J’ai retrouvé dans l’ordinateur de Courseilles certains fichiers audio sauvegardés dans les premiers jours de notre séjour. Au-delà du sentiment d’étrangeté que nous ressentons tous à entendre notre propre voix, j’ai du mal à reconnaître la mienne. Je parle bas, de peur que L. m’entende. Je reproduis ici le contenu de ces fichiers.
Fichier audio du 4 novembre 2013
La mère de L. est morte quand elle avait sept ou huit ans.
C’est elle qui l’a trouvée comme ça, par terre. Sa mère était étendue dans le couloir, sur le parquet. Elle a soulevé ses cheveux et dégagé son oreille pour qu’elle l’entende mieux. Elle n’a pas réagi. Et puis, elle a senti que quelque chose ne tournait pas rond et elle s’est allongée sur elle, de tout son long. Sa mère portait cette robe à fleurs jaunes que L. aimait tellement. Elle est restée un moment comme ça, dans cette position, elle s’est même endormie, les bras ballants, le long des flancs de sa mère, la tête posée sur sa poitrine (cette image m’a bouleversée).
Ensuite le téléphone a sonné et l’a réveillée. Elle s’est levée pour prendre l’appareil, le cheveu encore humide de la sueur de son sommeil. Quand elle a décroché, elle a entendu une amie de sa mère qui voulait lui parler. Elle a dit maman elle dort, l’amie s’est inquiétée car sa mère ne dormait jamais dans la journée. Elle a demandé si elle était malade, L. a répondu que non, mais qu’elle ne se réveillait pas. L’amie lui a demandé d’attendre tranquillement à la maison, auprès de sa maman. Elle a dit qu’elle arrivait tout de suite.
L. est retournée s’allonger.
Après la mort de sa mère, L. est restée enfermée dans l’appartement. Je n’ai pas réussi à savoir combien de temps. Un certain temps. Je crois qu’elle n’allait pas à l’école.
À creuser : je crois que le père de L. lui interdisait de franchir le pas de la porte sauf cas de force majeure. Je crois qu’elle avait tellement peur de lui qu’elle a passé plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sans sortir. Seule dans l’appartement.
Elle n’allait pas à l’école.
Elle ne devait ouvrir la porte sous aucun prétexte.
Son père la convoquait dans son bureau pour transmettre ses consignes. Elle devait se tenir bien droite, menton levé. Au garde-à-vous.
L. imaginait un monde peuplé d’ennemis. Elle ignorait ce qu’elle trouverait dehors, si elle venait à s’échapper. Elle imaginait des humains carnassiers, des enfants armés.
Revenir sur ce que L. a évoqué sans s’y attarder : ce moment où elle s’est dit qu’elle ne sortirait pas vivante de cet appartement. L’idée du suicide.
Revenir si possible sur le père de L.
Je sens que le terrain est glissant.
L. rechigne à raconter dans l’ordre. Je sens qu’elle me livrera des épisodes, épars, et que je devrai me débrouiller pour les relier entre eux.
Phrase de L., hier soir, à propos de son père : Tout ce qu’il y a en moi d’incertain, d’inadapté, de brisé, vient de lui.
Fichier audio du 6 novembre 2013
J’essaie de retrouver les mots exacts employés par L.
Elle les choisit avec soin et il me semble que chacun de ces mots est important.
Je regrette de ne pas pouvoir l’enregistrer à son insu avec l’iPhone, mais c’est trop risqué.
À un moment quelqu’un a dû intervenir, car elle est retournée à l’école. Puis au collège.
Elle a vécu avec son père dans une atmosphère de reproche permanent. Chacun de ses gestes, chacune de ses paroles était susceptible d’être interprétée, disséquée, sortie de son contexte. Chacun de ses mots se retournait un jour contre elle et lui revenait en pleine face.
La manière dont il l’observait, le regard accusateur.
La rage muette qui emplissait la maison et rendait parfois l’air si difficile à respirer.
Il cherchait la faille, le signe de trahison, la preuve de sa culpabilité. Il rôdait partout en quête de raisons de se mettre en colère.
Sa violence contenue pesait comme une menace permanente.
L. me parle ensuite de ce contrôle de soi que cela exige.
Car tout débordement de sa personne (joie, enthousiasme, volubilité) était perçu comme pathologique.
