Delphine,
C’est pesant. Être quelqu’un de ta famille, porter le même nom que le tien, aujourd’hui, c’est très pesant. Ce nom, tu te l’es approprié, tu l’as sali, tu as chié dessus. Voilà ce que tu nous infliges, à nous tous, et cette question exaspérante dont on nous rebat les oreilles : « Vous êtes de la famille de l’auteur ? » Oui, je suis de la famille de l’auteur et ça m’emmerde. Moi et d’autres, crois-moi, ça nous fait carrément chier. Est-il possible aujourd’hui d’exister en dehors de cette question, d’avoir une autre identité que celle-là, être de la famille de l’auteur ? Ce n’est pas un cadeau.
Tu sembles oublier que tu es malade. Oui, malade. Tu es une grande malade. Et en plus, c’est contagieux. Tu crois que tu t’en es sortie, mais tu oublies les séquelles. Et puis tous les médecins te le diront : ça se déplace, ces choses-là, ça ne disparaît jamais. C’est génétique, c’est en toi.
J’ai entendu dire que tu te débarrassais de tes enfants. La mère parfaite se révèle enfin sous son vrai jour ! Bien joué. Le champ est libre, n’est-ce pas, tu vas pouvoir t’éclater, dépenser tout ton blé, jouer les cougars dans les soirées VIP. Moi je sais que tu es une mauvaise mère qui saisit la première occasion pour expédier ses mômes le plus loin possible, sous prétexte qu’ils ont choisi de faire des études.
Tes enfants ont pour mère une affabulatrice surmédiatisée.
Je les plains.
Je suis restée debout, la lettre à la main.
J’ai éprouvé d’abord une forme de gêne, à l’inspiration, à peine identifiable, et puis une boule a commencé d’enfler dans mon thorax, sensation déjà vécue, incontrôlable. Mes doigts tremblaient un peu. Je n’avais pas pris le temps de défaire ma valise, ni de ranger mes affaires, j’avais posé sur la table le paquet de lettres ramassé dans la boîte, je m’étais préparé un thé et j’avais commencé par séparer les prospectus du courrier, puis à ouvrir les enveloppes, une par une, lorsque j’étais tombée sur celle-ci, datée de la veille. Louise et Paul étaient dans leurs chambres respectives, ils pouvaient en sortir d’un moment à l’autre, il était hors de question que je me mette à pleurer. J’ai pensé à appeler François mais je me suis dit qu’avec le décalage horaire, je n’avais aucune chance de le joindre.
J’ai replié la lettre. J’ai inspiré profondément et suis passée à l’enveloppe suivante. Juste à ce moment-là, mon portable a sonné. C’était L. Elle se souvenait que je devais rentrer de vacances ces jours-ci et voulait prendre de mes nouvelles. L’espace d’un instant, je me suis demandé si L. ne m’avait pas vue entrer dans l’appartement et, par un étrange réflexe, j’ai regardé par la fenêtre. Rien ne bougeait : la plupart des rideaux étaient tirés, les stores baissés, un peu plus bas, une fenêtre ouverte laissait voir un couple en train de fumer, assis devant une table basse.
Quelques secondes ont suffi pour que L. se rende compte que je n’étais pas tout à fait dans mon état normal. Plus que tout, ma voix trahit mon humeur, ce n’est pas faute d’avoir essayé d’apprendre à la moduler, à la maîtriser, il n’y a rien à faire, ma voix trahit qui je suis, émotive malgré l’augmentation constante de mon vocabulaire. L. m’a aussitôt proposé qu’on boive un verre, elle avait terminé le matin même le manuscrit sur lequel elle travaillait, elle aussi avait besoin de décompresser. J’ai accepté de la retrouver un peu plus tard, le temps de me poser et de passer au supermarché pour remplir le réfrigérateur. J’ai mis la lettre dans mon sac avec l’intention de la lui montrer.
