Quand j’étais enfant, je pleurais le jour de mon anniversaire. Au moment où les convives réunis entamaient la traditionnelle chanson dont les paroles sont sensiblement identiques dans toutes les familles que je connais, tandis que s’avançait vers moi le gâteau surmonté de quelques bougies, j’éclatais en sanglots.
Cette attention centrée sur ma personne, ces regards brillants convergeant à mon endroit, cet émoi collectif m’étaient insupportables.
Cela n’avait rien à voir avec le plaisir réel que j’éprouvais par ailleurs à ce qu’une fête soit donnée en mon honneur, cela n’entachait en rien ma joie de recevoir des cadeaux, mais il y avait dans ce moment précis une sorte d’effet Larsen, comme si en réponse à ce bruit collectif émis à mon intention je ne pouvais que produire un autre bruit, plus aigu encore, une fréquence inaudible et désastreuse. J’ignore jusqu’à quel âge ce scénario s’est répété (l’impatience, la tension, la joie, et puis moi, face aux autres, soudain morveuse et affolée), mais je garde un souvenir précis de la sensation qui me submergeait alors, nos vœux les plus sincères, et que ces quelques lueurs vous apportent bonheur, et de l’envie de disparaître sur-le-champ. Une fois, alors que je devais avoir huit ans, je me suis enfuie.
À l’époque où l’on fêtait les anniversaires en classe (à l’école maternelle), je me souviens que ma mère avait dû écrire un mot à la maîtresse pour lui demander de ne pas tenir compte du mien, mot qu’elle m’avait lu à voix haute pour information avant de le glisser dans l’enveloppe, et dans lequel figurait l’adjectif émotive, dont j’ignorais le sens. Je n’avais pas osé le lui demander, consciente qu’écrire à la maîtresse relevait déjà d’une procédure exceptionnelle, d’un effort, lequel visait à obtenir d’elle une procédure non moins inhabituelle, un passe-droit, bref un traitement de faveur. À vrai dire, j’ai longtemps cru qu’émotif avait quelque chose à voir avec la quantité de vocabulaire qu’un individu possédait : j’étais une petite fille é-mot-ive, à laquelle il manquait donc des mots, ce qui expliquait, semble-t-il, mon inaptitude à fêter mon anniversaire en collectivité. Ainsi m’apparut-il que pour vivre en société il fallait s’armer de mots, ne pas hésiter à les multiplier, les diversifier, en saisir les plus infimes nuances. Le vocabulaire acquis de la sorte fabriquait peu à peu une cuirasse, épaisse et fibreuse, qui permettait d’évoluer dans le monde, alerte et confiant. Mais tant de mots me restaient inconnus.
Plus tard, à l’école primaire, au moment de remplir la fiche cartonnée de début d’année, j’ai continué de tricher sur ma date de naissance, décalée de quelques mois au cœur des vacances d’été, par mesure de précaution.
De même, à la cantine ou chez des amis, il m’est arrivé à plusieurs reprises (et ce jusqu’à un âge avancé) d’avaler ou de dissimuler la fève que je découvrais avec effroi dans ma part de galette des rois. Annoncer ma victoire, être l’objet pendant quelques secondes, voire quelques minutes, d’une quelconque attention collective, relevait de l’impossible. Je passe sur les billets de loterie gagnants, en hâte froissés ou déchirés au moment où il eût fallu se signaler pour récupérer son lot, allant jusqu’à renoncer, alors que j’étais en classe de CM2, à un bon d’achat d’une valeur de cent francs aux Galeries Lafayette, lors de la fête de fin d’année. Je me souviens d’avoir évalué la distance qui me séparait de l’estrade – il fallait s’y rendre sans trébucher, l’air naturel et décontracté, puis monter les quelques marches, sans doute remercier la directrice de l’école – et d’être parvenue à la conclusion que le jeu n’en valait pas la chandelle.
Être au centre, ne serait-ce qu’un instant, supporter plusieurs regards à la fois, était tout simplement inenvisageable.
J’ai été une enfant et une jeune fille d’une grande timidité mais, aussi loin que je m’en souvienne, ce handicap se manifestait avant tout face au groupe (c’est-à-dire dès lors que j’avais affaire à plus de trois ou quatre personnes à la fois). La classe, en particulier, a été pour moi l’expression première d’une entité collective qui n’a jamais cessé de me terrifier. Jusqu’à la fin de ma scolarité, j’ai été incapable de dormir la veille des jours de récitation à voix haute ou d’exposé, et je passe sous silence les stratégies de contournement que j’ai longtemps développées pour tenter d’éviter toute prise de parole en public.
En revanche, dès le plus jeune âge, il me semble avoir fait preuve d’une certaine aisance dans le face-à-face, le tête-à-tête, et d’une véritable capacité à rencontrer l’Autre, dès lors qu’il prenait la forme d’un individu et non d’un groupe, à me lier à lui. Partout où je suis allée, où j’ai séjourné, j’ai toujours trouvé quelqu’un avec qui jouer, parler, rire, rêver, partout où je suis passée j’ai trouvé des ami(e)s et tissé des relations durables, comme si j’avais perçu très tôt que ma sauvegarde affective se jouerait à cet endroit. Jusqu’à ce que je rencontre L.