Elle revient souvent là-dessus : l’adolescence impossible.
La force destructrice de ce regard, à l’âge où elle devenait une femme.
Mais il y a quelque chose dans sa personne qui s’est façonné pendant ces années, une sorte de dispositif susceptible d’assurer sa survie en milieu hostile.
L. évoque à demi-mot cet être sur le qui-vive, en alerte, prêt à se battre, qu’elle est devenue.
Quand elle était au collège, puis au lycée, son père ne voulait pas qu’elle sorte avec des amis. Ni qu’elle reçoive quelqu’un chez elle.
Histoire bizarre avec un voisin (essayer d’y revenir) à laquelle L. a fait allusion deux fois.
Fichier audio du 7 novembre
Pendant plusieurs années, L. a eu une amie imaginaire qui s’appelait Ziggy.
Ziggy passait ses journées avec elle. L. dormait en chien de fusil d’un seul côté du lit, pour lui laisser une place, la laissait passer dans l’encadrement des portes, veillait à ce qu’elle puisse s’asseoir à côté d’elle à table, parlait avec elle à voix haute quand elles étaient seules.
Le père de L. ignorait l’existence de Ziggy.
Le soir, elle rêvait de s’enfuir avec Ziggy. Faire du stop, prendre des trains, partir très loin.
Un jour, Ziggy a demandé à L. si elle voulait toujours partir. L. a dit oui, mais cela lui semblait impossible à cause de son père.
Ziggy a dit qu’elle allait arranger les choses.
Comment ?
Ziggy a posé ses doigts sur ses lèvres, une manière de dire : ne me demande rien car tu pourrais ne pas aimer la réponse.
Quelques jours plus tard la maison a brûlé. Tout est parti en fumée.
Meubles, vêtements, tous ses jouets d’enfant, toutes les photos.
Tout.
Ils ont déménagé dans une autre maison.
Je n’ai pas réussi à savoir quel âge avait L. quand c’est arrivé.
J’ai dû la relancer plusieurs fois pour avoir des précisions chronologiques. Comme si L. refusait que je puisse établir des liens entre certains événements, elle a fait mine de douter de l’ordre dans lequel ils étaient arrivés.
J’ai demandé à L. ce que Ziggy était devenue. Elle a hésité une seconde avant de me répondre que Ziggy s’était fait renverser. Un jour qu’elles marchaient toutes les deux dans la rue, Ziggy a glissé du trottoir, elle est passée sous les roues d’une voiture.
Même si elles me semblaient parfois confuses, les confidences de L. confirmaient l’intuition que j’avais eue : L. avait été victime d’une violence invisible que le langage peinait à décrire, une violence tortueuse, insidieuse, qui avait façonné en profondeur sa manière d’être. Mais L. s’était arrachée à l’emprise. Sa capacité à se construire, à se reconstruire, l’exercice de sa volonté : voilà, chez L., ce qui continuait de m’impressionner. Un jour, bien avant que je la rencontre, elle était devenue cet être sous haute protection, volontaire, tenace, dont l’armure, je le savais, pouvait se fendre d’un seul coup.
Au cours des premiers jours, L. a pris la voiture une ou deux fois pour aller chercher du pain ou des produits frais. Le reste du temps, le portail demeurait fermé.
L. était d’humeur joyeuse et redoublait d’attentions à mon égard. Durant cette période, elle ne m’a jamais fait sentir qu’elle s’occupait pratiquement de tout. Il m’est arrivé de penser que cette sollicitude, ce soin constant qu’elle me prodiguait, étaient une autre forme d’emprise.
Mais qui, de nous deux, dominait le jeu, je n’aurais su le dire.
Une chose est sûre : dès que j’entendais le pas de L. approcher du bureau où je m’enfermais, j’arrêtais mon enregistrement et, pendant quelques minutes, le temps que son pas s’éloigne, je percevais, dans tout mon corps, l’accélération de mon rythme cardiaque. J’étais terrorisée à l’idée qu’elle comprenne ce que j’étais en train de faire.
