Un matin du mois d’octobre, j’ai trouvé dans ma boîte une nouvelle lettre anonyme. L’enveloppe était la même. J’en reproduis ici le contenu.
Delphine,
Enfant déjà, tu faisais peur. Tu transpirais le malaise. Tout le monde le voyait, le disait. Tout le monde. Ça ne s’est pas arrangé. Ça a même beaucoup empiré. Parce que maintenant madame fait dans la littérature.
Mais aujourd’hui plus personne n’est dupe. Ton heure de gloire, tes manigances, tes coups bas minables, terminés. Tu n’apitoies plus personne. J’essuie chaque jour des commentaires désobligeants quant à tes publications, partout, chez les commerçants, dans la rue, dans les dîners. J’entends partout des moqueries, des ricanements, tu ne fais plus illusion. Et tout le monde s’en fout. De tes histoires et de ton humour qui ne fait rire que toi. Je sais que ton enfance et ton adolescence ont été très mentales, pathologiques même, tu les racontes très bien. Ton livre a bouleversé les foules. Mais c’est fini.
Les fouille-merde dans ton genre finissent toujours par s’en mordre les doigts. Ta conduite ne fait qu’aggraver ton état psychiatrique. Tu crois qu’il suffit de te retirer de la surface médiatique pour faire oublier que tu couches à des fins utiles ? Tu es définitivement grillée. Et le pire, c’est que tu ne t’en rends pas compte.
J’ai remis la feuille dactylographiée dans l’enveloppe et j’ai rangé la lettre avec les autres. L’angoisse s’est répandue dans mon appartement comme une flaque de sang.
Je ne pouvais plus nier que les lettres me blessaient, me salissaient.
Je n’ai rien dit à François, ni à personne.
Je n’ai pas parlé de cette compression permanente du thorax, ni de l’invasion d’un fluide acide dans mon ventre, dès le réveil, qui se répandait ensuite dans tout le corps.
Quelques jours plus tard, dans le métro, deux adolescents qui sortaient d’une séance de cinéma se sont assis en face de moi. L’un des deux expliquait à l’autre que le film qu’ils venaient de voir, d’après ce qu’il avait lu sur AlloCiné, était très proche de la réalité : presque tout était vrai. Le deuxième a acquiescé avant de s’étonner.
— T’as vu le nombre de films qui sortent qui sont tirés d’histoires vraies ? C’est à se demander si les mecs, ils sont pas en manque d’inspi !
Le premier a réfléchi quelques instants avant de lui répondre.
— Ben non… C’est surtout parce que le réel a les couilles d’aller beaucoup plus loin.
C’est cette phrase qui m’a sidérée, cette phrase dans la bouche d’un môme de quinze ans, campé dans des Nike qui avaient l’air d’avoir été fabriquées pour marcher sur une autre planète, cette phrase si banale dans son propos, mais formulée de manière si singulière : le réel avait des couilles. Le réel était doté d’une volonté, d’une dynamique propre. Le réel était le fruit d’une force supérieure, autrement plus créative, audacieuse, imaginative que tout ce que nous pouvions inventer. Le réel était une vaste machination pilotée par un démiurge dont la puissance était inégalable.
Un autre soir, alors que je rentrais chez moi, j’ai senti dans l’entrée de l’immeuble le parfum de L. J’ai pensé que c’était un hasard, ou peut-être une hallucination olfactive.
Lorsque j’ai ouvert la porte de mon appartement, les lumières de la ville éclairaient une partie du salon et projetaient sur le sol l’ombre des meubles. Je n’ai pas allumé la lumière tout de suite, et sans doute me suis-je sentie observée car je n’ai pas tardé à regarder par la fenêtre. Dans la cage d’escalier de l’immeuble d’en face, il m’a semblé distinguer une silhouette. Alors que mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité, et tentaient de la déchiffrer, cette impression s’est transformée en certitude. Quelqu’un se tenait là, debout, parfaitement immobile, la minuterie de l’escalier était éteinte et cette personne pensait sans doute ne pas pouvoir être vue. À cette distance, il était impossible de distinguer un visage, ni de voir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
Je suis restée comme cela un court instant, scrutant l’obscurité, cherchant à deviner un signe, un vêtement, une corpulence. Et puis la silhouette s’est reculée jusqu’à disparaître complètement.