Au fond du café, L. a déplié le papier sous mes yeux. Je l’ai observée, tandis que son regard glissait le long des lignes, ses cheveux n’étaient pas attachés, ses paupières étaient couvertes d’un gris métallique qui faisait ressortir la pâleur de son teint, ses lèvres étaient légèrement roses, elle était très belle. Elle a pris le temps de lire, j’ai vu son visage se transformer sous l’effet de l’indignation.
— Tu sais qui c’est ?
— Non.
— Tu crois que c’est quelqu’un de ta famille ?
— Je ne sais pas.
Tandis que L. relisait la lettre, visiblement ébranlée, je lui ai parlé de celle que j’avais reçue quelques semaines auparavant. Dans mon souvenir elle était moins virulente. L. m’a semblé songeuse, pendant quelques secondes, puis elle m’a regardée de nouveau.
— Tu n’as jamais envisagé d’écrire un livre sur l’après ? Un livre qui raconterait la parution de ton dernier roman, ses conséquences, ce qu’il a provoqué, précipité, ce qu’il a révélé. Cette manière dont il opère, à retardement.
Oui, j’y avais pensé. L’idée m’avait traversé l’esprit. Raconter la réception du livre, les soutiens inattendus, les lettres bouleversantes. Raconter l’effort que certains avaient fait pour accepter le texte, leur volonté jamais démentie d’y arriver. Le respect de la littérature. Raconter les confessions tardives, murmurées une fois le livre imprimé, les souvenirs ressurgis. Les stratégies de défense, les procès silencieux. Oui, il était tentant d’écrire cela : la perturbation n’avait pas seulement agité les zones identifiées comme à risque. Les zones à risque avaient circonscrit le point d’impact, l’avaient assimilé, s’en étaient accommodées. Un séisme plus dévastateur sourdait dans d’autres territoires, ceux que j’avais effleurés, contournés, ceux que j’avais volontairement exclus du champ de la narration.
Tout auteur qui a pratiqué l’écriture de soi (ou écrit sur sa famille) a sans doute eu, un jour, la tentation d’écrire sur l’après. Raconter les blessures, l’amertume, les procès d’intention, les ruptures. Certains l’ont fait. Sans doute à cause des effets retard. Car le livre n’est rien d’autre qu’une sorte de matériau à diffusion lente, radioactif, qui continue d’émettre, longtemps. Et nous finissons toujours par être considérés pour ce que nous sommes, des bombes humaines, dont le pouvoir est terrifiant, car nul ne sait quel usage nous en ferons. Voilà exactement ce à quoi je pensais, gardant le silence pourtant.
Comme je ne répondais pas, L. a répété sa question sous une autre forme :
— Peut-être serait-ce une manière de répondre à cette personne ? Publier ses lettres, telles quelles, sans en changer une virgule, et lui faire comprendre que tu te fous bien de savoir si c’est compliqué pour lui, ou elle, de porter un nom que tu n’as pas choisi, de lui dire qu’il y a mille façons de porter ce nom et qu’il, ou elle, n’a qu’à en inventer une autre…
— Mais je ne m’en fous pas.
— Si, tu t’en fous. Tu dois t’en foutre ! Tu devrais écrire tout ça, ce que tu m’as raconté depuis qu’on se connaît, la manière dont le rapport avec certains s’altère, s’abîme, malgré toi, ceux qui ne se soucient plus jamais de savoir comment tu vas, ceux qui se plaisent à te considérer désormais comme une célébrité – comme si cela avait un sens, pour un écrivain quel qu’il soit, dans le monde dans lequel nous vivons –, ceux qui s’intéressent davantage au nombre de zéros qu’il y avait sur ton chèque qu’au tournant que cela représente dans ta trajectoire littéraire, ceux qui crèveraient plutôt que te poser directement la question, ceux qui se persuadent que tu as changé, que tu es plus distante, plus lointaine, moins accessible, moins disponible, ceux qui ne t’invitent plus parce qu’ils ont décrété une bonne fois pour toutes que tu étais débordée, ceux qui veulent soudain t’inviter tous les dimanches, ceux qui imaginent que tu passes tes soirées dans des cocktails ou des dîners mondains, ceux qui imaginent que tu n’élèves pas tes enfants, ceux qui se demandent si tu ne bois pas en cachette ou si tu n’as pas fait un lifting des paupières. N’est-ce pas ce que tu m’as raconté, Delphine, l’autre jour, en rigolant ? Maintenant lis cette lettre, relis-la bien. Ça ne rigole pas du tout, il s’agit de haine, il s’agit de te nuire.