À plusieurs reprises, avant la tombée de la nuit (et malgré la chute brutale des températures), j’ai vu L. s’approcher du petit bassin situé devant la maison. Penchée au-dessus de l’eau, elle restait un long moment à observer les deux poissons rouges que François et sa fille avaient achetés quelques mois plus tôt dans une animalerie des environs. Un soir, alors qu’elle rentrait dans la maison après l’une de ces étranges séances d’observation, L. m’a déclaré que ces poissons étaient carnivores. Selon elle, si nous refusions de leur donner à manger en conséquence, ils finiraient par se dévorer entre eux. J’ai pris cette remarque pour l’une de ses nombreuses lubies (il s’agissait a priori de vulgaires poissons rouges).
Dans la nuit qui a suivi, j’ai rêvé que L. découvrait ce que j’étais en train de faire. Elle avait fouillé dans mon téléphone portable à mon insu, trouvé les fichiers audio et m’obligeait à m’asseoir pour écouter ma propre voix en train de raconter sa vie. Ensuite, elle jetait le téléphone au sol et le piétinait avec rage jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques débris qu’elle me demandait d’avaler. Comme je n’y arrivais pas (les débris étaient trop gros, je m’étouffais et crachais du sang), elle m’ordonnait de les jeter à la poubelle. Au moment où je me levais pour le faire, elle prenait un balai et tapait à toute force dans mon pied. C’est cette douleur qui m’a sortie du rêve, une douleur réelle : mon attelle s’était coincée entre le mur et le matelas et me tordait le pied. Je me suis réveillée dans une sorte de gémissement qui partait du rêve et se prolongeait dans la nuit.
J’ai fini par calmer ma respiration et guetté à travers les volets l’arrivée du jour, comme si l’obscurité allait emporter avec elle cet horrible cauchemar.
Une autre nuit, je me suis réveillée en sursaut, avec la certitude que quelqu’un était dans ma chambre. Je me suis assise dans mon lit, tous les sens en alerte, j’ai scruté l’obscurité, tentant de déchiffrer la forme noire, parfaitement immobile, qui se trouvait devant moi. J’entendais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, je le sentais pulser dans mes tempes, un bourdonnement paniqué qui m’empêchait de décrypter le silence. L’air de la pièce me semblait épais, saturé, comme si quelqu’un d’autre que moi en avait consommé tout l’oxygène. Quelqu’un était là, j’en étais sûre, quelqu’un me surveillait. Il m’a fallu plusieurs minutes pour trouver le courage d’allumer la lumière et me rendre compte que la forme n’était rien d’autre qu’un vêtement que j’avais suspendu sur un cintre, accroché à l’étagère, la veille au soir. Et encore plusieurs minutes pour que le sang se remette à circuler normalement sous ma peau frigorifiée.
Pourtant, au cours des premiers jours, aucun signe n’indiquait que L. pouvait avoir des doutes au sujet de mon activité. La version officielle semblait la satisfaire pleinement : j’enregistrais à voix haute les fragments qui me serviraient bientôt à écrire le livre caché.
Petit à petit, à l’issue de nos conversations du soir, j’ai commencé à noter quelques mots sur des Post-it, d’une écriture mal assurée, fébrile. Je les collais ensuite à l’intérieur d’un cahier, afin d’éviter que L. ne les découvre, si elle venait, en mon absence, à entrer dans mon bureau. Le lendemain, ces repères me permettaient de retrouver les confidences de L. et de les énoncer. Au point où j’en étais, je continuais à avoir du mal à faire le lien entre elles, à trouver un sens, une ligne directrice. Chaque jour, penchée sur le dictaphone, j’essayais d’ordonner les éléments épars que L. avait consenti à me confier, dont je ne percevais pas encore la cohérence, persuadée qu’un jour celle-ci finirait par m’apparaître.
