L. était partie avant que je sorte de la maison. L. m’avait laissée seule, avec la possibilité de m’enfuir, mais aussi celle de m’endormir pour ne plus jamais me réveiller.
L. a disparu de ma vie comme elle y était entrée. J’ai bien conscience qu’une telle phrase donne un sentiment de déjà-lu. Elle laisse à penser que l’histoire est bouclée, qu’elle n’est plus qu’un souvenir. Qu’elle a trouvé dans le mouvement du récit une forme de sens – si ce n’est de résolution. Le fait est que L. a disparu, sans laisser de traces.
Il m’a fallu plusieurs semaines pour accepter de revenir à Courseilles. J’ai attendu d’aller mieux, de remarcher normalement. D’être capable de vaincre l’appréhension qui m’envahissait à la seule idée de franchir le portail.
Quand François y est retourné pour la première fois, alors que j’étais encore à l’hôpital de Chartres, il a trouvé la maison en parfait état. Le lave-vaisselle avait tourné, le ménage était fait. Tout était impeccable. Plié, rangé, remis à sa place. L. avait pris le temps de couper l’eau, de vider les poubelles, de baisser le thermostat des radiateurs. Elle avait organisé son départ et veillé à laisser place nette derrière elle. Dans la chambre où elle avait dormi, le matelas était nu. Les draps avaient été lavés, séchés, et remis dans l’armoire, ainsi que les serviettes de toilette. Les sanitaires étaient propres.
Les seules traces de notre séjour se trouvaient dans ma chambre : lit défait, bols vides et sales, un tee-shirt jeté à même le sol.
François n’a jamais retrouvé ma valise, ni mon téléphone, ni aucune des affaires que j’avais apportées.
Lorsque je lui ai demandé de me raconter exactement ce que L. lui avait répondu, le soir où elle avait décroché mon téléphone à ma place, j’ai bien vu qu’il doutait de ma mémoire. J’ai entendu ce ton indulgent qu’il a pris pour m’expliquer qu’il n’avait jamais parlé à L. au téléphone, ni ce soir-là, ni plus tard. Ce ton saturé de précautions que l’on adopte pour ramener les fous à la raison.
François m’a raconté qu’il avait en effet tenté de me joindre toute une journée sans que je décroche ou ne donne signe de vie en retour. Plus tard, il était tombé directement sur mon répondeur, mon portable était fermé. Il s’était inquiété. Nous ne laissions jamais passer une journée sans nous parler. Le soir, il avait fini par appeler son ami Charles, qui habite de l’autre côté du village, pour lui demander d’aller voir. Lorsque Charles avait escaladé le mur d’enceinte, il n’y avait pas de voiture dans le jardin, aucune lumière dans la maison, et tous les volets étaient fermés. François en avait conclu que nous étions rentrées à Paris (c’est sans doute ce que L. souhaitait qu’il pense). Un peu plus tard, l’idée que je puisse avoir un amant l’avait traversé. Et puis il avait reçu cet appel de la secrétaire du maire, le matin où l’on m’avait retrouvée, et il avait pris le premier avion.
Quelques jours après cette conversation, François m’a demandé de lui expliquer, de nouveau, comment j’avais rencontré L.
J’ai raconté, encore une fois, cette soirée après le Salon du Livre, chez une amie de Nathalie, et cette femme qui m’avait abordée.
François trouvait étrange de ne l’avoir jamais rencontrée. Pendant tout ce temps où je côtoyais L. à Paris, où elle avait vécu chez moi, comment était-il possible qu’il ne l’ait jamais croisée ?
Le fait est qu’en temps normal, pour diverses raisons, je venais chez lui bien plus souvent qu’il ne venait chez moi. Et durant la période où L. était là, je m’étais arrangée pour qu’il ne vienne pas une seule fois.
Il m’a demandé de lui expliquer, une fois encore, pourquoi j’avais décidé, sur un coup de tête, de partir avec elle à Courseilles, pourquoi je n’avais pas proposé à quelqu’un d’autre, une amie plus proche, plus fiable, de venir avec moi. Quelle était la marque de sa voiture, pour quelle raison était-elle sur place, comment avait-elle pu se libérer, comme ça, sur-le-champ ? Pourquoi avions-nous vécu ainsi, volets fermés ? Pourquoi aurait-elle éteint mon portable ?
Sous cet air de ne pas vouloir me heurter ni me contrarier, j’ai fini par reconnaître le soupçon.
Peut-être parce qu’il pouvait imaginer une tout autre trahison, François est la seule personne à qui j’ai tenté de tout raconter. Depuis le début. Comment j’avais rencontré L., comment je m’étais attachée à elle. Ce qu’elle avait fait pour moi, ce qu’elle avait fait à ma place. Ce qu’elle savait avant qu’on le lui dise, ce qu’elle comprenait si bien. Ce qu’elle pensait de mes livres, ce qu’elle attendait de moi. Il m’a fallu admettre la mascarade et les mensonges. Ces semaines où j’avais fait croire à tout le monde que j’étais en pleine écriture, alors que je passais mes journées à errer dans la rue ou dans les rayons des Monoprix.
J’ai expliqué comment, aux urgences de l’hôpital Saint-Louis, l’idée m’était venue d’écrire sur L., de m’inspirer de sa vie. Combien cette idée m’était apparue évidente, impérieuse, et, pour la première fois depuis si longtemps, digne d’intérêt. C’est pourquoi la perspective d’un séjour en huis clos avec elle à Courseilles m’avait paru tomber du ciel. C’était une opportunité inespérée ! Non, je n’avais pas eu peur. Le besoin d’écrire, la certitude que je tenais enfin un livre, avaient aboli toute méfiance. Mais L. avait découvert mon projet et les choses avaient dérapé.
Face à moi, François affichait cette moue de perplexité que je connais bien. J’ai senti qu’il ne prenait pas la moitié de mon récit au sérieux.
Il m’a demandé plusieurs fois, sous couvert de plaisanterie, si L. n’était pas un homme. Mais au fond, je crois surtout qu’il pensait que je m’étais débrouillée pour m’enfuir seule à Courseilles avec la volonté de m’isoler, de me couper de tout.
Plus tard, sans qu’il me l’avoue, je crois qu’il s’est rangé à l’avis des médecins. J’avais traversé un épisode dépressif sévère. Les médicaments que j’avais pris avaient provoqué un état de confusion, voire des hallucinations, qui pouvaient expliquer en grande partie ce qui s’était passé. Dans une sorte de crise nocturne dont je gardais un souvenir déformé, j’étais sortie à moitié nue de la maison et j’étais tombée dans une tranchée municipale. J’avais des antécédents psychiatriques.
La vérité était tout autre : L. avait essayé de m’empoisonner. De m’affaiblir. Elle m’avait mise en danger.
J’aurais pu porter plainte contre elle, ou au moins chercher à la retrouver.
Je ne l’ai pas fait. Je n’avais pas la force. Et puis il m’aurait fallu répondre à toutes sortes de questions, donner son signalement, raconter encore et encore, fournir des détails, des preuves. Et des preuves, je n’étais pas sûre d’en avoir.