À mesure qu’elle parlait, j’avais senti grandir la colère et l’indignation de L., et cela me faisait un bien fou, que quelqu’un se range de cette manière à mes côtés, tout entière, sans condition.
Oui, tout cela pouvait s’écrire, bien sûr, mais cela ne servirait à rien. J’étais responsable de ce qui se passait, je ne l’avais pas voulu mais je l’avais provoqué, je devais l’assumer ou tout au moins composer avec, m’en accommoder à mon tour. Et puis, rien ne pouvait arrêter le fantasme des autres à notre endroit. J’en savais quelque chose. Écrire un livre sur l’après creuserait le fossé ou l’incompréhension. Il me semblait que j’avais mieux à faire. J’ai rappelé à L. que je réfléchissais depuis quelques mois à une autre idée, une vraie fiction, j’avais continué à prendre des notes pendant les vacances, mon projet prenait forme, l’intrigue s’était précisée.
L. m’a interrompue.
— L’intrigue ? Tu dis ça sérieusement ? Tu n’as pas besoin d’intrigue, Delphine, ni de rebondissements. Tu es au-dessus de ça, maintenant, il faudra bien que tu finisses par t’en rendre compte.
Elle parlait cette fois très doucement. Il n’y avait aucune agressivité dans sa voix. L. s’attachait à me laisser percevoir son incrédulité face à ce qu’elle venait d’entendre. Avais-je vraiment élaboré, imaginé une intrigue ? Elle a repris :
— Tu n’as pas besoin d’inventer quoi que ce soit. Ta vie, ta personne, ton regard sur le monde doivent être ton seul matériau. L’intrigue est un piège, un traquenard, tu crois sans doute qu’elle t’offre un abri, ou un pilier, mais c’est faux. L’intrigue ne te protège de rien, elle aura vite fait de se dérober sous tes pieds ou de s’effondrer sur ta tête. Que cela soit clair, l’intrigue est un vulgaire trompe-l’œil, elle n’offre aucun tremplin, aucun appui. Tu n’as plus besoin de ça. Tu es ailleurs, maintenant, tu comprends ? Tu sous-estimes tes lecteurs. Tes lecteurs n’attendent pas qu’on leur raconte des histoires pour qu’ils s’endorment en paix ou pour les consoler. Ils se moquent des personnages interchangeables, transposables d’un livre à l’autre, ils se moquent des situations plus ou moins plausibles tricotées avec agilité mais qu’ils ont lues déjà vingt-cinq fois. Ils s’en contrefoutent. Tu leur as prouvé que tu savais faire autre chose, que tu pouvais t’emparer du réel, en découdre avec lui, ils ont compris que tu cherchais une autre vérité et que tu n’avais plus peur.
Nous n’étions plus dans la tension que j’avais ressentie dans sa cuisine quelques semaines plus tôt. Nous étions deux amies parlant de mon travail, et de ses conséquences, et j’étais touchée que L. se sente si concernée par le sujet.
L. ne se demandait pas si j’étais capable d’écrire quelque chose après ça, L. était certaine que j’en étais capable et avait une idée très précise de la tournure que cela devait prendre.
Amusée, je lui ai répondu qu’elle jouait avec les mots et caricaturait mes propos. J’avais dit intrigue mais c’était une façon de parler, aucun de mes livres n’avait jamais offert au lecteur une intrigue et sa résolution au sens où elle l’évoquait. Qu’elle me laisse au moins le temps de lui expliquer ce que j’avais imaginé. Elle qui s’intéressait à l’usage que l’on pouvait faire du réel, eh bien justement, elle y trouverait peut-être son compte.