J’ai fermé les rideaux, immobile encore un moment derrière le tissu opaque, guettant par un minuscule interstice le retour de la silhouette. Mais celle-ci n’a pas réapparu.
Le lendemain matin, lorsque j’ai regardé par la fenêtre à la lumière du jour, je me suis demandé si je n’avais pas rêvé. Tout paraissait tellement habituel.
Une ou deux heures plus tard, alors que je sortais de chez moi pour me rendre au marché du boulevard Richard-Lenoir, je suis tombée dans l’escalier. Il m’est difficile de décrire cette chute. Je crois tout simplement avoir oublié que j’étais en train de descendre l’escalier. L’espace d’une fraction de seconde (un minuscule instant de déconnexion), j’ai posé un pied devant l’autre comme si j’évoluais sur une surface plate. J’ai atterri une dizaine de marches plus bas, à l’étage inférieur, dans un bruit sourd. Au bout de quelques minutes, j’ai constaté que je ne pouvais pas me relever. C’est une de mes voisines qui a appelé les pompiers. Ils ont garé leur camionnette devant mon immeuble et ont insisté pour que je m’allonge sur un brancard. Ils m’ont transportée à l’intérieur du véhicule, un petit attroupement de curieux s’était déjà constitué autour de la camionnette, tenu à distance par l’un des hommes. Au moment où les portes se refermaient, j’ai vu L. surgir du petit groupe, l’air affolé. Les pompiers l’ont informée qu’ils m’emmenaient à l’hôpital Saint-Louis, elle m’a crié qu’elle prenait sa voiture et venait m’y retrouver.
Sur le moment, je ne me suis pas demandé par quel hasard elle avait débarqué comme ça, à point nommé. J’étais heureuse de voir un visage familier, quelqu’un que je n’avais pas eu besoin d’appeler au secours, qui tombait à pic, jailli de nulle part comme par enchantement.
L. m’a rejointe aux urgences une demi-heure plus tard. En temps normal, les proches ne sont pas admis dans les zones de soin, mais L. n’a pas attendu très longtemps avant de convaincre quelqu’un de la laisser franchir les portes pare-feu pour rester auprès de moi. Elle n’a pas tardé non plus à trouver une chaise et s’est assise à côté du brancard où j’étais allongée. Je lui ai demandé comment elle avait fait pour entrer, elle m’a dit qu’elle avait expliqué à l’interne de garde que j’étais en grave dépression et qu’il était préférable qu’elle soit à mes côtés pour me rassurer. Je n’ai pas su si c’était de l’humour ou si elle le pensait. Quoi qu’il en soit, je connaissais son pouvoir de persuasion.
J’avais très mal au pied mais pour le reste, à part quelques contusions, tout semblait fonctionner. L’urgence était relative, j’ai attendu un long moment avant d’être amenée à la radio. Tout ce temps, L. est demeurée près de moi. Je ne l’avais pas vue depuis plusieurs semaines et je dois dire que je la retrouvais avec plaisir. Les dernières discussions que nous avions eues s’étaient éloignées et je n’arrivais pas à lui en vouloir vraiment. Je crois qu’à ce moment-là j’avais parfaitement intégré le fait que L. était bizarre, névrosée, excessive, imprévisible, mais je ne prenais pas la mesure du danger. Des gens bizarres, névrosés, imprévisibles, excessifs, j’en connaissais un certain nombre et j’étais moi-même sans doute bizarre, névrosée, imprévisible et excessive. En outre, les soupçons que j’avais eus à son égard étaient peut-être infondés. Oui, dans l’espoir de favoriser ma concentration, elle s’était permis d’envoyer un mail à mes amis. Elle ne s’était peut-être pas rendu compte de la portée de son geste. Mais je n’étais pas sûre de vouloir me fâcher définitivement avec elle pour cela. Car il y avait tout le reste. Ce qu’elle avait fait pour moi. Pendant des semaines, L. m’avait offert son aide, sa présence et son réconfort.
