J’aimerais pouvoir décrire l’expression de François quand j’ai tenté de lui expliquer que mon éditrice avait reçu un manuscrit qu’elle espérait publier à la rentrée suivante, dont j’étais soi-disant l’auteur mais dont je n’avais pas écrit un traître mot.
Ces quelques secondes où il s’est demandé dans quelle galère il s’était embarqué (ce n’était pas la première fois). Cet instant de doute, et peut-être de découragement, avant qu’il me pose cette question qui, à elle seule, résumait son état d’esprit :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Je pense que mon éditrice et lui se sont croisés une semaine plus tard et que cette dernière a achevé de le convaincre qu’elle avait en sa possession un manuscrit de grande qualité dont l’auteur, selon elle, ne faisait aucun doute. J’imagine qu’ils ont dû débattre des raisons pour lesquelles je prétendais ne pas avoir écrit ce texte, qu’il a été question de ma fragilité depuis la parution de mon précédent roman, des lettres anonymes que j’avais reçues, de la manière dont je m’étais isolée, repliée, de mes attitudes phobiques voire paranoïaques, de mes toquades, et de la peur que j’éprouvais sans doute à l’idée de me trouver de nouveau exposée. Après tout, tout cela était vrai. De là à en conclure qu’il fallait me laisser du temps pour être capable de porter ce texte, de l’assumer, il n’y avait qu’un pas.
Le jour où j’ai expliqué à François que L. avait eu accès à mon ordinateur, à mon journal intime, à tout ce que j’avais écrit jusque-là, et qu’elle était sans aucun doute l’auteur du roman reçu par mon éditrice, il a eu cette mine indulgente qu’il affiche quand il ne veut pas me contrarier.
Pour faire bonne figure, il m’a posé quelques questions sur L. (questions que, pour la plupart, il m’avait déjà posées à ma sortie de l’hôpital). Derrière chacune de ces questions se dissimulait le doute.
C’est alors que je me suis mis en tête de retrouver L.
De prouver qu’elle avait écrit ce manuscrit, de comprendre pourquoi elle l’avait fait en mon nom. Était-ce un piège ? Un cadeau ? Une manière de demander pardon ?
Le numéro de portable de L. n’était plus attribué.
Je suis retournée devant l’immeuble où elle habitait avant de s’installer chez moi et où j’étais venue, le soir de son anniversaire. Le code avait changé. J’ai attendu une dizaine de minutes avant que quelqu’un entre. Je suis montée jusqu’à l’appartement de L., j’ai sonné. Une jeune femme d’une vingtaine d’années m’a ouvert. Elle avait emménagé quelques mois plus tôt, l’appartement était loué par une agence, elle n’avait aucune idée de la personne qui habitait là avant elle. Par la porte entrouverte, j’ai reconnu l’appartement de L., à cette différence près que, cette fois, il paraissait vraiment habité. La jeune fille m’a donné les coordonnées de l’agence qui assurait la gestion de la location. Comme celle-ci était dans le quartier, j’y suis allée dans la foulée. Le chargé de clientèle responsable du secteur n’était pas là. Face à mon insistance, son collègue a accepté de jeter un œil au dossier. Le mandat dont disposait l’agence était récent, la première locataire était celle que j’avais vue. Le collègue n’a jamais voulu me transmettre le numéro du propriétaire. Lorsque le lendemain j’ai rappelé le responsable des locations pour le supplier de me donner ne serait-ce qu’un nom, il m’a raccroché au nez.
J’ai téléphoné à Nathalie pour lui demander les coordonnées de l’amie chez qui avait eu lieu la soirée au cours de laquelle j’avais rencontré L. Il m’a fallu lui préciser un certain nombre de détails pour qu’elle retrouve de quelle soirée je lui parlais. Nathalie n’avait aucun souvenir de la femme que je lui décrivais, dans son souvenir elle était partie assez tôt et ne se rappelait pas du tout m’avoir vue parler avec qui que ce soit. J’ai téléphoné ensuite à Hélène, l’amie de Nathalie, qui se souvenait vaguement de ma présence à sa fête mais ne voyait pas, parmi les invités, qui pouvait être cette L., blonde, sophistiquée, que je lui décrivais. J’ai insisté. J’ai donné toutes sortes de précisions : L. et moi étions restées parmi les derniers. Nous avions bu de la vodka dans sa cuisine, assises autour de la table. Hélène ne voyait pas. Pas du tout. Cette femme avait sans doute été amenée par quelqu’un, mais qui ?
