Quelques jours plus tard, alors que j’étais descendue à la cave pour retrouver d’anciens papiers, je suis tombée, en fouillant dans une malle d’archives, sur mon manuscrit oublié. Une dizaine d’années plus tôt, alors que je n’avais encore rien publié, j’avais écrit ce texte. Je ne savais plus exactement dans quelles circonstances, mais je l’avais écrit. C’était une période assez confuse, qui résistait à la mémoire. Les feuilles étaient reliées par un boudin plastifié et la page de garde recouverte d’une couverture transparente. Le titre m’a fait sourire. C’était un bon titre. Sous la lumière tremblante du couloir de la cave, j’ai feuilleté le manuscrit. Me revenait, par bribes, le souvenir d’une conversation avec une directrice littéraire qui m’avait encouragée à poursuivre l’effort mais jugeait ce projet inabouti. J’y avais renoncé sans peine, et mis ce texte de côté, considérant qu’il était trop ambitieux pour moi.
J’ai fouillé dans la malle, à la recherche d’autres exemplaires mais, à y regarder de plus près, je n’avais conservé que celui-ci.
J’ai passé l’après-midi à relire le manuscrit, allongée sur mon lit. Je n’ai pris aucun appel téléphonique, ne me suis pas interrompue. Je n’ai pas éprouvé le besoin de faire quatre fois le tour du pâté de maisons sous des prétextes divers, ni de cirer la totalité des paires de chaussures du placard. Pour la première fois depuis longtemps, je suis restée concentrée. Lorsque j’ai eu terminé le texte, il m’a semblé, dans un coin sombre et reculé de mon cerveau, qu’un panneau « issue de secours » venait de s’allumer.
Plus tard, j’ai cherché une sauvegarde du fichier Word correspondant. Je n’ai rien trouvé. J’avais, entre-temps, changé deux fois d’ordinateur et perdu, un soir d’orage, la plupart de mes données.
En fin de journée, j’ai appelé mon éditrice pour lui annoncer la nouvelle : j’allais reprendre un roman inabouti dont je venais de retrouver la seule copie qui avait survécu à mes déménagements. Il y avait un travail colossal à faire, il fallait tout réécrire, mais, pour la première fois depuis longtemps, je retrouvais l’envie. Mon éditrice m’a demandé si j’étais sûre de moi. Était-ce vraiment une bonne idée d’exhumer un vieux texte, ne risquais-je pas de vouloir enfiler un vêtement dont la coupe ne m’allait plus, ou des chaussures devenues trop petites ?
Non, j’étais confiante : j’avais entre les mains une abondante matière première, brute mais précieuse, que je saurais travailler.
Je me souviens de lui avoir parlé du texte, de ce qu’il pouvait devenir, maintenant que j’avais le recul nécessaire pour en percevoir la naïveté. Mon éditrice était contente de m’entendre, c’était une bonne nouvelle, elle avait hâte de lire quelque chose.
Lorsque j’ai raccroché, j’ai songé à descendre à la boutique de reprographie en bas de chez moi pour y faire une copie du manuscrit et la lui faire parvenir sur-le-champ, mais je me suis aussitôt ravisée. Je préférais que mon éditrice découvre la nouvelle version.
Je venais à peine de terminer cette conversation quand mon téléphone a sonné. Machinalement, j’ai regardé par la fenêtre en direction de l’immeuble d’en face. (Quelques jours plus tôt, j’avais pris conscience de cet étrange réflexe, dont je ne savais dater l’apparition : quand je rentrais chez moi, quand j’allumais la lumière, au moindre bruit inhabituel, mon regard se tournait vers la cage d’escalier de l’immeuble d’en face, afin de vérifier que personne ne m’observait.)
J’ai vu le prénom de L. s’afficher sur mon écran, j’ai pris l’appel. Comme souvent, L. m’a demandé comment s’était passée ma journée, ce que j’avais fait, si j’étais sortie. Avais-je encore traîné au Monoprix ? Il a suffi de quelques minutes d’échanges anodins pour que L. perçoive un changement dans mon humeur.
— Tu as du nouveau ? Tu es repartie sur quelque chose ?
J’ai commencé par botter en touche. C’était trop tôt pour en parler. J’ai essayé de faire diversion, d’amener la conversation sur d’autres terrains, mais L. n’était pas du genre à s’en laisser conter.
— Dis-moi, Delphine. Il se passe quelque chose, je le sens à ta voix.
J’étais sidérée. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui avait une telle intuition de l’autre, une sorte de sixième sens. Précis. Pointu. Aiguisé.
L. avait raison. Quelque chose d’incertain, de minuscule, s’était produit.
J’avais retrouvé le manuscrit. Je me projetais de nouveau dans la possibilité d’écrire. J’avais repris espoir.
Avec douceur, L. m’a amenée à en parler. Elle brûlait d’en savoir davantage.
Je me suis assise, je voulais peser mes mots. Ne pas la décevoir. Ne pas la brusquer. Je voulais prendre le temps de lui expliquer et soudain je me suis sentie comme une adolescente sur le point d’annoncer à ses parents qu’elle quitte le chemin qu’ils ont tracé pour elle.
Avec des mots choisis, j’ai expliqué à L. que j’avais retrouvé un texte, un roman, et que je l’avais relu. Il me paraissait intéressant. Il y avait beaucoup de travail à faire, mais cela pouvait constituer un bon point de départ. J’avais envie de m’y remettre.
Oui, ce texte était une fiction. Oui, une « pure » fiction.
À l’autre bout du fil, L. a laissé planer un long silence. Et puis elle m’a dit :
— Si tu es si sûre de toi, c’est bien. Tu as sans doute raison. C’est toi qui sais, de toute façon.
C’est seulement après avoir raccroché que je me suis fait cette remarque : sa voix s’était altérée. Une inflexion de détresse avait rendu à peine audible cette phrase qui, loin de me rassurer, me rappelait à quel point j’étais perdue. Non je ne savais pas, je ne savais rien.