Et cette fois encore, assise à côté de moi, elle faisait preuve de sa capacité à comprendre, à rassurer, à trouver les bons mots. En quelques minutes, nous avions retrouvé la complicité qui nous liait.
C’est au cours de cette attente que L. a commencé à se confier à moi pour la première fois.
Je ne saurais dire comment nous sommes arrivées à cette conversation, sans doute parlions-nous des hôpitaux, de la vie dans les hôpitaux, et L. avait d’abord fait allusion au fait qu’elle avait passé plusieurs mois dans une clinique psychiatrique. J’ai posé des questions. Au début, elle s’est montrée vague, et puis elle m’a raconté. Au lendemain des obsèques de son mari, elle avait perdu l’usage de la parole. Comme ça, du jour au lendemain. Sans signe avant-coureur. Une nuit, elle s’était réveillée, ses os étaient douloureux et son souffle court. Elle avait de la fièvre. Sous les draps, elle sentait la chaleur dégagée par son propre corps. Elle avait pensé qu’elle avait attrapé la grippe ou un quelconque virus, elle était restée allongée dans son lit à attendre que le jour se lève. Par la fenêtre, elle regardait les lumières s’allumer dans les immeubles alentour et le ciel passer lentement du noir au gris. Quand son réveil avait sonné, elle s’était levée pour préparer du thé. Et là, seule dans la cuisine, elle avait essayé de parler. Comme si, par intuition, elle avait déjà compris ce qui lui arrivait. Aucun son n’est sorti de sa bouche. Dans la salle de bains, elle s’est regardée dans la glace. Elle s’est brossé les dents. Elle a examiné l’intérieur de son palais, tâté les ganglions de son cou. Essayé de tousser. Rien, pas même un murmure. Sa gorge n’était pas enflammée, les ganglions n’étaient pas gonflés. Elle a passé la journée chez elle, elle n’est pas sortie. Elle a tenté à plusieurs reprises de parler, sans pouvoir proférer un son.
Au bout de quelques jours, des gens de sa famille se sont inquiétés de n’avoir aucune nouvelle. Quelqu’un l’a emmenée dans une clinique, elle ne se souvenait pas qui.
Elle y est restée six mois. Elle avait vingt-cinq ans. Elle évitait, autant que faire se peut, d’avaler les médicaments qu’on lui donnait. Elle s’est enfermée dans le silence : un coton épais qui se serait coincé dans sa gorge et, de là, aurait grandi, pour l’envelopper tout entière. Une matière douce et compacte qui la protégeait.
Un jour elle a compris qu’elle ne pourrait pas rester muette toute sa vie. Qu’il allait lui falloir faire ce chemin à l’envers et recouvrer l’usage de la parole. Qu’elle allait devoir affronter cette chose. Pendant plusieurs jours, elle s’est entraînée à parler toute seule la nuit, sous ses couvertures. Elle chuchotait, articulait à voix basse des mots brefs, les mains plaquées sur sa bouche pour ne pas être entendue.
Hello.
Il y a quelqu’un ?
Oui.
Moi.
L.
Vivante.
Capable de parler.
La chaleur de son haleine dans ses mains. Les mots recueillis, un à un, tout doucement. Alors, elle a su qu’elle allait recouvrer l’usage de la parole et qu’elle n’arrêterait plus jamais de parler. Elle a prononcé des nouveaux mots.
C’est un mardi qu’elle a parlé pour la première fois. L’infirmière est entrée dans sa chambre avec le petit déjeuner. Le soleil projetait l’ombre des barreaux de la fenêtre sur le mur voisin de son lit. La jeune femme lui parlait avec ce ton enjoué qu’on entend dans les hôpitaux, les cliniques ou les maisons de retraite, partout où des gens bien-portants s’occupent de gens désarmés. Elle a posé le plateau sur sa table roulante.