Pour la première fois depuis longtemps, je parvenais à tenir un stylo, à m’asseoir chaque jour devant un bureau, à écrire quelques mots : je progressais. J’avais repris espoir. Bientôt, l’impasse dans laquelle j’étais depuis des mois, l’incapacité physique d’écrire, les nausées face à l’ordinateur, tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
Nous entamions la troisième semaine – et je commençais tout juste à pouvoir prendre appui sur l’attelle – lorsque, un matin, j’ai entendu le hurlement de L. Un hurlement de terreur. Nous venions tout juste, l’une et l’autre, de nous mettre au travail. Pendant quelques secondes, je suis restée figée. Aujourd’hui que je raconte cet instant, ma réaction me paraît étrange. Je ne me suis pas précipitée au secours de L., je n’ai pas eu le réflexe d’aller la retrouver, je suis restée ainsi, immobile, retranchée, guettant le moindre bruit. Et puis j’ai entendu les pas précipités de L. et, avant que j’aie eu le temps de comprendre qu’elle se dirigeait vers mon bureau, elle était là, face à moi, rouge et haletante, dans un état de panique invraisemblable. Elle avait refermé la porte derrière elle et parlait à toute vitesse, il était question de souris dans la cave, au moins deux, elle en était sûre, qui ne tarderaient pas à trouver le chemin de la cuisine, elle les avait entendues un soir sans vouloir y croire, mais maintenant elle n’avait plus aucun doute, il y avait des souris dans la maison. L. avait du mal à reprendre son souffle, à se calmer, je ne l’avais jamais vue comme ça, si vulnérable. Je me suis levée pour lui laisser ma place. Elle s’est laissée tomber sur ma chaise, cherchant à retrouver son souffle, ses mains réunies dans une sorte de nœud d’angoisse, les doigts blanchis par la pression qu’elles exerçaient l’une sur l’autre.
J’ai commencé à lui parler d’une voix douce. La porte de la cave fermait parfaitement, il n’y avait aucune raison que les souris réussissent à entrer dans la maison, nous allions mettre des tapettes ou du produit pour les tuer, j’allais appeler François pour lui demander conseil, il ne fallait pas qu’elle s’inquiète.
Au bout de quelques minutes, elle a fini par se calmer. Alors ses yeux se sont posés sur le Post-it jaune, collé à l’intérieur du cahier laissé ouvert sur ma table, Post-it sur lequel j’avais écrit la veille au soir avant de me coucher :
Essayer d’en savoir plus sur départ de chez son père.
Revenir sur conséquences mort de Jean.
J’ai vu les yeux de L. posés sur le Post-it, l’espace d’un dixième de seconde, et cet imperceptible mouvement de recul de son corps, un point d’impact, à peine visible, au niveau du sternum. Elle a relevé les yeux vers moi, incrédule.
Elle avait forcément vu. Et elle avait forcément compris ce que j’étais en train de faire.
Elle n’a posé aucune question. Dans un soupir, elle m’a demandé si je pouvais aller fermer la porte de la cave. Elle était tellement paniquée qu’elle l’avait laissée ouverte et se sentait incapable d’y retourner.
Je n’avais pas le choix. J’ai pris mes béquilles et j’ai sautillé jusqu’à la cuisine.
J’ai refermé la porte et je l’ai appelée sur un ton qui se voulait léger : le terrain était sécurisé, il n’y avait pas l’ombre d’une souris à l’horizon, elle pouvait revenir.
Je ne sais plus si nous avons réussi à nous remettre au travail ou si nous avons traîné dans la cuisine jusqu’à l’heure du déjeuner.
En début d’après-midi, L. a pris la voiture pour faire les courses de la semaine. Je me suis installée pour lire dans le salon, près du feu de cheminée qu’elle avait lancé avant de partir. Mais j’étais incapable de me concentrer. Au bout de quelques lignes, mon esprit se mettait à vagabonder vers d’hypothétiques scénarios et, même si j’évitais les pires, je n’avais pas l’esprit tranquille. Si elle avait compris, je n’allais pas tarder à le savoir et je la connaissais suffisamment pour craindre la violence de sa réaction. Si elle avait seulement un doute, elle reviendrait sur le sujet, et me poserait des questions.
Peu à peu la nuit est tombée et des lambeaux de brouillard se sont accrochés aux arbres. L. est restée si longtemps partie qu’il m’est venu à l’idée qu’elle m’avait abandonnée là, sans voiture et sans autre forme de préavis.
