Un matin très tôt, alors que je rentrais chez moi après avoir dormi chez François, j’ai rencontré L. au coin de ma rue. Non pas devant ma porte, mais à quelques centaines de mètres de chez moi. Il n’y avait aucune raison qu’elle se trouve là. Ma rue est étroite et n’accueille aucun commerce, le jour pointait à peine et les cafés alentour étaient encore fermés. Je marchais tête baissée, assez vite à cause du froid. Pourtant, mon regard a été attiré par une silhouette longue et blanche, sur le trottoir d’en face, sans doute à cause de cette immobilité dans laquelle elle avait l’air figée. L. était enveloppée dans un long manteau, le col relevé. Elle ne bougeait pas, elle paraissait ne venir de nulle part, ni même attendre quelqu’un. Au bout de quelques secondes, il m’a semblé qu’elle observait par intermittence l’entrée de mon immeuble. Lorsqu’elle m’a vue, son visage s’est illuminé. Il n’y avait aucune gêne ni aucune surprise dans son regard, comme s’il était tout à fait normal qu’elle se trouve là, en plein hiver, à 7 heures du matin. Elle avait eu envie de me voir et elle avait trouvé porte close. Voilà ce qu’elle m’a dit. Elle n’a pas cherché à inventer quoi que ce soit, et cette simplicité m’avait émue, car dans cet aveu L. avait eu une expression enfantine que je ne lui connaissais pas.
Elle m’a emboîté le pas, elle est entrée derrière moi dans l’appartement. J’avais baissé le chauffage avant de partir, les températures étaient descendues dans la nuit. Je lui ai proposé un châle qu’elle a refusé. Elle a enlevé son manteau, elle ne portait pas de pull mais une sorte de blouse en satin dont le tissu, très fluide, épousait la forme de son ventre, de ses épaules, de ses bras. C’était plutôt le genre de vêtement que l’on porte pour une soirée ou un dîner un peu habillé. Je me suis demandé d’où elle venait et si elle avait dormi. J’ai mis la cafetière italienne sur le feu, nous nous sommes assises sur le canapé. J’étais frigorifiée. À côté de moi, L. semblait réchauffée par une combustion interne qui la protégeait du froid. Son corps avait quelque chose d’étrangement lascif. Détendu.
Nous sommes restées quelques minutes dans le silence et puis elle s’est approchée de moi. Sa voix m’a paru légèrement cassée, comme après une nuit à chanter ou à fumer des cigarettes.
— Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de ne pas pouvoir rentrer chez toi ?
— Oui, bien sûr. Mais pas depuis longtemps.
— Cette nuit, j’ai fait l’amour avec un homme dans une chambre d’hôtel. Vers 5 ou 6 heures du matin, je me suis rhabillée, j’ai pris un taxi qui m’a déposée au pied de mon immeuble. Une fois en bas, je n’ai pas pu monter, je n’avais pas envie de dormir, ni même de m’allonger. Comme si quelque chose en moi refusait de capituler. Tu connais cette sensation ? Alors j’ai marché au hasard. Jusqu’ici.
La cafetière s’est mise à siffler, je me suis levée pour arrêter le feu. Avec n’importe laquelle de mes amies, j’aurais servi le café et serais revenue aussitôt sur le canapé, je n’aurais pas attendu une seconde de plus pour entamer en riant un interrogatoire serré : qui était cet homme, depuis quand le voyait-elle, où, allait-elle le revoir ?
Mais j’ai posé la tasse et le sucre devant elle et je suis restée debout.
J’étais incapable de lui poser la moindre question.
Je regardais L., je percevais cette fièvre qui palpitait sous sa peau, oui, de là où j’étais, je percevais cela très nettement, l’accélération du sang dans ses veines
Je suis demeurée ainsi, loin d’elle, le dos appuyé sur mon lave-vaisselle. Pour la première fois j’ai pensé que L. abritait quelque chose qui m’échappait, que je ne comprenais pas. Pour la première fois, je crois que j’ai eu peur sans savoir pourquoi, sans que cette peur puisse être représentée par une forme ou une image.
L. a bu son café, elle s’est levée. Elle m’a remerciée.
Il faisait jour et elle se sentait prête maintenant pour rentrer, elle était épuisée.