Les jours où elle était sûre de ne pas croiser François, L. venait chez moi dîner ou boire un thé.
L’automne se prolongeait et puisque je n’écrivais pas, je me contentais de vivre. J’avais cessé de m’enchaîner à l’ordinateur à heure fixe, j’avais décrété une sorte de trêve, le temps de rencontrer un autre livre, de me laisser prendre. Je pensais souvent à ces mots que j’avais lus quelque part sans me rappeler où : les histoires gisent dans le sol, comme des fossiles. Elles sont les reliques issues d’un monde préexistant. Et le travail de l’écrivain consiste à utiliser les outils de sa boîte pour les dégager avec précaution et les extraire, aussi intacts que possible.
Voilà pourquoi je marchais en regardant mes pieds, guettant sans doute sous les pavés le petit morceau de pierre qui me donnerait la force de creuser.
Quand l’hiver a commencé, il m’est devenu difficile de m’approcher du clavier.
Pas seulement d’ouvrir un fichier Word, mais aussi – de manière progressive, insidieuse – de répondre à des mails, de rédiger des courriers. Je ne sais pas dater la toute première fois où j’ai ressenti, à peine assise face à la machine, cette horrible brûlure de l’œsophage. Je sais que cela s’est reproduit, de plus en plus fort : une décharge d’acidité qui me coupait le souffle.
J’ai acheté des pansements gastriques à la pharmacie.
Pour continuer d’utiliser l’ordinateur, il me fallait ruser avec mon corps, lui signifier de la manière la plus claire possible que je n’allais rien tenter, rien qui ait quelque chose à voir, de près ou de loin, avec l’écriture. J’adoptais une position nonchalante, provisoire, je n’approchais plus le curseur de l’icône Word située en bas de mon écran. Seuls ces stratagèmes me permettaient de me tenir face à la machine.
Heureusement, il y avait les carnets. Les carnets où je continuais de noter et d’assembler des mots, des minuscules débuts, des bouts de phrases arrachées au silence, des silhouettes dessinées à grands traits. Les carnets étaient dans mon sac. Voilà l’idée à laquelle je m’accrochais : le fossile était pris dans les pages, dans la fibre du papier, le fossile attendait son heure. Un titre, une association, quelques notes prises sur le vif qui feraient sens, le moment venu, et me porteraient par leur écho. Une mine, un trésor, dans lequel il me suffirait de piocher, quand je serais prête. Voilà ce que j’avais expliqué à L., un jour qu’elle s’inquiétait de savoir ce que je fabriquais.
J’étais avec elle le jour où mon sac a été ouvert dans le métro. J’ai oublié la raison qui nous avait conduites à prendre la ligne 4, aux heures de pointe, et je n’en retrouve pas trace. Nous étions serrées l’une contre l’autre, englouties par la masse compacte des corps, ballottées l’une et l’autre, et l’une contre l’autre, au rythme de la rame. Je n’ai évidemment rien senti. Nous nous sommes séparées à la correspondance et j’ai ensuite pris la ligne 3, tout aussi chargée, pour rentrer chez moi. C’est seulement plus tard dans la soirée, alors que je cherchais un paquet de mouchoirs en papier, que je me suis rendu compte que mon sac avait été ouvert au cutter, de haut en bas, sur toute sa hauteur. J’ai aussitôt pensé aux carnets. Ils n’étaient plus là. La pochette contenant ma carte de crédit, mon argent liquide et mes papiers avait également disparu. Quelqu’un avait pris l’ensemble (la texture des carnets pouvait les faire passer pour un long portefeuille ou un porte-cartes) ou bien n’avait pris que l’argent, et les carnets étaient ensuite tombés par l’ouverture béante. J’ai fouillé le sac, ma main explorant les recoins dix fois de suite, dans un geste absurde, désespéré, je répétais à voix haute c’est pas vrai, c’est pas vrai. Et puis je me suis mise à pleurer.
Plus tard, j’ai téléphoné à L. pour lui raconter ce qui m’était arrivé et m’assurer qu’elle n’avait pas eu de problème. Son sac était intact. En revanche, maintenant qu’elle y pensait, elle avait vu deux hommes, derrière nous, dont le comportement lui avait semblé bizarre. Le genre de types qui profitent de la foule pour se frotter.
L. m’a donné le numéro du serveur interbancaire pour la mise en opposition des cartes de crédit.
L. s’est inquiétée de savoir comment j’allais.
L. m’a demandé si je voulais qu’elle vienne me voir.
Je me suis couchée aussitôt après avoir raccroché. Je n’avais plus rien à faire. Je m’étais entendue lui répondre d’une voix maîtrisée que ce n’était pas si grave. Ce n’était pas si grave, non, mes carnets avaient disparu et j’avais le sentiment d’avoir été amputée des deux bras, mais c’était ridicule, exagéré, disproportionné. C’était bien la preuve, si besoin en était, que quelque chose ne tournait pas rond.