L. a fait signe au serveur de nous remettre deux mojitos, une manière de me signifier qu’elle avait tout son temps, la nuit s’il le fallait, elle s’est renversée sur le dossier de sa chaise, sa posture me disait vas-y, je t’écoute, trinquons au livre que tu refuses d’écrire, et à celui par lequel tu te prétends habitée. J’ai terminé mon verre et commencé.
— L’héroïne… enfin… le personnage principal… est une jeune femme qui… qui vient juste de sortir d’un programme de téléréalité qu’elle a gagné. Dès les premiers jours de diffusion, les spectateurs se sont pris de passion pour elle, les réseaux sociaux se sont enflammés, elle s’est retrouvée à la Une des magazines people et des programmes TV. En l’espace de quelques semaines, alors qu’elle était encore à l’intérieur du jeu – c’est le genre de trucs où ils sont enfermés, tu vois ? – cette fille est devenue une star.
J’attendais un signe d’encouragement de L., mais son visage n’exprimait rien d’autre qu’une extrême vigilance. J’ai repris :
— En fait, ce n’est pas tellement le jeu qui m’intéresse, ni même l’enfermement, c’est plutôt l’après, quand elle sort, je veux dire ce moment où elle va devoir se confronter à cette image d’elle, qui n’a rien à voir avec ce qu’elle est.
L., totalement immobile, ne me quittait pas des yeux. Elle ne laissait rien paraître. Elle m’écoutait avec une attention un peu appuyée. Cette fois encore, il me semblait que les mots m’échappaient et je ne parvenais pas à exprimer mon idée comme je l’aurais souhaité. Cette fois encore, il me semblait redevenir symboliquement la petite fille rougissante face à sa classe, dont l’unique préoccupation était de ne pas se mettre à pleurer. Mais j’ai continué :
— Pendant plusieurs semaines, le moindre de ses gestes, la plus futile de ses paroles, ont fait l’objet de commentaires. Une voix omnisciente et toute-puissante n’a cessé de décrypter ses réactions. Peu à peu, cette voix a tracé les lignes de ce qui apparaît dorénavant, aux yeux de tous, comme sa personnalité. C’est-à-dire une fiction qui n’a plus grand-chose à voir avec elle. Lorsqu’elle sort du jeu, elle incarne un personnage dont elle ignore les contours, une sorte de décalque aux dimensions copiées, qui continue de se nourrir d’elle, la dévore, telle une sangsue invisible et insatiable. La presse est allée enquêter sur les lieux de son enfance, sa vie a été réinventée pour émouvoir les spectateurs et repose sur le témoignage de gens que, pour la plupart, elle n’a pas connus. En fait, la jeune femme découvre ce portrait d’elle en guerrière, alors qu’elle ne s’est sans doute jamais sentie aussi vulnérable.
L. ne dissimulait pas une légère moue, mais m’encourageait à poursuivre. En vertu de je ne sais quelle forme d’orgueil qui consiste à ne pas se considérer vaincu tant que l’on n’est pas à terre, j’ai repris :
— Bon et puis, il y a aussi un autre personnage, un garçon qui est monteur et qui a travaillé sur l’émission pendant toute sa durée de diffusion. En fait, il a largement participé, par le choix des images et des séquences, à fabriquer ce qu’elle découvre. Ce garçon cherche à entrer en contact avec elle, il veut la revoir.
Je commençais bizarrement à avoir du mal à feindre un quelconque enthousiasme pour mon propos. Soudain, tout cela était grotesque.
— En fait (et pourquoi répétais-je en fait toutes les quatre phrases ?), lui-même ne sait plus très bien qui elle est. Il est dépendant d’une femme fictive, une femme qu’il a contribué à créer, qui n’existe pas.
