J’ai attendu le moment qui me semblait opportun pour demander à L. pour quelle raison elle se trouvait en bas de chez moi, le jour de ma chute. Elle m’a expliqué ce qui s’était passé. Alors qu’elle marchait dans la rue, une douleur fulgurante dans le pied l’avait immobilisée pendant quelques minutes. Et puis elle avait eu cette pensée, aussi limpide que ça : il m’était arrivé quelque chose. Un pressentiment, ou plutôt une certitude, m’avait-elle expliqué, si bien qu’elle avait décidé de venir me voir aussitôt. Au coin de ma rue, elle était tombée sur le camion des pompiers.
Pour différentes raisons, je fais partie des personnes susceptibles de croire, sans chercher d’explication plus rationnelle, un tel récit. Le jour où Paul s’était cassé le bras, au milieu des vacances de Pâques (dans un square de notre quartier, il était tombé sous mes yeux du haut d’une structure de jeu), Louise, qui séjournait chez une amie de sa classe, avait demandé à la mère de cette dernière de me téléphoner. En plein après-midi, à des centaines de kilomètres de là, alors qu’elle était attablée devant une brioche et un pot de Nutella, elle avait dit à cette femme : Paul s’est fait mal, il faut que j’appelle ma maman.
Une autre fois, alors que les jumeaux étaient encore bébés et dormaient dans la même chambre, Paul s’était mis à hurler au milieu de la nuit. Un cri étrange, qui ne ressemblait à aucun autre. J’avais allumé la lumière en entrant dans la pièce. Paul pleurait mais c’est le visage de Louise qui était couvert de boutons.
Encore aujourd’hui, Louise n’a pas besoin d’attribuer une sonnerie spécifique à son frère pour savoir que c’est lui qui l’appelle.
Je suis incapable de me souvenir si j’ai raconté l’une ou l’autre de ces anecdotes à L. Toujours est-il que je l’ai crue sur parole.
À l’heure du déjeuner, j’ai annoncé à L. que je commençais à travailler sur un projet de livre qui interrogeait ma construction intellectuelle, affective, émotionnelle. Quelque chose de très personnel.
Non, je ne pouvais pas lui en dire davantage, par peur d’enrayer cet élan inattendu.
Oui, il s’agissait d’un texte très autobiographique.
J’ai vu le visage de L. s’illuminer. Ses traits se sont soudain détendus et, comme elle ne pouvait réprimer un sourire de contentement, je me suis empressée d’ajouter que rien n’était gagné, il ne fallait pas se réjouir trop vite.
J’ai confié à L. que je ne pouvais pas encore allumer l’ordinateur, ni même prendre des notes sur du papier. À la seule idée d’accomplir l’un de ces gestes, mes mains recommençaient à trembler. Mais cela allait changer. Je le sentais. J’étais sûre que les choses allaient reprendre un cours normal dès que je m’engagerais durablement sur un nouveau texte, c’était une affaire de temps. En attendant, j’allais procéder d’une autre manière. Je lui ai expliqué que j’allais essayer d’écrire à voix haute, chaque jour, jusqu’à ce que je puisse, enfin, tenir de nouveau un stylo. Puisqu’il s’agissait d’une sorte de confession, d’introspection, je me contenterais dans un premier temps d’enregistrer vocalement un premier jet, à partir duquel je pourrais retravailler lorsque j’irais mieux.
L. était heureuse. Folle de joie.
Elle avait gagné.
Dans les heures qui ont suivi l’annonce de cette nouvelle, son visage s’est ouvert, son attitude s’est modifiée. Je ne l’avais jamais vue si sereine. Apaisée. À croire que sa vie entière, depuis des mois, était suspendue à cette capitulation.
Le deuxième soir, nous avons ouvert une bouteille de champagne pour fêter mon retour à l’écriture. L., qui s’empêchait depuis la veille de m’interroger de manière plus précise, n’a pas tenu plus longtemps :
— Ce que tu as commencé, est-ce que ça a quelque chose à voir avec ton livre fantôme ?
J’ai hésité une seconde avant de répondre. Le fameux livre fantôme. Que s’était-elle imaginée ? Quelle histoire d’enfance ou d’adolescence voulait-elle me voir raconter ? Qu’avions-nous de commun, de manière réelle ou fantasmée, qui l’intéressait tant ?
J’ai vu cet espoir dans ses yeux, une lueur intermittente qui guettait mon approbation, et sans l’avoir prémédité, j’ai répondu oui. Oui, bien sûr, cela avait quelque chose à voir avec le livre fantôme. J’ai ajouté qu’il serait difficile d’écrire ce livre, comme elle pouvait l’imaginer. Mais elle avait raison. Il était grand temps de m’y mettre.