L. l’a regardée faire. Elle a eu envie de dire quelque chose. Un souvenir d’un poème qu’elle avait appris lui est soudain revenu.
— J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps peut-être.
Alors l’infirmière s’est arrêtée et lui a dit sur ce même ton : n’est-ce pas merveilleux, vous avez retrouvé votre voix. Elle aurait voulu lui sourire, mais elle s’est mise à pleurer. Pas des sanglots, juste des larmes silencieuses, involontaires, qui roulaient sur ses joues.
Jean était mort, mais elle était vivante.
L. a terminé son récit. Son émotion était palpable.
Elle avait passé six mois de sa vie sans prononcer un mot. Je sentais combien ce souvenir restait douloureux.
Je crois que c’est à ce moment-là que l’idée m’est venue, pour la première fois.
À cause de ce récit, de cette première confidence.
Alors qu’autour de nous ne cessaient d’arriver des gens blessés, abîmés, terrifiés, des gens qui souffraient, dont la vie avait basculé, pour la première fois, l’idée m’est venue d’écrire sur L.
C’était un projet en soi. Une aventure. Il me faudrait mener l’enquête, et ce ne serait pas simple. L. ne se livrait pas facilement. Savait garder ses secrets.
Mais soudain tout s’éclairait. Tout prenait sens. Notre étrange rencontre, la rapidité avec laquelle elle avait pris tant de place dans ma vie, et même cette chute dans l’escalier. Soudain les choses se mettaient en place, trouvaient leur raison d’être.
Soudain, je n’ai plus pensé qu’à cela : un roman autour de L. Ce que je savais d’elle. Ses lubies, ses phobies. Sa vie.
C’était évident. Incontournable.
Elle avait raison. Il n’était plus l’heure de créer des personnages de toutes pièces et de les agiter dans le vide, pauvres marionnettes usées.
Le moment était venu de raconter la vraie vie.
Et la sienne, plus que la mienne, avait l’air d’un roman.
L. est retournée dans la salle d’attente pendant que je passais la radio. Les clichés ont révélé une fracture du cinquième métatarse non déplacée.
Un peu plus tard, je suis sortie des urgences, le pied immobilisé par une attelle qui montait jusqu’au genou.
L. a approché sa voiture. Nous avions refusé l’ambulance qu’il nous aurait fallu attendre encore au moins une heure.
Avec précaution, elle m’a aidée à m’asseoir à l’avant. Nous nous sommes arrêtées à la pharmacie pour acheter les antalgiques et les cannes anglaises prescrites par l’hôpital.
D’après les médecins, je devais garder l’attelle au minimum quatre semaines sans poser le pied par terre.
Une fois dans la voiture, alors qu’elle me raccompagnait chez moi, L. est restée silencieuse. Au bout d’un moment, elle m’a fait remarquer qu’avec mes six étages sans ascenseur, en l’absence de François, ma vie risquait d’être vraiment compliquée. Déjà, il n’allait pas être simple de me hisser là-haut, en prenant appui sur un seul pied. Mais une fois arrivée, il ne serait plus question de redescendre. Pour moi qui ne supportais pas de passer une journée sans sortir, cela s’annonçait difficile.
Je ne me souviens plus de quelle manière elle a amené l’idée de partir à Courseilles, mais je suis sûre que cette idée est venue d’elle, pas de moi. Pour moi, Courseilles était avant tout le territoire de François. Même si au cours des années précédentes il n’avait cessé de multiplier les égards et les attentions pour que je m’y sente bien (de fait, une pièce particulièrement agréable, en rez-de-chaussée, était devenue mon bureau), je continuais de considérer que cet endroit était le sien, vibrait de sa propre énergie. Je n’y allais jamais sans lui.
