La nuit était tombée depuis longtemps quand il s’est mis à pleuvoir. Une pluie forte, coléreuse, qui cognait aux carreaux. De la chambre, j’entendais les bourrasques de vent et, au loin, le bruit des pneus qui roulaient dans les flaques. Je ne savais pas si je rêvais ces voitures ou si je les entendais. Je ne savais pas si j’étais capable de parcourir la distance qui nous séparait du village. Les yeux clos, j’imaginais ma silhouette trempée surgissant au milieu de la route, les bras en l’air dans la lumière des phares. J’imaginais ce moment où une voiture freinerait, où la portière s’ouvrirait, où je serais délivrée.
Malgré moi, je me suis endormie.
Quand je me suis de nouveau réveillée, tout était éteint. Je n’avais aucune idée de l’heure mais j’ai pensé que L. s’était couchée. Comme les nuits précédentes, elle avait laissé la porte de sa chambre ouverte pour guetter le moindre bruit.
La probabilité que je parvienne à me lever et à marcher jusqu’à la cuisine sans la réveiller était infime. Je le savais. L’attelle frappait le sol et mes béquilles avaient disparu.
La probabilité que je réussisse à prendre la clé dans le tiroir, à sortir de la maison et à ouvrir le portail sans qu’elle se réveille était nulle. Mais je n’avais pas d’autre choix.
J’ai enfilé un pull par-dessus le tee-shirt que je portais. Je n’avais aucun autre vêtement à portée de main. La valise qui avait servi à transporter mes affaires avait disparu. L. avait tout pris.
Je me suis assise sur le lit et je suis restée comme ça, quelques minutes, presque en apnée. Je n’osais même pas avaler ma salive. Et puis j’ai rassemblé toutes mes forces et me suis levée.
Je suis allée jusqu’à la cuisine, j’ai ouvert le tiroir, j’ai pris la clé. J’entendais ma propre respiration, haletante et douloureuse.
Je suis sortie, j’ai senti la pluie glaciale sur mes cuisses, l’attelle s’enfonçait dans le gravier dans un crissement de ferraille. En l’espace de quelques secondes, mes cheveux ont été trempés, ils me fouettaient le visage, j’avais du mal à marcher contre le vent. J’ai essayé de courir mais la douleur était trop forte.
Je suis arrivée à hauteur du portail. C’est à ce moment-là seulement que j’ai remarqué que la voiture de L. n’était plus là. Je me suis appuyée au mur pour reprendre mon souffle. Sous l’effet d’une bourrasque, les feuilles du saule se sont soulevées dans un bruissement intense. On aurait dit une cascade de verre brisé.
Sans me retourner vers la maison, j’ai ouvert le portail, je me suis avancée en boitant sur la route étroite et j’ai pris la direction du village.
L. était forcément à l’arrêt quelque part, moteur coupé, et me guettait. J’étais certaine, d’un instant à l’autre, d’entendre sa voiture démarrer et de la voir surgir et foncer sur moi.
Voilà quel était son plan. Me laisser m’enfuir à moitié nue, me capturer dans la lumière de ses phares, et me renverser comme une quille.
J’ai marché le long de la route, malgré la douleur qui augmentait à chaque pas. Je ne voyais rien à cause de la pluie, seulement une fenêtre allumée, au loin, qui se découpait dans l’obscurité.
Je n’étais plus qu’à quelques mètres de la première maison du village lorsque je suis tombée dans une tranchée creusée pour le tout-à-l’égout, en bordure de la route. Je n’ai gardé aucune image de ce moment, seulement la sensation de la boue et l’éboulement. J’ai perdu connaissance.
J’ai un souvenir très confus du transport en ambulance. Aujourd’hui, il ne me reste que l’image de cette couverture de survie, dorée et scintillante, dans la lumière du gyrophare. La sensation du brancard dans mon dos. La vitesse de la camionnette.
Je me suis réveillée dans une chambre de l’hôpital de Chartres. Une infirmière est entrée peu après. Elle m’a raconté ce qui s’était passé. Elle m’a dit que mon mari était en route, ou plutôt en vol, quelqu’un l’avait prévenu.
C’est l’un des ouvriers du chantier municipal qui m’a trouvée, alors que le jour commençait à poindre. Le médecin m’a dit que j’étais sans doute tombée peu de temps avant que l’homme me découvre, sinon je n’aurais pas survécu. J’étais dans un état grave d’hypothermie.
On ne m’a posé aucune question sur les raisons qui m’avaient amenée jusque-là, en culotte et en pull, quelques heures avant l’aube. On m’a dit de prendre mon temps, pour réfléchir à tout cela. On m’a donné des cachets pour la douleur et d’autres pour dormir.
L’attelle de mon pied a été remplacée par une botte en résine. On m’a fourni de nouvelles béquilles. Jusqu’à l’arrivée de François, j’ai dormi presque tout le temps.
Je l’ai trouvé le lendemain matin à mon chevet, les traits tirés, l’air inquiet. Il m’a serrée dans ses bras. Il fallait que je me repose. L’important était que je sois là, saine et sauve.
Plus tard j’ai appris qu’on avait trouvé des traces de plusieurs somnifères, et de mort au rat, dans mes tests toxicologiques.
Plus tard, quand on a jugé que le moment était venu de me demander ce qui s’était passé, j’ai compris que l’ensemble du corps médical – et sans doute François – était convaincu que j’avais absorbé moi-même ce mélange. Et puis j’avais paniqué et j’étais sortie en pleine nuit pour trouver de l’aide.