J’ai entendu l’inflexion de ma propre voix, grave, assurée, et j’ai pensé que le vent avait tourné. Je n’étais plus l’écrivain exsangue que L. portait à bout de bras depuis des mois, j’étais le vampire qui se nourrirait bientôt de son sang. Un frisson de peur et d’excitation a parcouru ma colonne vertébrale.
— Tu sais, ce qui m’intéresse, ai-je poursuivi, c’est de comprendre de quoi nous sommes constitués, fabriqués. Par quelle opération nous parvenons à assimiler certains événements, certains souvenirs, qui se mélangent à notre propre salive, se diffusent dans notre chair, quand d’autres restent comme des cailloux coupants au fond de nos chaussures. Comment déchiffrer les traces de l’enfant sur la peau des adultes que nous prétendons être devenus ? Qui peut lire ces tatouages invisibles ? Dans quelle langue sont-ils écrits ? Qui est capable de comprendre les cicatrices que nous avons appris à dissimuler ?
— Les tiennes ? m’a-t-elle demandé.
Il n’y avait aucune suspicion dans sa voix.
J’ai hésité de nouveau et j’ai répondu oui.
Il s’est produit exactement ce que j’avais espéré.
Me croyant dans une introspection nécessaire à l’écriture du livre caché, L. s’est mise à me parler d’elle. En signe d’encouragement, de solidarité, elle a commencé à me raconter des événements précis de son enfance, de sa vie de jeune fille, dont elle ne m’avait jamais parlé. Sans doute considérait-elle ces confidences comme des stimuli susceptibles de m’aider à convoquer mes propres souvenirs, à exhumer mes propres blessures. J’avais vu juste. Il me suffisait de lui faire croire que j’avançais dans mon travail pour qu’elle me livre, peu à peu, les éléments qui nourriraient le texte à son insu.
À partir de L., j’allais créer un personnage dont la complexité, l’authenticité, seraient palpables.
Bien sûr, un jour, lorsque le livre serait suffisamment avancé, peut-être terminé, il me faudrait lui avouer la vérité. Alors, je lui rappellerais ce refus qui était le sien de toute écriture détachée de la vie. Je lui rappellerais ces convictions qu’elle avait tant voulu me voir partager et auxquelles j’avais fini par me rendre. Je lui parlerais de notre rencontre, de ces mois passés près d’elle, de l’évidence qui m’était apparue qu’elle seule pouvait être le sujet du livre. Je lui parlerais de la nécessité qui s’était imposée à moi de rassembler les fragments qu’elle avait bien voulu me confier, de leur offrir un ordre nouveau.
En tout point maintenant, j’étais dépendante de L.
D’abord, parce que je ne pouvais pas poser le pied par terre. Et ensuite parce que j’avais besoin de ses mots, de ses souvenirs, pour nourrir le début d’un roman dont elle ignorait tout.
Mais cet état de dépendance ne me faisait pas peur.
Il était justifié par un projet supérieur, qui s’élaborerait à son insu.
De son côté, L. travaillait sur un texte qu’elle avait commencé avant l’été. Un de ces livres à gros enjeux sur lesquels elle s’engageait, par contrat, à ne rien dire. Un livre qui serait signé par quelqu’un d’autre qui prétendrait l’avoir écrit.
J’ai questionné L. pour savoir de qui il s’agissait. Quelle actrice, quelle chanteuse ou quelle femme politique avait-elle, cette fois, fait appel à sa plume ?
L. était désolée, mais elle ne pouvait rien me dire. La clause de confidentialité était plus longue que le contrat lui-même, et elle ne pouvait prendre aucun risque. Une fois, il lui était arrivé de se laisser aller à une confidence, et la personne l’avait trahie involontairement. J’ai tenté une ou deux suppositions : Mireille Mathieu ? Ségolène Royal ?
Le visage de L. restait impassible, je n’ai pas insisté.
Au bout de quelques jours, nous avons retrouvé les rituels de notre récente cohabitation. L. se réveillait plus tôt que moi. De la chambre, j’entendais le bruit de la douche, puis celui de la machine à café. Je me levais et nous prenions ensemble un rapide petit déjeuner avant qu’elle se mette au travail. Dès le premier jour, elle s’était installée dans une petite pièce près de la cuisine. La lumière du jour n’y entrait pas, elle aimait cette ambiance. Sur une petite table, elle avait posé son ordinateur et étalé ses brouillons, ses plans, sa documentation.
À l’autre bout de la maison, je m’enfermais un peu plus tard dans mon bureau. Je m’asseyais dans la même position que celle que j’aurais adoptée pour écrire, le haut du corps légèrement penché en avant. Je gardais mes béquilles à portée de main, calées par le manche sur le tiroir de la console. Je m’enveloppais dans un châle et, d’une voix murmurée, je commençais à dicter. Compte tenu de la distance qui nous séparait, il était impossible que L. m’entende.
