Voilà sans doute comment L. s’est installée dans ma vie, avec mon consentement, par une sorte d’envoûtement progressif.
J’ai souvent cherché quelle faille m’avait rendue si vulnérable. Si perméable.
Je recevais des lettres anonymes d’une violence croissante.
Mes enfants avaient quitté la maison et commencé à construire, ailleurs, une vie qui serait la leur.
L’homme que j’aimais était occupé par son travail, ses voyages, et les mille projets que je l’encourageais à accepter. Nous avions choisi ce mode de vie qui laissait place à d’autres obsessions, d’autres ardeurs. Par naïveté ou par excès de confiance, nous nous étions crus à l’abri de toute tentative de conquête.
À l’âge adulte, l’amitié se construit sur une forme de reconnaissance, de connivence : un territoire commun. Mais il me semble aussi que nous recherchons chez l’autre quelque chose qui n’existe en nous-même que sous une forme mineure, embryonnaire ou contrariée. Ainsi, avons-nous tendance à nous lier avec ceux qui ont su développer une manière d’être vers laquelle nous tendons sans y parvenir.
Je sais ce que j’admire chez chacune de mes amies. Je pourrais nommer, pour chacune d’elles, ce qu’elle abrite que je ne possède pas, ou en trop faible quantité.
L. sans doute incarnait à mes yeux une forme d’assurance, de réflexion, de conviction, dont je me sentais dépourvue.
L. est revenue presque tous les après-midi.
L., mieux que quiconque, devinait mon humeur, mes préoccupations, semblait avoir une connaissance préalable des événements qui me concernaient. Elle avait sur moi un ascendant qu’aucune de mes amies n’avait jamais eu.
L. se souvenait de tout. Depuis la toute première fois, elle avait enregistré la moindre anecdote, le moindre détail, les dates, les lieux, les prénoms mentionnés au détour d’une conversation. Il m’est arrivé de me demander si elle ne prenait pas des notes après chacune de nos rencontres. Aujourd’hui, je sais que c’était chez elle une seconde nature, une forme d’hypermnésie sélective.
L. en effet me semblait être la seule à avoir pris la mesure du combat que je menais, dont les enjeux sans doute pouvaient sembler dérisoires – que j’écrive ou non un livre ne changerait pas la marche du monde – mais L. avait compris qu’il s’agissait de mon centre de gravité.
L. m’était devenue nécessaire, indispensable. Elle était là. Et peut-être avais-je besoin de cela : que quelqu’un s’intéresse à moi de manière exclusive. N’abritons-nous pas tous ce désir fou ? Un désir venu de l’enfance auquel nous avons dû, parfois trop vite, renoncer. Un désir dont nous savons, à l’âge adulte, qu’il est égocentrique, excessif et dangereux. Auquel, pourtant, il nous arrive de céder.
L. sans doute comblait une sorte de vide dont je n’avais pas conscience, venait apaiser une peur que je ne savais pas nommer.
L. faisait ressurgir ce que je pensais avoir enfoui, réparé.
L. semblait combler cet insatiable besoin de consolation qui subsiste en chacun de nous.
Je n’avais pas besoin d’une nouvelle amie. Mais au fil de nos conversations, et dans cette attention constante qu’elle me portait, j’ai fini par croire que L. seule pouvait me comprendre.
Un matin, L. m’a téléphoné de très bonne heure. Sa voix était moins maîtrisée qu’à l’ordinaire, elle m’a semblé légèrement essoufflée. Comme je m’en inquiétais, elle a admis qu’elle avait quelques soucis, rien de grave, mais elle avait un service à me demander : pouvais-je l’héberger pendant deux ou trois semaines, le temps qu’elle trouve un nouvel appartement à louer ?