J’ai cessé de sursauter au moindre bruit, de vérifier en permanence que je n’étais pas suivie, de me sentir sans cesse observée. J’ai cessé de voir L. partout – dans la file d’attente des boulangeries, devant ou derrière moi dans la salle du cinéma, à l’autre bout du wagon dans le métro, j’ai cessé de me méfier de toutes les chevelures blondes et de toutes les voitures grises qui pénétraient dans mon champ de vision.
J’ai recommencé à appeler mes amis, j’ai repris contact avec des gens que je n’avais pas vus depuis longtemps. J’ai entamé une période de resocialisation, c’est ainsi que je l’ai appelée, pour pouvoir en rire. J’ai accepté de collaborer à l’écriture d’un scénario.
Pendant quelques semaines, j’ai eu le sentiment de ramasser les pots cassés, de réparer les meubles, de reconstruire le socle. J’ai accepté ce temps comme celui de la convalescence.
Quatre ou cinq mois après la disparition de L., un vendredi soir, j’ai reçu un SMS de mon éditrice :
Bien reçu ton manuscrit. Quelle surprise ! Je lis très vite et t’appelle ce week-end. Tu imagines comme je me réjouis…
J’ai commencé par penser qu’elle s’était trompée de destinataire, je voyais bien quelle précipitation pouvait conduire, par erreur, à envoyer un SMS destiné à quelqu’un d’autre. J’ai ensuite envisagé une version paranoïaque de l’incident (ce n’était pas une erreur de manipulation mais une vile stratégie, destinée à me faire savoir que les autres auteurs, eux, continuaient d’écrire et rendaient même leurs manuscrits). Puis je suis revenue à l’hypothèse initiale et n’ai pas pris la peine de répondre. Mon éditrice se rendrait bien compte par elle-même de son erreur.
Mais dans la nuit de dimanche à lundi, j’ai reçu un nouveau SMS de sa part :
Je viens de terminer. C’est périlleux et formidable. Bravo. T’appelle dans la matinée.
Je me suis dit qu’elle poussait le bouchon un peu loin. Elle pouvait quand même faire attention à ne pas envoyer n’importe quoi à n’importe qui.
J’ai envisagé différents SMS en retour, du plus simple (« erreur destinataire ») au plus assassin (« trop tard, j’ai signé ailleurs »), mais finalement je n’ai pas répondu. Un des auteurs de la maison avait écrit un texte périlleux et formidable qui comblait mon éditrice… Je m’en voulais de ressentir de l’envie, de la jalousie, c’était pitoyable et puéril, mais c’est bien ce que je ressentais. D’autres écrivaient des trucs périlleux et formidables et ça me rendait triste.
Dans la matinée, mon éditrice m’a appelée. Sans que j’aie eu le temps de placer un mot, elle s’est lancée dans une tirade enthousiaste, émue, transportée, elle était sens dessus dessous, c’était un texte intelligent, elle l’avait lu d’une traite sans pouvoir le lâcher, c’était perturbant et captivant, sans aucun doute ce que j’avais écrit de meilleur, comme quoi, toutes ces inquiétudes, cette crainte d’être arrivée au bout du chemin, cela n’avait pas de sens, au contraire, elle le savait, elle en était sûre, c’était le début d’un nouveau cycle.
J’ai fini par réussir à l’interrompre pour lui dire, d’une voix exaspérée, que je n’avais pas écrit le texte dont elle me parlait. Et pour que les choses soient bien claires, j’ai ajouté :
— Je ne t’ai rien envoyé, Karina, tu comprends ? Rien. Ce n’est pas moi.
Elle a eu ce rire de surprise que je connais bien, et qui compte parmi les raisons qui m’attachent à elle.
— Mais oui, je comprends, d’ailleurs c’est ce qui est troublant dans ton texte, cette réflexion en filigrane sur l’auteur et ses doubles, ces personnages romanesques auxquels tu laisses le soin de s’affronter…
J’étais abasourdie. Quel putain de texte pouvait-elle bien avoir entre les mains ? J’ai veillé à donner à ma voix son accent le plus ferme pour lui répéter que je n’avais RIEN écrit depuis trois ans et ne lui avais envoyé aucun manuscrit. Elle s’est esclaffée de nouveau avant de me répondre avec tendresse :
— Je ne suis pas sûre que l’on puisse tenir cette position sur le plan médiatique, mais si tu le souhaites, on peut en discuter. En tout cas je veux que tu saches à quel point je suis confiante. Je vais le relire, on se voit dès que tu veux. C’est bien, vraiment bien…
Je lui ai raccroché au nez. Elle m’a rappelée dans la seconde et m’a laissé un message chaleureux et rassurant. Elle comprenait que ce n’était pas simple pour moi, le texte était sur le fil, il jouait avec le feu, mais c’est ce qui faisait sa force.
J’ignore combien de temps je suis restée ainsi, immobile sur mon canapé. Dans cet état de sidération. Le regard dans le vide, incapable de replier mes jambes ou d’étendre mes bras, de m’envelopper dans le plaid posé à côté de moi. Assez longtemps pour percevoir le refroidissement progressif de mon corps. Mes doigts gelés.
C’est le froid qui m’a sortie de ma torpeur. Je me suis levée, le dos raide, les jambes ankylosées, j’ai chassé les fourmis de mes pieds en les frappant sur le sol.
Et puis soudain, j’ai compris.
L. avait écrit ce texte à ma place et l’avait envoyé.
L. avait écrit un texte formidable et périlleux qui provoquait chez mon éditrice un engouement sans précédent.
L. avait usurpé mon identité pour écrire un texte infiniment meilleur que tous ceux que j’avais écrits.