pédale de la poubelle et, d’un geste dont la rapidité m’a surprise, les a jetés.
Elle est sortie de la cuisine sans me dire un mot. Nous n’avions pas encore touché au thé.
Dans la nuit, j’ai entendu L. se lever à plusieurs reprises, j’ai pensé qu’elle avait une insomnie. La lune était pleine et elle m’avait confié que cela perturbait son sommeil.
Le lendemain matin, lorsque je me suis levée, je l’ai trouvée prête à partir. Ses valises étaient rassemblées dans l’entrée. Son visage accusait une fatigue inhabituelle, ses yeux étaient cernés et il m’a semblé qu’elle n’était pas du tout maquillée. Elle avait dû passer la nuit à préparer ses bagages. Elle ne paraissait pas en colère (ou si elle l’était, elle le dissimulait parfaitement), d’une voix très calme elle m’a informée qu’elle avait trouvé un hôtel dans le dixième arrondissement, les chambres n’étaient pas grandes mais elle s’en accommoderait pour quelque temps. J’ai tenté de protester mais elle m’a arrêtée d’un geste de la main.
— Ce n’est plus le moment d’en discuter. Je sens bien que ma présence te pèse. Je ne veux pas t’empêcher d’écrire. Tu sais combien je respecte ton travail. Tu as sans doute besoin d’être un peu seule, avant que tes enfants reviennent pour les vacances. Je le comprends. Je pensais pouvoir t’aider à retrouver confiance en toi. J’ai cru que je pouvais t’éviter de perdre du temps, de tomber dans les pièges. Mais peut-être faut-il en passer par là. Je me suis trompée, excuse-moi. Tu as raison, toi seule sais de quelle manière tu dois travailler. Ce qui est bien pour toi. Je te demande pardon si j’ai pu dire quoi que ce soit qui t’ait blessée, ce n’était pas mon intention.
Soudain, je me suis sentie coupable. J’étais en train de jeter à la rue l’amie qui m’aidait depuis des semaines, qui se tapait le sale boulot.
L. a ouvert la porte d’entrée. Après une courte hésitation, elle est revenue vers moi.
— Tu sais, Delphine, j’ai peur pour toi. J’espère qu’il ne t’arrivera rien. J’ai un mauvais pressentiment. Fais attention à toi.
Sur ces paroles, elle est sortie et la porte s’est refermée derrière elle. Je l’ai entendue descendre les premières marches et puis je n’ai plus rien entendu. Elle avait posé les clés que je lui avais prêtées sur la table de la cuisine.
Dans l’après-midi, un autre garçon, aussi jeune que celui qui l’avait accompagnée, est venu chercher ses valises.
Les jours qui ont suivi, je n’ai eu aucune nouvelle de L.
Je n’ai pas tenté de l’appeler.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à ses derniers mots. Ce n’était pas une mise en garde, c’était une malédiction. Un sort funeste et inéluctable que L. m’avait jeté.