C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, lorsque je lui ai téléphoné pour lui raconter l’accident et lui demander si je pouvais m’installer quelque temps à Courseilles, François, une fois l’inquiétude passée, s’est immédiatement enthousiasmé. Mais oui, c’était une excellente idée, surtout si je n’étais pas seule. La maison était de plain-pied et j’y avais un endroit pour travailler. Il lui était malheureusement impossible de rentrer plus tôt (il était parti avec une équipe de quatre personnes, les vols, le plan de tournage, les rendez-vous avec les écrivains étaient fixés depuis longtemps), mais il serait plus tranquille de me savoir là-bas avec une amie, plutôt que seule chez moi, recluse en haut de mes six étages. Puisque j’avais les clés, nous n’avions qu’à prendre la route. Au cours de cette conversation, François est revenu à plusieurs reprises sur ma chute, inquiet : comment avais-je fait mon compte ? J’ai pensé que je n’avais fait le compte de rien, rien du tout. Mais maintenant j’avais un projet. Un projet d’ampleur. Car l’idée d’écrire sur L. ne m’avait pas quittée. Et dans cette perspective, partir avec elle à la campagne, l’avoir sous la main, me réjouissait.
À la fin de notre conversation, François m’a demandé de nouveau avec qui je partais, et lorsque j’ai prononcé pour la deuxième fois le prénom de L., un court silence s’est ensuivi. Il m’a recommandé d’être prudente, je crois qu’il ne pensait à rien d’autre qu’à la route que nous avions à faire et à mon pied immobilisé.
Quand j’ai raccroché, L. m’a déposée dans un café en bas de chez moi pour que je me mette un peu au chaud, le temps qu’elle organise notre départ. Elle m’a proposé de monter elle-même dans mon appartement pour rassembler quelques affaires. J’ai accepté. J’étais épuisée par ma chute, ces heures passées aux urgences, la douleur qui recommençait d’affluer par vagues. Je n’avais pas la force de grimper les six étages.
Elle m’a dit qu’elle en profiterait pour arroser mes plantes et baisser le chauffage. Ensuite, elle irait chercher ses affaires à l’hôtel.
Je suis restée plus d’une heure assise dans le café, peut-être un peu plus. J’étais sonnée. Je me souviens d’avoir regardé plusieurs fois l’horloge.
Et puis j’ai vu la voiture de L. s’arrêter de nouveau devant la vitrine. Elle m’a fait signe qu’elle descendait pour venir me chercher à l’intérieur.
Tout était prêt.
Nous avons pris la route sans attendre.
La sortie de Paris était un peu chargée. Alors que nous roulions depuis une vingtaine de minutes, sans que j’aie posé la moindre question, L. m’a raconté comment elle avait rencontré son mari, un soir de grève des transports où la ville était paralysée. Dans les embouteillages, un premier homme avait frappé au carreau de sa voiture. Par un réflexe de méfiance un peu absurde, elle avait verrouillé la portière et avancé jusqu’au feu. L’homme était revenu à sa hauteur, elle avait cru un instant qu’il allait recommencer, mais elle l’avait vu monter dans une autre voiture. Alors il avait eu ce sourire ironique et elle avait eu honte de sa réaction. C’est sans doute la raison pour laquelle, un peu plus loin, elle avait accepté un autre autostoppeur. Grand, plus âgé qu’il ne lui avait d’abord semblé, il s’était glissé sur le siège à côté d’elle, et puis il l’avait observée. Elle avait été aussitôt prise par le parfum de cet homme, de tabac et de cuir mêlés. Ils avaient roulé un moment sans parler. Plus tard, ils s’étaient garés dans une petite rue, ils étaient montés ensemble dans un hôtel parisien dont les chambres étaient presque toutes vides. L. avait voulu Jean. À la seconde où il avait pris place dans sa voiture, à la seconde où elle avait respiré son odeur. Elle avait su, dès les premières heures du jour, qu’elle resterait avec lui. Parce que tout ce qui avait précédé paraissait soudain n’avoir jamais existé. Elle avait dix-neuf ans, il en avait vingt-huit.
Elle a marqué une pause dans son récit. Je me souviens que je lui ai fait remarquer que c’était une rencontre romanesque, ou cinématographique. Je suis certaine, à ce moment-là, que je ne pensais à rien en particulier.