Quelques jours plus tard, j’ai appelé Lionel Duroy pour lui demander s’il connaissait une femme, L., qui était nègre, avec laquelle il avait été en concurrence plusieurs fois, notamment pour écrire le livre de Gérard Depardieu. Lionel n’a pas semblé très étonné, des nègres, il y en avait d’autres que lui, mais il était sûr d’une chose : pour Gérard, il n’avait jamais été question d’un autre écrivain que lui. Il l’avait rencontré un soir pour dîner et, dans la nuit qui avait suivi, le comédien l’avait appelé pour lui dire oui. Il ne connaissait pas cette femme, il n’en avait jamais entendu parler.
J’ai ensuite écrit un petit mot à Agnès Desarthe pour lui rappeler que nous étions en khâgne ensemble et lui demander si elle avait souvenir d’une jeune fille, prénommée L., qui était dans notre classe (mais malheureusement pas sur la photo) et si, le cas échéant, elle savait ce qu’elle était devenue. Au moment de glisser le mot dans l’enveloppe, j’ai ajouté au stylo rouge un post-scriptum pour préciser que ma question était urgente et importante. Si elle avait gardé quelques contacts de cette période, je lui serais très reconnaissante de leur poser également la question. Agnès m’a répondu deux jours plus tard que ni elle, ni Claire, ni Nathalie, ni Hadrien, avec lesquels elle était toujours amie, ne se souvenaient d’une L.
Une nuit, m’est revenu le souvenir du lycée de Tours où elle était allée à ma place. Je me suis levée, j’ai allumé l’ordinateur pour retrouver les échanges que L. avait eus avec la documentaliste, avant et après « ma » venue. Mais bizarrement, même s’ils avaient été écrits en mon nom, aucun de ces messages n’apparaissait dans mon ordinateur. L. les avait tous effacés. Je ne me rappelais pas le nom du lycée, mais avec un peu de chance, je trouverais sur Internet une trace de « ma » venue, voire une photo de L. au milieu des élèves. Les lycées aimaient poster ce genre de souvenirs sur leur blog.
C’est en effectuant cette recherche que je suis tombée sur une vieille interview de moi, parue dans le petit journal d’un lycée de Reims, où je mentionnais Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel et Comment font les gens, ainsi que Grande Petite de Sophie Fillières, parmi les films qui avaient compté pour moi.
Ainsi m’est-il apparu que ces coïncidences étranges, incroyables, qui nous reliaient, L. et moi, n’étaient sans doute pas si étranges.
L. était surtout très bien renseignée.
Sur Internet, je n’ai pas retrouvé trace du passage de L. à Tours. Le lendemain, j’ai téléphoné aux quelques lycées de la ville. Au deuxième appel, j’ai été mise en relation avec le professeur documentaliste qui m’avait invitée. J’ai senti dès les premiers mots que cette femme avait hésité à me répondre au téléphone. Son ton était glacial. Lorsque j’ai voulu savoir si elle se souvenait de « ma » visite quelques mois plus tôt, elle a eu une toux sèche avant de me demander si je me foutais de sa gueule. Elle n’a pas dit « vous plaisantez ? » ou « vous vous moquez de moi ? ». Non, d’une voix blanche dont elle ne cherchait pas à minimiser la violence, elle a dit : « Vous vous foutez de ma gueule ? » Car non seulement je n’étais pas venue, mais je n’avais pas prévenu. Une centaine d’élèves avait préparé cette rencontre, avait lu mes livres, avait attendu ce jour avec impatience. Elle m’avait envoyé les billets de train, elle m’avait guettée sur le quai de la gare, un jour de grand froid. Et je n’étais pas venue. Je n’avais pas jugé utile de m’excuser, ni de répondre à la lettre furieuse qu’elle m’avait envoyée.
