La première fois que L. m’a demandé ce que je m’apprêtais à écrire, il m’a semblé qu’on en venait, enfin, au fait. J’ignore pour quelle raison, de manière immédiate, j’ai pensé cela : tout ce qui avait précédé, entre elle et moi, n’avait servi qu’à nous conduire là, à ce point précis, et L. venait d’abattre ses cartes pour me montrer son jeu.
J’étais assise au bar, elle se tenait debout en face de moi, la cuisine était ouverte sur le salon, une odeur de viande en sauce envahissait peu à peu l’espace. L. découpait des légumes, nous dégustions un verre de vin rouge en guise d’apéritif.
Elle m’a posé la question de manière abrupte, inattendue, sans que rien dans ce qui précédait ne pût justifier son irruption, nous parlions de tout autre chose et soudain elle m’a demandé :
— Qu’est-ce que tu vas écrire, maintenant ?
Depuis des mois, des lecteurs, des amis, des gens croisés ici ou là m’interrogeaient sur l’après. La question, généralement, se formulait en ces termes : « Qu’allez-vous écrire après ça ? » Parfois, la question prenait une tournure plus générale : « Mais qu’est-ce qu’on peut écrire après ça ? » Dans ce cas, il me semblait qu’elle contenait en elle-même sa réponse : après ça, il n’y avait rien, c’était couru d’avance. J’avais ouvert la boîte noire, dilapidé le stock, je n’avais plus rien en magasin. Quoi qu’il en soit, cette question n’était pas neutre. Elle me semblait abriter une confuse menace, un avertissement.
Peut-être étais-je seule à ignorer ce que tout le monde savait. Ce livre était un aboutissement, une fin en soi. Ou plutôt un seuil infranchissable, un point au-delà duquel on ne pouvait aller, en tout cas pas moi. Après, il n’y aurait rien. La fameuse histoire du plafond de verre, du seuil d’incompétence. Voilà ce que la question signifiait. Mais peut-être était-ce une fausse interprétation de ma part, une élucubration paranoïaque. La question était aussi simple qu’elle en avait l’air, n’abritait aucune arrière-pensée, aucun sous-entendu. Pourtant, peu à peu, face à la répétition de cette interrogation, s’était imposée l’idée terrifiante que j’avais, sans le savoir, écrit mon dernier livre. Un livre au-delà duquel il n’y avait rien, au-delà duquel rien ne pouvait s’écrire. Le livre avait bouclé la boucle, brisé l’alchimie, mis un terme à l’élan.
Lors de mes rencontres avec les lecteurs, auxquelles elle assistait parfois, mon éditrice avait perçu combien la récurrence de cette question me déstabilisait. À plusieurs reprises, devant elle, je m’étais retenue de céder à la panique et de répondre : rien, rien du tout, Madame, après ça on n’écrit plus rien, pas la moindre ligne, pas le moindre mot, on la boucle une bonne fois pour toutes, vous avez raison, eh oui, Monsieur, j’ai claqué comme une ampoule, j’ai grillé toutes mes cartouches, observez ce petit tas de cendres à vos pieds, je suis morte car j’ai tout brûlé.
La question de L. n’était pas tout à fait la même. Elle n’avait pas dit après, elle avait dit maintenant.
Qu’allais-je écrire, maintenant.
Le grand saut, le saut de l’ange, le saut dans le vide, l’heure de vérité (ces expressions me venaient à l’esprit en rafale tandis que L. tranchait ses légumes avec une détermination inquiétante), c’était donc maintenant.
François venait de partir aux États-Unis pour tourner une série documentaire sur les écrivains américains, tandis que Louise et Paul passaient le week-end chez leur père. L. m’avait invitée à dîner chez elle. C’était la première fois que nous nous recevions ainsi, l’une chez l’autre, de manière un peu cérémonieuse et organisée à l’avance. C’était la première fois aussi que j’allais chez elle et j’avais eu la curieuse impression, en entrant dans l’appartement, de pénétrer sur un décor de cinéma. Tout semblait neuf, livré le matin même. J’avais pensé à cela, et puis L. m’avait servi un verre de vin et l’impression s’était dissipée.
