À la naissance de Louise et Paul, j’ai interrompu le journal intime que je tenais depuis des années.
Quelques mois plus tard, l’écriture ainsi chassée par la porte est revenue par la fenêtre, et j’ai commencé l’écriture d’un roman. Je ne sais pas comment ce désir s’est imposé et je suis incapable aujourd’hui de dire quel incident, quel événement, quelle rencontre, m’a autorisée à passer à l’acte. Durant des années, une écriture intime, sans filtre, presque quotidienne, m’avait aidée à me connaître, à me construire. Elle n’avait rien à voir avec la littérature. Et maintenant que j’apprenais à vivre sans elle, il m’apparaissait que je pouvais écrire autre chose, sans vraiment savoir quoi, ni quelle forme cela pouvait prendre.
Alors, dès que j’ai eu deux heures devant moi, j’ai écrit cette histoire.
Un jour, j’ai envoyé par la poste le manuscrit inspiré des quelques mois que j’avais passés à l’hôpital au moment d’entrer dans l’âge adulte. Un roman autobiographique, écrit à la troisième personne, au sein duquel je revendiquais une part de fiction.
Un éditeur parisien me reçut dans son bureau, visiblement contrarié : le texte, selon lui, manquait d’effets de réel.
Savais-je d’ailleurs seulement ce qu’était un effet de réel ?
Avant que j’aie eu le temps de répondre, il se permettait de me le rappeler : Roland Barthes l’avait défini, il s’agissait d’un élément qui indiquait clairement au lecteur que le texte s’attachait à décrire le monde réel, un élément qui avait pour fonction d’affirmer l’étroite relation entre le texte et la réalité.
Eh bien, poursuivit-il, cela manquait. Il ne fallait pas se voiler la face, la dimension autobiographique de ces pages était évidente, alors pourquoi se cacher derrière son petit doigt ? Ce livre était un témoignage, il fallait rajouter quelques détails qui ne tromperaient pas, rassurer le lecteur sur la marchandise, assumer cette histoire pleinement, à la première personne, et aller chez Jean-Luc Delarue pour en parler. En outre, l’anorexie devenait à la mode. La voix tremblante et le kleenex à portée de main, je lui ai répondu que s’il pensait que le texte n’était rien d’autre que ça, ne présentait pas d’autre intérêt, il ne fallait pas le publier. J’ai ajouté (ma voix montait malgré moi peu à peu dans les aigus) qu’une de mes meilleures amies travaillait depuis dix ans avec Jean-Luc Delarue. Et s’il ne s’agissait que de ça, témoigner sur un plateau de télévision, je n’avais pas besoin d’écrire un livre. Je me tenais au bord des larmes, juste au bord. Je n’avais jamais mis les pieds dans une maison d’édition, j’avais pris un après-midi de congé à mon travail pour me rendre à ce rendez-vous, j’avais dû réfléchir pendant deux ou trois jours à la tenue qu’il convenait de porter dans ce genre de circonstances, peut-être même avais-je acheté une jupe ou un chemisier pour l’occasion. Il m’est venu une seconde à l’idée que je pourrais partir en courant mais non. J’étais trop bien élevée.
En haut de l’escalier, nous nous sommes salués avec circonspection.
Je n’avais rien contre les effets de réel, j’adorais les effets de réel, j’étais une passionnée d’effets de réel, mais l’éditeur parlait d’autre chose. Il voulait que j’inscrive le texte dans le Vrai. Il voulait que je dise au lecteur attention Madame, Monsieur, tout ce que je vous raconte est authentique, voilà un livre qui sent le Vécu, un livre cent pour cent autobiographique, voilà de la Vraie Vérité, voilà la Vie à l’état brut, garantie sans additifs, du réel qui n’a subi aucune transformation, surtout pas celle de la littérature.
Voilà à quoi je pensais, tandis que je marchais pour rentrer chez moi, légèrement ivre, après avoir quitté L. devant le bar où nous avions bu un troisième verre. Nous avions bien ri, elle et moi, au fond de la salle, car finalement la conversation avait dévié sur nos passions adolescentes, avant Barthes et toute la clique, à l’époque où nous accrochions des posters dans notre chambre.
