Deux ou trois choses me reviennent, qui datent, je le crois, de cette époque. Mais je dois dire que je ne suis plus tout à fait sûre de l’ordre dans lequel ces événements ont eu lieu, car à mesure que j’avance dans ce récit les choses deviennent de plus en plus floues.
D’abord L. s’est acheté un ou deux jeans de la même marque que les miens. Sur le moment, je n’y ai pas prêté plus d’attention que ça, ces détails me sont revenus bien plus tard, quand notre relation a commencé à vraiment déraper. Il m’arrive moi aussi de chercher à retrouver un vêtement semblable à celui que j’ai vu sur une amie. Il m’arrive de l’essayer, voire de l’acheter. Mais ce qui m’apparaissait fluide et voluptueux sur un autre corps, sur moi, me semble toujours trop large, trop serré, mal ajusté.
J’ai remarqué que L. avait acheté les mêmes jeans que les miens parce que L. n’en portait pas avant que je la rencontre – en tout cas pour ce que j’ai pu voir de sa garde-robe, dans les premiers temps de notre relation.
Dans les jours qui ont suivi, il m’est apparu que L. avait changé. Je veux dire que L. me ressemblait. J’ai bien conscience que cela peut paraître bizarre (repérer, sur quelqu’un d’autre, une similitude avec soi-même) et sans doute un peu narcissique. Mais c’est ce que j’ai ressenti. Non pas une vraie ressemblance, de détail, de traits, mais une ressemblance de contours, d’allure. J’avais déjà noté que nous avions la même taille, la même couleur de cheveux (sauf que ceux de L. étaient dociles et bien mis en forme), mais à cela s’ajoutait un paramètre nouveau : dans ses gestes, sa manière de se tenir, quelque chose chez L. m’évoquait moi. Par moments, sa silhouette se détachait comme la projection vidéo de mon propre corps sur une surface plus douce, plus lisse. J’ai remarqué aussi que L. se maquillait moins. Par exemple, elle avait abandonné les crèmes teintées qu’elle utilisait quand je l’ai rencontrée. Peu à peu, L. avait adopté mes gestes, mes attitudes, mes petites habitudes. C’était troublant, dérangeant. Mais ce n’était peut-être qu’une vue de l’esprit, de mon esprit.
(Il m’arrive souvent que l’on me dise que ma fille me ressemble, sans doute d’abord par une forme de mimétisme que je ne peux pas percevoir. Je peux éventuellement saisir notre ressemblance devant certaines photos de Louise, qui me rappellent des photos de moi au même âge, mais quand Louise est en face de moi, il m’est impossible de percevoir cette ressemblance. Je vois en quoi Paul ressemble à son père, c’est une façon de s’asseoir, une moue de la bouche quand il réfléchit, les mouvements de ses mains quand il parle. Mais je ne pense pas que son père perçoive lui-même le mimétisme de Paul à son endroit.)
En réalité, le mimétisme que L. avait développé vis-à-vis de moi n’était pas de même nature. Il n’était pas naturel, inconscient. Il était volontaire. C’est sans doute la raison pour laquelle il ne m’a pas échappé.
Mais à ce moment-là, je n’étais plus sûre de rien. Je crois que j’ai fini par conclure que je me faisais des idées.
Un matin très tôt, alors que je rentrais de chez François, j’ai trouvé L. assise dans la cuisine, pas habillée, pas coiffée, les yeux rougis. Elle venait d’apprendre que l’autobiographie de Gérard Depardieu, pour laquelle elle avait été contactée quelques semaines plus tôt, avait été confiée à Lionel Duroy. Ce n’était pas la première fois qu’elle était en concurrence avec l’écrivain. Ce dernier l’avait emporté après un dîner avec l’acteur. Une histoire d’affinités. Elle comprenait ce choix. Elle connaissait les deux hommes et ce choix avait un sens. Mais elle était déçue. Pourtant, elle acceptait rarement d’écrire pour des comédiens. Mais Depardieu, c’était autre chose. Elle aurait su l’écrire.
Plus tard, la voyant si abattue, j’ai proposé à L. de déjeuner dehors, pour lui changer les idées. Je n’avais pas eu le courage de préparer le repas et le réfrigérateur était vide.
Elle s’est enfermée une demi-heure dans la salle de bains.
Lorsqu’elle en est sortie, je n’ai pu réprimer une exclamation d’admiration, le moins qu’on puisse dire est qu’elle savait y faire. À part ses yeux légèrement gonflés, la transformation était spectaculaire, ses joues étaient roses et elle avait l’air fraîche et dispose.
Nous nous sommes dirigées vers l’une des brasseries de mon quartier réputée pour ses plats du jour, où nous étions déjà allées une ou deux fois. Alors que nous nous apprêtions à entrer dans le café, j’ai entendu quelqu’un crier mon prénom. Je me suis retournée et j’ai reconnu Nathan, un ami de Louise que celle-ci avait rencontré à la crèche. Ils avaient ensuite été dans la même classe à l’école maternelle, puis en primaire, et même si plus tard ils ont pris des chemins différents, ils ne se sont jamais perdus de vue. Au fil du temps, la mère de Nathan et moi sommes devenues amies. Il y a quelques années, nous sommes parties toutes les deux avec les enfants pour un long voyage aux États-Unis.
Nathan se tenait devant moi, et pendant quelques secondes l’image du petit garçon qu’il avait été (ses cheveux blonds, ses joues rondes et l’adorable pull jaune tricoté main qu’il portait sur la photo de la crèche) s’est superposée à celle du jeune homme aux dreadlocks, grand et beau, qui me faisait face. Je ne l’avais pas revu depuis que Louise était partie à Lyon, nous nous sommes embrassés et avons commencé à échanger quelques nouvelles.
Si j’avais rencontré une de mes amies, je suis sûre que L. serait restée. Mais elle ne s’est pas méfiée et m’a fait signe qu’elle entrait pour se mettre au chaud.
— Alors il paraît que t’es enfermée depuis des mois pour bosser, m’a lancé Nathan, l’air taquin. Maman m’a dit que t’avais carrément envoyé un mail à tous tes potes pour les supplier de pas te contacter !
Je n’ai pas compris tout de suite. Je n’ai pas voulu comprendre. Je crois que je me suis dit que c’était une exagération de langage, une formulation de jeune. Je crois même que sur le moment j’ai acquiescé. Nathan m’a parlé de ses projets et m’a demandé des nouvelles de Louise et Paul. Nous nous sommes quittés après avoir évoqué un dîner à venir, avec Corinne et lui, un week-end où les jumeaux seraient de retour.
J’ai pensé au plaisir qu’il y avait à voir grandir les enfants des autres, ceux qu’on a connus tout petits. Ceux qui sont sur les photos de classe ou de vacances, qu’on a consolés, nourris, bordés, grondés, parfois tenus dans ses bras. J’ai pensé à tous ces garçons et ces jeunes filles devenus si grands, si différents les uns des autres, j’ai pensé que j’aimerais écrire sur ce lien d’une infinie tendresse qui me lie aux amis de mes enfants et aux enfants de mes amis.
Je suis entrée dans le café et j’ai repéré L., assise à une table spacieuse. Je me suis assise. Tandis qu’elle terminait d’examiner le menu, le serveur s’est approché.
— Vous attendez la troisième personne pour commander ?
L. a levé les yeux vers lui, un sourire déçu aux lèvres.
— Je crois que nous allons commencer sans elle, elle nous rattrapera en route.