L. n’avait pas bougé. Mon idée m’apparaissait maintenant sous une féroce lumière : tout cela était tellement prévisible, tellement… artificiel. Tout cela, au moment même où je l’énonçais, me semblait tellement vain.
Le serveur s’est glissé entre nous pour poser les verres sur la table.
L. a sorti un paquet de mouchoirs de son sac. Elle gagnait du temps.
Elle a aspiré une bonne gorgée du cocktail à la paille, fait danser machinalement les feuilles de menthe dans son verre, elle a hésité encore avant de se lancer.
— On a réfléchi, sur tout ça, il y a longtemps, bien avant que tu écrives des livres, Delphine. On a lu Roland Barthes et Gérard Genette, René Girard et Georges Poulet, on a fait des fiches sur du papier bristol et souligné les notions clés avec des stylos quatre couleurs, on a appris des concepts et des mots nouveaux comme si on découvrait l’Amérique, on a renouvelé nos idoles, on a passé des heures à tenter de définir l’autobiographie, la confession, la fiction, le vrai mensonge et le « mentir vrai ».
Je voyais bien de quoi elle parlait, mais je ne saisissais pas le sens du on. L. avait peut-être été étudiante en Lettres à la même époque que moi. Sans doute avait-elle alors étudié le structuralisme, le nouveau roman et la nouvelle critique, et ce on désignait une génération, la nôtre, nourrie des mêmes penseurs.
Elle a repris :
— On a travaillé sur l’évolution des formes narratives, sur la volonté de certains auteurs d’atteindre le vital, le moteur de la vraie vie.
J’ai acquiescé.
L. a continué. Le ton de sa voix était devenu soudain plus intime.
— Les égarements du cœur et de l’esprit, la couleur changeante des yeux d’Emma Bovary, le ravissement de Lol V. Stein, Nadja, tout cela au fond dessinait une forme de trajectoire, nous montrait un chemin, nous donnait à comprendre cette quête dont vous, les écrivains, êtes aujourd’hui dépositaires.
Cette fois, les allusions de L. étaient très claires. Crébillon, Flaubert, Duras, Breton, il s’agissait des œuvres qui figuraient au programme de khâgne l’année où je préparais le concours de l’École normale supérieure. Et ce programme changeait chaque année.
L. était en train de me dire qu’elle avait été en classe préparatoire la même année que moi. L. signifiait ainsi une forme d’ancrage commun. Elle a poursuivi sur sa lancée mais je ne l’écoutais plus. Mon esprit tentait de se représenter la jeune femme de dix-huit ans qu’elle avait été. À partir de la femme qui se tenait assise en face de moi – si assurée, si maîtresse d’elle-même –, j’essayais de tirer un trait, un trait solide qui remontait le temps, mais au bout, il n’y avait rien, aucun visage.
J’ai fini par l’interrompre.
— Mais dans quel lycée étais-tu ?
Elle a souri.
Elle a laissé planer encore quelques secondes de silence.
— Tu ne te souviens pas de moi ?
Non, je ne m’en souvenais pas. Je tentais maintenant de convoquer les visages des filles de ma classe, plus ou moins enfouis, je passais en revue ces lointaines images aussi vite que possible, mais il m’en restait peu et aucune ne ressemblait à L.
— Non, je suis désolée. Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Parce que j’ai bien vu que tu ne me reconnaissais pas. Que tu n’avais pas le moindre souvenir de moi. Ça m’a rendue triste. Tu sais, il y a une chose que j’ai apprise. Une chose injuste qui sépare le monde en deux : dans la vie, il y a ceux dont on se souvient et puis ceux qu’on oublie. Ceux qui laissent une empreinte, où qu’ils aillent, et ceux qui passent inaperçus, qui ne laissent aucune trace. Ils n’impriment pas la pellicule. Ça s’efface derrière eux. Je suis sûre que tu reçois des lettres de gens qui ont été avec toi en maternelle, au collège, en classe de neige, des gens qui avaient enregistré ton nom et ton visage, indélébiles, dans un coin de leur cerveau. Des gens qui se souviennent de toi. Tu appartiens à la première catégorie, j’appartiens à la seconde. C’est comme ça, on n’y peut rien. Tu vois, moi je me souviens très bien de toi. Tes jupes longues, tes cheveux bizarres, et ce blouson en cuir noir que tu as porté toute l’année.