J’ai raccroché. Le sol se dérobait sous mes pieds, ce n’était pas une image, c’était le parquet qui tanguait en silence, aimanté par des lignes de fuite situées aux quatre coins de la pièce.
L. m’avait dupée.
L. avait disparu, s’était volatilisée.
L. n’avait laissé aucune trace.
Les jours qui ont suivi ne m’ont apporté que vertige et confusion.
Chaque détail, chaque souvenir auquel je pensais pouvoir me raccrocher, chaque preuve que j’espérais pouvoir brandir, n’avait de réalité que dans ma mémoire.
L. n’avait laissé aucune empreinte. Aucune preuve tangible de son existence.
Pendant tout ce temps, elle s’était arrangée pour ne croiser personne de mon entourage. Et j’avais été une complice hors pair. Je ne l’avais pas présentée à mes enfants, ni à François, ni à mes amis. J’avais vécu avec elle une relation exclusive, sans témoin. J’étais allée avec elle dans des endroits bondés où il n’y avait aucune raison que l’on se souvienne de nous. Elle n’avait commis aucun crime qui nécessite une recherche d’indices ou d’ADN. Et s’il me venait à l’idée d’expliquer dans un commissariat, six mois après les faits, que les somnifères et la mort au rat que l’on avait retrouvés dans mon sang m’avaient été administrés à mon insu, on m’aurait prise pour une folle.
J’étais une romancière qui avait montré, à plusieurs reprises, des signes graves de perturbation, de vulnérabilité, voire de dépression.
Je passais des nuits entières, les yeux grands ouverts, à chercher l’indice, la faille.
Un soir, alors que je tentais d’expliquer à François l’angoisse qui me saisissait par moments, m’empêchait de respirer, alors qu’il m’écoutait pour la vingtième fois reprendre tout depuis le début, multiplier les détails, les anecdotes, les souvenirs de conversations, il a eu cette phrase dont il espérait sans doute qu’elle me permettrait de tourner la page :
— Peut-être que tu l’as inventée pour l’écrire.
Alors j’ai compris que c’était peine perdue et que je me battais contre des moulins à vent.
Bien sûr, j’ai eu envie de lire le manuscrit. Pendant quelques jours, j’ai réfléchi à la manière dont je pouvais le récupérer, ou au moins savoir de quoi il parlait, sans éveiller davantage les soupçons sur ma santé mentale. Pendant quelques jours, j’ai pensé donner à mon éditrice le feu vert pour mettre en fabrication et publier ce roman périlleux et formidable, quitte à prendre le risque de voir L. dénoncer publiquement mon imposture. Au moins réapparaîtrait-elle et prouverais-je ainsi que je ne l’avais pas inventée.
C’était tentant. Un livre écrit, clé en main, prêt à l’emploi. Et bon avec ça. Un livre plus trouble, plus puissant, que tous ceux que j’étais capable d’écrire.
J’ai caressé cette idée pendant quelques jours, peut-être quelques semaines.
Et puis un matin, j’ai demandé à mon éditrice de me rejoindre dans un café. Elle s’est inquiétée de me voir si fatiguée. Je lui ai demandé, de la manière la plus solennelle possible, de jeter ou brûler le texte qu’elle avait entre les mains. J’ai affirmé d’un ton sans appel que je ne le publierais jamais.
En réponse à sa question, j’ai admis que je n’en avais aucune sauvegarde informatique. Mais si toutefois elle tenait à notre relation, si elle pensait qu’un jour je serais capable d’écrire un nouveau livre, je lui demandais, je la suppliais, de jeter celui-ci.
Ébranlée par ma détermination, et sans doute par les cernes violets qui me donnaient l’air d’avoir été battue, elle m’a promis qu’elle le ferait.
Je ne suis pas dupe. Je sais que ce texte est rangé quelque part dans son bureau.