J’avais raconté à L. les deux années durant lesquelles, vers l’âge de seize ans, j’avais contracté puis développé une cristallisation spectaculaire sur la personne d’Ivan Lendl, un joueur de tennis tchécoslovaque au physique ingrat dont je percevais la beauté obscure et saisissante, au point que je m’étais abonnée à Tennis Magazine (moi qui n’avais jamais touché une raquette de ma vie) et avais passé des heures devant les retransmissions télévisées du tournoi de Roland Garros puis de Wimbledon au lieu de réviser mon bac. L. était sidérée. Elle aussi l’avait adoré ! C’était bien la première fois que je rencontrais quelqu’un qui avait aimé Ivan Lendl, l’un des joueurs les plus détestés de l’histoire du tennis, sans doute à cause de son visage austère que rien ne pouvait dérider, et de son jeu de fond de court, méthodique et rébarbatif. Selon toute vraisemblance, c’est d’ailleurs pour ces raisons, parce qu’il était si grand, maigre et incompris, que je l’ai tant aimé. À la même époque, oui, exactement, L. avait suivi tous les matchs d’Ivan Lendl, elle s’en souvenait parfaitement, notamment de cette fameuse finale de Roland Garros jouée contre John McEnroe, que Lendl avait gagnée à l’issue d’un combat d’une rare intensité dramatique. Les images l’avaient alors montré victorieux, défiguré par l’épuisement, et pour la première fois le monde entier avait découvert son sourire. L. était incollable, se souvenait de tous les détails de la vie et de la carrière d’Ivan Lendl que j’avais pour ma part en partie oubliés. C’était incroyable, plus de vingt ans après, de nous imaginer toutes les deux hypnotisées devant nos postes de télévision, elle en banlieue parisienne et moi dans un village de Normandie, souhaitant l’une et l’autre avec la même ardeur le sacre de l’homme de l’Est. L. savait aussi ce qu’Ivan Lendl était devenu, elle avait suivi tout cela de très près, sa carrière comme sa vie privée. Ivan Lendl était marié et père de quatre enfants, vivait aux États-Unis, entraînait de jeunes joueurs de tennis et s’était fait refaire les dents. L. déplorait ce dernier point, la disparition du sourire tchécoslovaque (dents rangées de manière inégale dont on devinait le chevauchement) au profit d’un sourire américain (dents fausses parfaitement alignées, d’un blanc éclatant), selon elle, il y avait perdu tout son charme, je n’avais qu’à vérifier sur Internet si je ne la croyais pas.
C’était une drôle de coïncidence. Un point commun parmi d’autres, qui nous rapprochait.
Mais une autre chose m’était revenue en mémoire.
Lorsque je suis rentrée à Paris pour entamer mes études, je me suis inscrite dans une agence qui recrutait des hôtesses d’accueil pour divers salons ou manifestations événementielles. Mais assez vite, il s’est avéré que je ne correspondais pas au profil, quelque chose me manquait, faisait défaut, et chaque semaine, alors que d’autres filles étaient envoyées au palais des Congrès ou au Salon de l’Automobile, l’agence me proposait, à moi comme à d’autres, des missions en hypermarché dans des banlieues lointaines plus ou moins accessibles par le RER. Devant les rayons ou en tête de gondole, j’ai donc été démonstratrice pour des marques de parfumerie, de steaks hachés ou de lessive, j’ai fait goûter des crêpes déshydratées, des biscuits apéritif et des échantillons de fromage à pâte molle découpés par mes soins, j’ai distribué des prospectus en patins à roulettes, porté des tabliers en dentelle à connotation champêtre, des foulards ou des tee-shirts promotionnels, j’ai répété, jusqu’à en rêver la nuit, des slogans joyeux à la veille de la fête des mères ou du week-end de Pâques. Au bout de plusieurs mois d’assiduité, si nous étions bien notées lors des contrôles impromptus, nous pouvions espérer être placées dans un magasin de proche banlieue, voire dans Paris intra-muros.