J’ai protesté :
— Mais non, ce n’est pas si simple, nous appartenons tous aux deux catégories.
Pour justifier mes propos, j’ai raconté à L. ma rencontre avec Agnès Desarthe. Se souvenait-elle qu’Agnès Desarthe était en classe de khâgne avec nous ? Bien sûr, L. s’en souvenait très bien.
Je devais avoir une trentaine d’années lorsque Agnès a publié son deuxième roman. Un soir au Salon du Livre, elle était en dédicace sur le stand de son éditeur. À l’époque, je n’avais aucune intention de publier quoi que ce soit, je travaillais en entreprise et n’imaginais pas que ma vie puisse un jour prendre une autre direction que celle que je m’efforçais de tracer et de stabiliser, une vie dont je ne cessais de consolider les bases, afin de me protéger de moi-même et de tout ce qui débordait de ma personne. J’écrivais pourtant, mais dans les limites de ce qui me paraissait acceptable, vivable, c’est-à-dire une sorte de journal intime destiné à moi seule. L’idée d’écrire autrement, d’écrire pour être lue, représentait à l’époque un trop grand danger. Je n’étais pas assez solide et je le savais. Je ne disposais pas de la structure psychique capable de supporter ce genre d’échafaudage.
J’étais venue voir Agnès comme je l’aurais sans doute fait si elle était devenue chanteuse ou danseuse, avec en plus l’admiration que l’on peut avoir pour quelqu’un qui a accompli ce qui nous semble inaccessible. Agnès ne m’avait pas reconnue. Elle ne se souvenait pas de moi, ni de mon nom, ni de mon visage. Moi je me souvenais d’elle, et de son nom de jeune fille, de ce que l’on savait d’elle et de sa famille, je me souvenais du genre de fille qu’elle était, j’aurais pu lui rappeler le nom des élèves avec lesquels elle s’était liée, Nathalie Azoulai et Hadrien Laroche (tous les deux ont également publié des romans depuis), je les revoyais comme si j’y étais, ainsi que Nathalie Mesuret, dont la peau si claire et le rouge à lèvres vermillon me fascinaient. Ils constituaient l’élite de la classe (les fraîcheurs, diraient mes enfants aujourd’hui), ils étaient beaux et souriants, ils étaient là comme chez eux, au bon endroit, ils avaient toutes les raisons objectives et statistiques d’être là, c’était quelque chose dans leur comportement qui semblait ne laisser aucune place au doute, leurs parents étaient fiers d’eux, les soutenaient dans l’effort, ils appartenaient à ce monde parisien cultivé et éclairé que je commençais de découvrir – au moment où j’écris cela, j’ai bien conscience qu’il s’agissait d’une pure projection de ma part – mais c’est ainsi, dans leur aisance, qu’ils m’apparaissaient : légitimes.
Je me souvenais d’Agnès Desarthe, mais elle avait peine à me reconnaître. Voilà ce que je voulais dire à L. : nous étions tous le naufragé, le disparu de quelqu’un d’autre, cela ne signifiait rien, cela n’avait pas de sens.
J’ai raconté à L. que j’avais gardé la photo de classe (d’ailleurs, ce soir-là, au Salon du Livre, Agnès m’avait demandé si j’acceptais de lui en faire une copie, que je lui ai envoyée quelques semaines plus tard par la poste). L. n’en revenait pas.
— Tu as encore cette photo ?
— Bien sûr. Je garde toutes les photos qui me tombent sous la main, je suis une maniaque de la photo, je ne perds rien, je ne jette rien. Je te la montrerai, si tu veux. Tu pourras vérifier que tu as bel et bien imprimé la pellicule !