J’ai terminé mon verre et j’ai commencé à parler à L. de mon projet autour de la téléréalité. Les choses se précisaient, j’avais en tête depuis quelques semaines un personnage féminin sur lequel je prenais pas mal de notes (je l’avais dessinée en première page du carnet qui ne quittait pas le fond de mon sac). Ma future héroïne était la vedette d’un programme à forte audience, une jeune femme de vingt-cinq ans, fabriquée de toutes pièces, adulée et surexposée. Un personnage situé à égale distance entre la Loana de Loft Story et le Truman Burbank de The Truman Show.
Tandis que je parlais et tentais d’expliquer mon projet, je n’ai pas tardé à percevoir sa déception, ou plus exactement, sa contrariété. Je l’ai senti à la manière dont elle a accéléré sa découpe, après les poireaux elle s’attaquait maintenant aux carottes, le visage penché sur la planche, ses gestes étaient rapides, précis, elle m’écoutait avec attention mais ne me regardait pas.
Quand j’ai eu fini d’exposer les grandes lignes de mon idée, elle a attendu un court moment avant de parler.
Je restitue ici l’échange que j’ai eu avec L. Je l’ai noté le soir même, à peine rentrée chez moi. Il m’était impossible de me coucher. Sur un cahier d’écolier, trouvé dans la boîte à fournitures scolaires, j’ai cherché à reconstituer cette conversation dans ses moindres détails, sans doute pour la mettre à distance, la tenir hors de moi. Peut-être pressentais-je que cet échange contenait son propre effet retard et qu’il procéderait par diffusion lente. Je me souviens d’avoir eu peur de l’oublier et qu’il agisse à mon insu.
Dans les premiers mois de notre relation, j’ai continué de noter nos échanges ou les monologues de L. sur ce cahier. Jusqu’au jour où je n’ai plus pu écrire du tout, mais j’y reviendrai.
L. a levé les yeux vers moi, il m’a semblé qu’elle cherchait à contrôler le timbre de sa voix, et plus encore, son débit :
— Je n’imaginais pas une seconde que tu pensais écrire quelque chose comme ça. J’avais lu un article dans Le Monde des Livres où tu parlais d’un livre fantôme, plus personnel encore, auquel tu finirais sans doute par venir. Un livre en creux, caché à l’intérieur de celui-là.
Je voyais très bien à quel entretien elle faisait allusion. J’ai feint d’en avoir un souvenir confus.
— Ah bon, j’ai dit ça ?
— Oui. Tu parlais d’une trajectoire qui passait par différents points, et qu’il te serait difficile dorénavant de revenir à la fiction. J’ai lu ton dernier livre avec cette idée-là, qu’il en contenait un autre à venir, plus important et plus dangereux.
J’ai commencé à avoir chaud.
J’ai expliqué à L. que je m’étais trompée. J’avais répondu à cette interview au début du mois d’août, plusieurs semaines avant la sortie du livre. J’étais loin d’imaginer ce qui allait se passer, ce que le livre allait provoquer. Je croyais avoir anticipé ses conséquences, mais j’étais loin du compte. Je n’avais pas la carrure pour ça. Je n’étais pas de taille, c’était tout. Voilà pourquoi maintenant je voulais au contraire revenir à la fiction, raconter une histoire, inventer des personnages, n’avoir aucun compte à rendre au réel.
— C’est donc une question de confort ?
Elle ne dissimulait pas son agacement. J’étais prise de court.
— Une question de confort, oui, en quelque sorte, pour moi et pour les autres. Une position tenable, supportable, qui permette…
— Les gens s’en foutent. Ils ont leur dose de fables et de personnages, ils sont gavés de péripéties, de rebondissements. Les gens en ont assez des intrigues bien huilées, de leurs accroches habiles et de leurs dénouements. Les gens en ont assez des marchands de sable ou de soupe, qui multiplient les histoires comme des petits pains pour leur vendre des livres, des voitures ou des yaourts. Des histoires produites en nombre et déclinables à l’infini. Les lecteurs, tu peux me croire, attendent autre chose de la littérature et ils ont bien raison : ils attendent du Vrai, de l’authentique, ils veulent qu’on leur raconte la vie, tu comprends ? La littérature ne doit pas se tromper de territoire.