Ainsi, l’année de ma khâgne, me suis-je vu attribuer, pour une mission de deux jours, le magasin du Bon Marché. C’était un signe de reconnaissance inespéré, une promotion inouïe. Pas de RER à l’aube, pas de cafétéria aux murs orange et aux néons intermittents. Je devais me poster en haut d’un escalator et distribuer toute la journée des bons de réduction pour une nouvelle gamme de produits capillaires qu’une marque de cosmétique tentait de lancer dans les Grands Magasins. Je portais un costume fourni par l’agence, dont le tissu froissé ne parvenait pas à faire oublier la coupe approximative. Mais le ridicule provenait surtout du foulard en viscose que nous devions nouer autour de notre cou, une pathétique imitation du carré Hermès, sur lequel le logo de la marque faisait figure de motif. Il n’était pas loin de 17 heures et je sentais mes pieds gonfler (une amie m’avait prêté une paire d’escarpins un peu trop petits) lorsque je les ai vus qui montaient, en grappe, immobiles au milieu de l’escalator. Voilà ce que je n’avais pas prévu : la forte probabilité de rencontrer, un samedi, au cœur du septième arrondissement, des élèves de mon lycée. Je ne revois plus vraiment leurs visages, et j’ignore leur nom, je ne sais plus s’il s’agissait d’élèves de ma classe ou de l’autre khâgne. Ils sont passés devant moi en se poussant du coude, ils étaient assez nombreux, certains se sont arrêtés, sont revenus sur leurs pas, j’ai entendu des rires, les filles pouffaient et les garçons lançaient des blagues, l’un d’eux, sans me regarder, a attrapé le bon de réduction que je distribuais. À voix haute il s’est mis à ironiser sur son contenu, les filles ont ri de plus belle. Belles elles étaient, je m’en souviens, et moi, fagotée comme l’as de pique dans un tailleur de seconde zone qui n’était pas sans évoquer une panoplie d’hôtesse de l’air. J’ai fait mine de ne pas remarquer qu’ils étaient restés juste derrière moi, gloussant de m’entendre répéter sans cesse les mêmes phrases, bonjour-madame-tenez-n’hésitez-pas-voici-un-bon-de-réduction-pour-nos-shampoings-nos-après-shampoings-nos-masques-nourrissants-une-nouvelle-gamme-exceptionnelle-de-produits-de-soin-pour-les-cheveux-n’attendez-pas-allez-vite-jeter-un-œil-à-nos-promotions-de-lancement, juste là, oui, premier rayon à droite. Une femme m’a demandé si elle pouvait en avoir deux, je lui ai tendu un autre bon. Elle voulait savoir si les produits étaient antipelliculaires, il m’a semblé que les rires enflaient derrière moi, et puis soudain j’ai entendu cette voix de fille, qui venait de leur groupe, une voix chargée d’indignation et de mépris :
— Mais vous êtes vraiment trop cons. C’est ça, l’élite de la nation, des petits merdeux qui n’ont jamais fait autre chose que leur lit, qui se foutent de la gueule d’une fille qui passe son samedi à bosser. Mais vous vous êtes vus ?
J’ai continué à tendre mes coupons, en haut de l’escalator, tel un automate dont rien ne pouvait perturber le geste, je respirais avec peine, tout mon corps était tendu vers eux, je guettais leur départ, sans les regarder, je voulais qu’ils s’en aillent, tous, qu’ils disparaissent. J’ai entendu les voix s’éloigner, j’ai attendu encore un peu avant de me retourner. Je les ai vus de dos, ils se poussaient du coude, je n’ai pas réussi à identifier la fille qui avait mis fin à mon supplice.
Oui, ce soir-là, tandis que je sortais du café et marchais seule dans la rue, revivant cette scène à laquelle je n’avais pas pensé depuis des années, c’est la voix de L. que j’ai entendue.
Dans cette superposition, et son évidence, j’ai eu la certitude que L. était cette jeune fille qui avait éloigné le groupe et que je n’avais pu voir.