L. a réfléchi un instant avant de me répondre :
— Je crois que je n’y suis pas. J’en suis même quasiment sûre. J’étais malade ce jour-là.
L. m’a semblé triste, et je me suis sentie coupable. Nous avions été en classe ensemble pendant une année entière et je ne l’avais pas reconnue. Rien de familier en elle ne m’avait interpellée, intriguée, et maintenant encore, il m’était impossible de me rappeler une silhouette qui aurait pu être la sienne. Certes, elle avait changé de nom et portait aujourd’hui celui de son mari (bien qu’il fût mort depuis des années), mais à aucun moment son visage n’avait éveillé en moi quelque réminiscence ou impression de déjà-vu.
Nous avons siroté notre mojito en silence pendant quelques minutes. D’autres images me revenaient, lointaines, de cette année fragile. C’était étrange de convoquer ces souvenirs, auxquels je n’avais pas pensé depuis si longtemps.
L. s’est approchée de moi, soudain plus sérieuse.
— Ton idée n’est pas mauvaise, Delphine. Mais tes personnages n’ont pas d’âme. On ne peut plus écrire ce genre de choses, aujourd’hui. Pas sous cette forme. Le lecteur s’en fout. Tu dois trouver quelque chose de plus impliquant, de plus personnel, quelque chose qui vient de toi, de ton histoire. Tes personnages doivent avoir un lien avec la vie. Ils doivent exister en dehors du papier, voilà ce que le lecteur demande, que ça existe, que ça palpite. Pour de vrai, comme disent les enfants. Tu ne peux pas être à ce point dans la construction, dans l’artifice, dans l’imposture. Sinon tes personnages seront comme des mouchoirs en papier, on les jettera après usage dans la première poubelle venue. Et on les oubliera. Car il ne reste rien des personnages de fiction, s’ils n’ont aucun lien avec le réel.
J’étais troublée mais ne pouvais pas adhérer à son discours. Le personnage n’avait-il pas le droit de surgir de nulle part, sans aucun ancrage, d’être une pure invention ? Devait-il rendre des comptes ? Non. Je ne le croyais pas. Car le lecteur savait à quoi s’en tenir. Le lecteur était toujours partant pour céder à l’illusion et tenir la fiction pour de la réalité. Le lecteur était capable de ça : y croire tout en sachant que cela n’existait pas. Y croire comme si c’était vrai, tout en étant conscient que c’était fabriqué. Le lecteur était capable de pleurer la mort ou la chute d’un personnage qui n’existait pas. Et c’était le contraire de l’imposture.
Chaque lecteur pouvait en témoigner. L. se trompait. Elle ne voulait entendre que la moitié de l’histoire. Parfois même, la fiction était tellement puissante qu’elle avait des prolongements dans le réel. Quand j’étais allée à Londres avec Louise et Paul, nous avions visité la maison de Sherlock Holmes. Des touristes venus du monde entier venaient visiter cette maison. Mais Sherlock Holmes n’a jamais existé. On vient pourtant voir sa machine à écrire, sa loupe, et sa casquette de tweed, ses meubles, son intérieur, dans une mise en scène fabriquée d’après les romans de Conan Doyle. Ces gens le savent. Et pourtant ils font la queue et payent pour visiter une maison qui n’est que la reconstitution minutieuse d’une fiction.
L. a admis que c’était vrai. Et charmant.
Mais elle, ce qui la passionnait, ce qui l’empêchait de dormir quand elle lisait un livre, ce n’était pas seulement que ça sonne juste. C’était de savoir que cela avait eu lieu. Quelque chose s’était produit et l’auteur avait passé ensuite des semaines, des mois, des années, pour transformer ce matériau en littérature.
J’ai terminé mon mojito d’un trait.
L. m’a souri.
Elle avait l’air de quelqu’un qui ne s’inquiétait pas, qui savait que son heure viendrait. Quelqu’un qui ne doutait pas que le temps jouerait en sa faveur, lui donnerait raison.