L. est revenue vers 19 heures. Par la fenêtre du salon, je l’ai vue sortir de la voiture, souriante. Elle est entrée dans la maison les bras chargés de paquets, m’a demandé si je ne m’étais pas inquiétée. Elle avait essayé plusieurs fois de me joindre sur mon portable, sans succès. La plupart du temps, mon portable ne captait le réseau qu’à l’extérieur de la maison, ce n’était donc pas très étonnant. Tandis qu’elle rangeait les courses, elle m’a raconté son périple : n’ayant pas trouvé tout ce qu’elle cherchait à l’hypermarché, elle avait fait le détour par une droguerie du centre-ville, où elle avait trouvé conseil pour l’extermination des souris. Victorieuse, elle a ouvert sous mes yeux le sac qu’elle avait rapporté, rempli de tapettes et de rodenticides, de quoi éliminer plusieurs colonies de rongeurs. Le vendeur lui avait expliqué où disposer le poison et les pièges, ce à quoi elle s’est affairée sans plus attendre, me demandant toutefois de descendre moi-même placer ceux de la cave, dans laquelle elle était désormais incapable de mettre un pied. J’ai posé mes béquilles à l’entrée de l’escalier de pierre, pris appui sur mes deux bras, et, poussant le mur de chaque côté, marche après marche, je suis descendue jusqu’en bas. Cela m’a pris un temps fou, après quelques semaines d’immobilité, mes muscles s’étaient atrophiés.
Du haut de l’escalier, L. m’a lancé les pièges et le bloc de poison afin que je les dépose aux endroits qu’elle m’avait indiqués.
Je suis remontée lentement, mon pied me faisait mal.
Lorsque je suis revenue dans la cuisine, L. m’a annoncé qu’elle avait prévu une surprise. Elle s’est tournée vers moi, je ne lui avais jamais vu cet air de défi.
— Il y a toujours quelque chose à fêter, n’est-ce pas ? Le début d’un livre, la fin d’une histoire…
Elle s’est penchée pour attraper une cagette fermée qu’elle avait posée par terre et que je n’avais pas remarquée. Elle l’a ouverte avec précaution avant d’en extraire deux homards vivants, les deux derniers d’un arrivage exceptionnel en provenance de Bretagne, m’a-t-elle précisé, achetés au rayon poissonnerie de l’hypermarché. J’ai observé leurs mouvements, hagards et désorientés.
J’ai débouché la bouteille de vin que L. avait achetée, un premier cru dont elle avait pris plusieurs bouteilles, puisque désormais il n’était plus question d’ouvrir la porte de la cave. Assise à la table de la cuisine, j’ai coupé quelques légumes, tandis qu’elle s’apprêtait à faire cuire les deux crustacés.
L. a d’abord préparé un court-bouillon, auquel elle a ajouté quelques oignons. Lorsque l’eau est arrivée à ébullition, elle a pris les homards un par un et les a enfoncés vivants dans la marmite sans la moindre hésitation. Alors j’ai vu l’expression de son visage, et ce sourire satisfait lorsqu’elle s’est emparée de l’écumoire pour leur maintenir la tête sous l’eau. Il m’a semblé entendre leur carapace craquer.
Nous avons dîné toutes les deux, un dîner de fête que L. avait imaginé.
Je me suis laissée glisser dans ce temps suspendu, un de ces temps de paix qui souvent précèdent les drames et dont, si j’avais été dans mon état normal, je me serais méfiée. Je ne sais pas si l’alcool suffit à expliquer la manière dont l’angoisse a reflué, cet apaisement des sens, cette confiance retrouvée. L. a réussi à endormir en moi toute inquiétude et à me faire croire à la possibilité de ma victoire.
Car oui, ce soir-là, j’ai continué de croire que j’allais vaincre la peur, le doute, la nausée – tout ce qui, depuis des mois, me paralysait et m’empêchait d’écrire.
Nous avons bu du vin blanc jusque tard dans la nuit.
Je crois me souvenir que L. avait acheté un dessert dans une pâtisserie, un genre de fraisier dont nous nous sommes resservies. L’ambiance était douce et amicale. Tout avait l’air normal.
Plus tard, alors que nous buvions une tisane, d’elle-même, L. m’a raconté ce qui s’était passé un jour avec le voisin d’à côté. Elle y avait fait allusion une ou deux fois dans les jours précédents mais, jusque-là, avait reculé devant le récit.
Lorsque je me suis couchée, épuisée, j’étais rassurée.
Je crois que j’avais tout simplement réussi à me persuader qu’il était possible que L., dans l’état de panique dans lequel elle se trouvait en débarquant dans mon bureau, n’ait pas vu le Post-it, ou plutôt qu’elle l’ait vu sans le voir.