J’ai réfléchi un instant avant de lui répondre :
— Que la vie qu’on raconte dans les livres soit vraie ou qu’elle soit fausse, est-ce que c’est si important ?
— Oui, c’est important. Il importe que ça soit vrai.
— Mais qui prétend le savoir ? Les gens, comme tu dis, ont peut-être seulement besoin que ça sonne juste. Comme une note de musique. D’ailleurs, c’est peut-être ça, le mystère de l’écriture : c’est juste ou ça ne l’est pas. Je crois que les gens savent que rien de ce que nous écrivons ne nous est tout à fait étranger. Ils savent qu’il y a toujours un fil, un motif, une faille, qui nous relie au texte. Mais ils acceptent que l’on transpose, que l’on condense, que l’on déplace, que l’on travestisse. Et que l’on invente.
C’était ce que je pensais. Ou ce que je voulais croire. J’étais bien placée pour savoir à quel point les gens, ou tout au moins certains lecteurs, aimaient le Vrai, cherchaient à le démêler de la fable, le traquaient de livre en livre. Combien d’entre eux avaient voulu savoir, dans mes précédents romans, ce qui relevait de l’autobiographie ? La part du vécu. Combien d’entre eux m’avaient demandé si j’avais vraiment vécu dans la rue, si j’avais connu une passion fantasque pour un animateur de télévision égocentrique et affabulateur, si j’avais été victime de harcèlement moral ? Combien d’entre eux m’avaient demandé après la lecture de mon dernier roman : « Est-ce que tout est vrai ? »
Mais je voulais croire à autre chose : la rencontre avec un livre – la rencontre intime, viscérale, émotionnelle, esthétique avec un livre – se jouait ailleurs.
Je sentais que L. était gagnée par une colère sourde, brutale.
— Et ton dernier roman, alors, c’est juste une histoire comme une autre ? Cela n’a pas d’importance ? Tu imagines que tu en as fait assez pour que la vérité soit dite ? Et maintenant que tu as fait un petit pas de côté et que tu as failli te fouler le pied, tu te sens autorisée à revenir dans ta zone de confort ?
Je sentais son regard indigné sur moi, braqué comme une arme. Je commençais à me sentir coupable de quelque chose qui n’existait pas, dont je n’avais pas écrit la première ligne, cela n’avait aucun sens.
— Mais il n’y a pas de vérité. La vérité n’existe pas. Mon dernier roman n’était qu’une tentative maladroite et inaboutie de m’approcher de quelque chose d’insaisissable. Une façon de raconter l’histoire, à travers un prisme déformant, un prisme de douleur, de regrets, de déni. D’amour aussi. Tu sais très bien tout cela. Dès lors qu’on ellipse, qu’on étire, qu’on resserre, qu’on comble les trous, on est dans la fiction. Je cherchais la vérité, oui, tu as raison. J’ai confronté les sources, les points de vue, les récits. Mais toute écriture de soi est un roman. Le récit est une illusion. Il n’existe pas. Aucun livre ne devrait être autorisé à porter cette mention.
L. ne disait plus rien.
J’ai pensé une seconde lui citer la fameuse phrase de Jules Renard (« dès qu’une vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman ») mais je me suis arrêtée. L. n’était pas du genre à se laisser impressionner par une citation sortie de son contexte. Elle a rempli nos verres de vin, puis elle s’est approchée de moi.
— Je ne te parle pas du résultat. Je te parle de l’intention. De l’impulsion. L’écriture doit être une recherche de vérité, sinon elle n’est rien. Si à travers l’écriture tu ne cherches pas à te connaître, à fouiller ce qui t’habite, ce qui te constitue, à rouvrir tes blessures, à gratter, creuser avec les mains, si tu ne mets pas en question ta personne, ton origine, ton milieu, cela n’a pas de sens. Il n’y a d’écriture que l’écriture de soi. Le reste ne compte pas. C’est pour ça que ton livre a rencontré un tel écho. Tu as quitté le territoire du romanesque, tu as quitté l’artifice, le mensonge, les faux-semblants. Tu es revenue au Vrai, et tes lecteurs ne s’y sont pas trompés. Ils attendent de toi que tu persévères, que tu ailles plus loin. Ils veulent ce qui est caché, escamoté. Ils veulent que tu en viennes à dire ce que tu as toujours contourné. Ils veulent savoir de quoi tu es faite, d’où tu viens. Quelle violence a engendré l’écrivain que tu es. Ils ne sont pas dupes. Tu n’as levé qu’un pan du voile et ils le savent très bien. Si c’est pour recommencer à écrire des petites histoires de sans-abri ou de cadres supérieurs déprimés, tu aurais mieux fait de rester dans ta boîte de marketing.