Alors que la voiture filait sur la nationale et que je surveillais malgré moi le compteur, j’ai continué de poser des questions. Pour la première fois, L. répondait. J’ai appris qu’elle avait vécu six ans avec Jean. Et puis il était mort. Quand elle l’avait rencontré, Jean était chirurgien-dentiste. Il s’était associé dans un cabinet avec deux autres praticiens. Quelques mois avant leur mariage, ils avaient pris un appartement ensemble. Et puis au bout d’un an ou deux, Jean avait arrêté son activité. Il avait fait six ou sept ans d’études mais être chirurgien-dentiste ne l’intéressait plus. Tandis que L. commençait à travailler comme nègre, Jean avait travaillé comme coursier, puis comme barman. Il parlait d’ouvrir une épicerie fine, ou bien une brocante dans leur quartier. Et puis il avait été question de partir vivre à l’étranger. Et puis il n’avait plus été question de rien du tout. Doucement, à côté d’elle, Jean s’était enfoncé dans une tristesse muette dont elle n’avait pas mesuré la menace.
Nous avons roulé une dizaine de minutes en silence. Et puis L. m’a raconté la mort de son mari. Je crois qu’elle a choisi ce moment parce que nous étions dans l’impossibilité de nous faire face. J’avais remarqué cela avec Louise et Paul quand ils étaient plus jeunes, ils me parlaient lorsque nous marchions dans la rue, lorsque nous étions assis côte à côte dans le métro, dans le train, ou pendant que je préparais le repas. Au cours de leur adolescence, nos échanges les plus intenses avaient eu lieu ainsi, lorsque nous étions plus ou moins occupés à autre chose.
Voilà ce à quoi j’ai pensé, alors que nous roulions sur la N12 et que L. commençait ce récit qu’elle avait toujours évité : c’est parce que nous n’étions pas dans le face-à-face, parce que je pouvais seulement voir son profil, qu’elle avait pu, enfin, me raconter la mort de son mari.
L. aimait la montagne. L’isolement, la confrontation avec les éléments. Elle et Jean y étaient allés souvent ensemble. Depuis longtemps, elle avait le projet de passer plusieurs semaines dans un refuge au cœur des Alpes, isolé de tout. Alors qu’ils venaient de fêter leur troisième anniversaire de mariage, elle avait proposé à Jean de venir avec elle. Il n’avait pas envie, elle avait insisté. Elle pensait que cela pouvait le sortir de sa torpeur, que cela leur donnerait une chance de se retrouver. Il avait fini par accepter. Jean s’était pris au jeu des préparatifs, avait fait lui-même des recherches pour savoir ce qu’ils devaient emporter. Ils avaient rassemblé de quoi vivre en complète autarcie, des vêtements, des sacs de couchage, un camping gaz, des produits déshydratés, des conserves de toutes sortes. À partir du dernier village, il fallait une journée de marche pour accéder au refuge. Jean avait voulu prendre une carabine au cas où ils seraient attaqués par un animal sauvage. Un client du bar lui avait prêté l’arme.
Ils étaient montés par une journée claire et ensoleillée. La cabane était composée d’une grande pièce, avec un poêle et des fenêtres, et d’une petite chambre sans ouverture sur l’extérieur.
Partout autour, c’était la neige. Et ce silence déchiré par des bruits qu’ils avaient appris, peu à peu, à identifier. Ils étaient seuls, loin de tout. Le temps s’étirait, ne ressemblait plus à rien de ce qu’ils connaissaient.
Au bout d’une semaine, Jean avait voulu rentrer. Il se sentait mal, oppressé. Il avait besoin de retrouver la ville, le bruit des voitures, des klaxons, les éclats de voix. Mais L. n’avait aucune envie de renoncer. Ils s’étaient promis de tenir autant de temps que les provisions le leur permettaient. Elle voulait poursuivre l’expérience jusqu’à son terme.