Pourtant, plusieurs fois par jour, je ne pouvais m’empêcher de vérifier que la porte était bien fermée. Et qu’elle n’était pas derrière.
Vers 13 heures, je rejoignais L. dans la cuisine pour partager une soupe ou un plat de pâtes qu’elle avait préparés.
En début d’après-midi, nous nous remettions au travail, chacune de son côté. Tandis que L. avançait sur son texte, je continuais d’enregistrer à voix haute, et à son insu, le compte rendu de nos échanges, de plus en plus intimes.
Au bout de quelques jours, afin de procéder à une sauvegarde des fichiers audio enregistrés sur mon téléphone portable, j’ai réussi à allumer l’ordinateur.
En fin de journée, nous sortions parfois faire un tour.
À mesure que mes bras se musclaient, notre périmètre de promenade s’élargissait.
Le soir, nous buvions un verre de vin dans la cuisine tandis que L. préparait le repas. Assise, je pouvais l’aider : je coupais le saucisson, la mozzarella, j’épluchais les oignons, les légumes, je hachais les fines herbes. L. s’occupait de tout le reste.
Nous commencions par parler de tout et de rien, avant de dériver, insensiblement, sur les sujets qui m’intéressaient. Je racontais à L. mes propres souvenirs. Des souvenirs d’enfance, d’adolescence, lorsqu’ils pouvaient entrer en écho avec les siens.
Après le dîner, L. allumait un feu, et nous nous rapprochions de la cheminée, offrant nos mains à la chaleur des flammes. Je la connaissais bien. Avec le temps, j’avais appris à déchiffrer ses réponses, ses émotions, ses réactions. Je savais lire sur son visage les signes les plus fugaces de joie ou de contrariété. Je savais reconnaître, dans la posture de son corps, le moment où elle s’apprêtait à dire quelque chose d’important, et celui où elle reprenait de la distance. Au fil des semaines, la syntaxe de L., sa manière de contourner certains sujets puis de les affronter dans un revers soudain, au moment où je m’y attendais le moins, m’étaient devenues familières. Je ne l’avais jamais vue si calme. Si reposée.
Selon L., je ne m’étais pas cassé le pied par hasard. La fracture était une manière visible de signifier l’empêchement, l’empêtrement, qui m’assignait au silence. La chute devait s’entendre dans tous les sens du terme : au-delà de la perte concrète d’équilibre, j’étais tombée pour mettre fin à quelque chose. Pour clore un chapitre. Tomber ou somatiser, au fond, cela revenait au même. D’ailleurs, selon L., nos somatisations avaient pour fonction principale de révéler une angoisse, une peur, une tension que nous refusions d’admettre. Elles nous adressaient un message d’alerte.
L. ne m’avait pas exposé de théorie depuis longtemps. Elle avait pris ce ton qui m’amusait, un ton docte dans lequel on devinait aisément un soupçon d’autodérision. Nous avions ri. La théorie de L. me semblait assez juste : selon elle, afin de ne pas solliciter toujours les mêmes organes, au fil du temps, nous changions de mode de somatisation, passant de la migraine aux brûlures d’estomac, puis des brûlures d’estomac aux ballonnements, puis des ballonnements aux douleurs intercostales. L’avais-je remarqué ? Chacun de nous, s’il y réfléchissait, avait connu différentes périodes de somatisation et avait mis à l’épreuve différents organes afin de ne pas épuiser toujours le même. Il suffisait d’écouter les gens parler de leurs petits maux. Les chutes n’étaient rien d’autre qu’une manière plus spectaculaire de compléter, dans des moments charnière, un système d’alerte régulier. Il fallait prendre la peine de les déchiffrer.
François m’appelait tous les jours. Je prenais mes béquilles et me dirigeais vers le fond du jardin, puis je me hissais tant bien que mal sur le monticule de terre qui me permettait de capter le réseau. Nous nous parlions quelques minutes, moi en appui hasardeux sur mes cannes, lui, dans une chambre d’hôtel du Midwest ou du Montana. Il n’a pas tardé à sentir que j’allais mieux, il m’a demandé si j’arrivais à écrire. Je lui ai dit que j’avais décidé de commencer un nouveau projet, plus important, je tenais quelque chose, j’étais impatiente de le lui raconter. Je n’en ai pas dit davantage.
Dans la maison de Courseilles, L. avait trouvé ses marques avec une facilité déconcertante. Elle faisait partie de ces gens capables de s’adapter en un temps record à un espace étranger. En quelques heures, elle avait repéré l’emplacement de chaque chose. Aucun tiroir, aucun recoin, n’avait échappé à son radar. Elle était comme chez elle, et je dois dire qu’à la voir évoluer sans la moindre hésitation dans ce lieu qui semblait lui être parfaitement familier, cette expression prenait tout son sens.