J’étais sidérée.
Dans le conflit, je perds mes moyens, mon souffle est court, mon cerveau n’est plus irrigué, je suis incapable d’énoncer une succession d’arguments cohérents. Je me suis défendue de manière ridicule, rectifiant le détail comme s’il s’agissait de l’essentiel :
— Je travaillais dans l’observation sociale en entreprise, pas dans le marketing. Cela n’a rien à voir.
J’aurais bien expliqué à L. de quoi il s’agissait, afin de faire diversion, mais L. a posé son couteau et s’est éclipsée. Elle s’est absentée quelques minutes, j’ai entendu de l’eau couler dans sa salle de bains.
Quand elle est revenue, il m’a semblé qu’elle avait pleuré.
Mais cela n’avait aucun sens. Pourquoi L. serait-elle à ce point concernée par mon prochain livre ? Elle avait remis un peu de blush sur ses joues et attaché ses cheveux. Elle avait enfilé un gilet par-dessus son chemisier. J’ai parlé doucement, en signe d’apaisement :
— Tu sais, la fiction, l’autofiction, l’autobiographie, pour moi, ce n’est jamais un parti pris, une revendication, ni même une intention. C’est éventuellement un résultat. En fait, je crois que je ne perçois pas les frontières de manière aussi claire. Mes livres de fiction sont tout aussi personnels, intimes, que les autres. On a parfois besoin du travestissement pour explorer la matière. L’important, c’est l’authenticité du geste, je veux dire sa nécessité, son absence de calcul.
Je ne trouvais pas les mots justes. J’étais consciente, face à L., de faire preuve d’une regrettable naïveté. J’étais bouleversée. J’aurais voulu aller plus loin, me défendre. Mais, dans ce face-à-face, quelque chose se jouait qui me privait de mes moyens.
Après un court silence, elle a renchéri :
— Je ne te parle pas de ça. C’est toi qui en parles. Je me fous des codes, des pactes, des étiquettes. Je te parle du geste. Ce qui te colle à ta table. Je te parle de la raison pour laquelle tu te retrouves attachée à ta chaise, comme un chien, pendant des jours et des jours, alors que personne ne t’y oblige.
— Et alors ?
— Eh bien ça, tu ne peux plus l’ignorer.
Je ne savais plus quoi dire.
Je ne savais plus de quoi on parlait, ni où cela avait commencé.
L. a repris la préparation du repas. Je l’observais tandis qu’elle essuyait les légumes qu’elle venait de passer sous l’eau. Je sentais qu’elle faisait un effort pour ralentir ses gestes, retrouver le rythme qui indiquerait qu’elle était apaisée et que tout cela n’avait aucune importance. Je regardais L., la rapidité de ses déplacements au sein d’un espace relativement étroit, sa manière de se mouvoir autour du bar, d’ouvrir les placards, de frôler les objets, les coins, les rebords, cette forme d’empressement sans raison, d’impatience. L. a jeté les légumes dans l’huile brûlante du wok.
Elle a pris le couteau qui lui avait servi à les trancher, elle l’a passé sous l’eau, avec précaution, l’éponge savonneuse affleurant la lame, et puis l’a essuyé, doucement, avec un torchon. Elle l’a rangé dans un tiroir, a sorti un paquet de noix de cajou qu’elle a versées dans un petit bol. Sans me regarder, elle a repris :
— Ton livre caché, moi je sais ce que c’est. Je le sais depuis le début. Je l’ai compris la toute première fois où je t’ai vue. Tu portes ça en toi. Nous portons ça en nous. Toi et moi. Si tu ne l’écris pas, c’est lui qui te rattrapera.