Jean voulait partir. Elle lui avait dit de redescendre sans elle, elle avait mis à l’épreuve sa loyauté. Elle avait eu cette remarque un peu acide (au moment où L. a mentionné ce détail, sa voix s’est étranglée), elle n’était plus très sûre des termes qu’elle avait employés, mais les mots étaient durs, et lui reprochaient, une fois encore, de se dérober.
Jean était resté.
Chaque jour, ils sortaient pour marcher avec les raquettes. Ils lisaient beaucoup. Ils ne faisaient plus l’amour. Le soir, ils s’endormaient d’un coup, épuisés par le froid. Malgré le poêle, le froid était une lutte de chaque instant. Une lutte qui dilatait le temps. Elle avait fini par oublier que Jean allait mal, parce que Jean n’allait plus si mal.
Un soir, il avait même dit qu’il était heureux.
Pendant quelques jours, la tempête avait été si violente qu’ils n’avaient pas pu sortir. Ils étaient restés à l’intérieur, la buée sur les vitres n’avait cessé de s’épaissir. Pendant quelques jours, ils n’avaient rien entendu d’autre que le cri du vent et le son de leurs propres voix. Alors une idée affreuse lui était venue à l’esprit et ne l’avait plus quittée. Cet homme qu’elle avait aimé, elle ne l’aimait plus.
Le quatrième jour, quand la tempête s’était enfin calmée, L. était sortie prendre l’air. Elle avait laissé Jean à l’intérieur du chalet, recroquevillé sous les duvets. Elle marchait seule vers la forêt lorsque soudain, derrière elle, une détonation avait retenti. Le coup de feu avait résonné dans le silence et pourtant, quelques secondes plus tard, il n’en restait rien. Aucun écho. Elle s’était demandé si elle ne l’avait pas rêvé.
De retour au refuge, elle avait découvert le corps de Jean. Ce n’était plus vraiment Jean car sa tête manquait. Sa tête avait été arrachée et il y avait du sang partout. L. avait regardé ses pieds et puis elle avait reculé lorsqu’elle avait compris qu’elle marchait sur un morceau de crâne de son mari. Les cheveux noirs étaient collés par le sang.
Elle avait hurlé mais personne ne l’avait entendue.
L. a terminé son récit et je n’ai pas pu parler pendant plusieurs minutes. J’aurais voulu trouver des mots de compassion, de consolation, à la hauteur de la confidence qu’elle venait de me faire.
J’ai fini par dire :
— Comme tu as dû souffrir.
— C’était il y a longtemps.
Nous avons roulé en silence, la nuit tombait.
Quand nous sommes arrivées à destination, j’ai laissé L. sortir de la voiture pour ouvrir le portail. Dans la lumière des phares, je l’ai observée tandis qu’elle tirait les portes l’une après l’autre, d’un geste puissant, énergique, c’est elle qui détient les clés, ai-je pensé, une phrase surgie d’un repli de ma conscience ou d’un roman policier, dont le double sens ne m’a pas échappé. Lorsqu’elle a eu terminé, elle s’est tournée vers moi, victorieuse, ses cheveux électrisés formaient une auréole scintillante autour de son visage. Et puis elle est revenue vers la voiture.
L. a repris le volant pour se garer devant la maison et m’a fait remarquer que le jardin était un champ de mines. En effet, à plusieurs endroits, dans la partie qui longeait la rue, des trous profonds avaient été creusés pour la mise en place du tout-à-l’égout. Les travaux concernaient tout le village, les barrières rouges et blanches signalaient, ici ou là, la présence du chantier.
L. a ouvert la porte d’entrée puis elle a posé mes bagages et les siens à l’intérieur. Je lui ai fait visiter le rez-de-chaussée mais je l’ai laissée monter à l’étage, je ne maniais pas encore assez bien les béquilles pour la suivre.
Nous avons décidé de nous installer dans les deux chambres d’amis du bas. L’escalier qui permettait d’accéder à la chambre où nous dormions habituellement avec François me paraissait trop dangereux.
Dans le garde-manger, nous avons trouvé des soupes en brique et des pâtes.
Je me suis couchée juste après le dîner, épuisée.